Points de vue

Révolutions arabes, peut-on encore y croire ? (1/2)

Rédigé par Bader Lejmi et Nadia Tarhouni | Jeudi 23 Janvier 2014 à 14:45

Les révolutions arabes tanguent au point où l’on vient à se demander si elles ont vraiment un jour eu lieu. D’un côté, une vague contre-révolutionnaire semble les submerger. En Egypte, le putsch militaire de la junte et la chape de plomb qui s'en est suivie; en Syrie le renforcement militaire et géopolitique apporté au régime de Bachar al-Assad par ses alliés et l’étrange silence états-unien; en Tunisie, l’impunité de l’ancien régime toujours en fonction sans même parler du Yémen ou du Bahreïn… De l’autre, un vent de scepticisme se lève, mêlant pêle-mêle une analyse anti-impérialiste, islamiste ou humaniste décriant les nouveaux pouvoirs comme collabos de l’impérialisme, ayant renoncé à l’application intégrale de la charia ou encore insuffisamment respectueux des droits de l’Homme. Il nous apparaît crucial de réinjecter une dose d’espoir en revenant sur les apports indéniables des révolutions arabes au travers de l’analyse de l’intellectuel palestinien Mounir Chafik.

Mounir Chafik est un intellectuel palestinien né en 1936 à Al Qods (Jérusalem). Issu d’une famille chrétienne, il fut d’abord révolutionnaire de gauche, puis nationaliste arabe. Il se convertit à l’islam, et devient partisan de la cause islamique. Auteur de très nombreux ouvrages, dont deux traduits en français, il est coordinateur du Congrès National Islamique et considéré comme un des principaux théoriciens du Jihad Islamique en Palestine. La libération de la Palestine et l’unité du monde arabe et musulman sont ainsi le fil conducteur de sa pensée.

Ce texte est une adaptation libre d’un discours donné par Mounir Chafik à des participants au Congrès de Tunis des Jeunes Arabes pour la Libération à la Dignité organisé par le Palestinian Youth Movement (PYM) le 28 décembre 2012.* Il est constitué de notes prises par Nadia Tarhouni, vice-présidente de l’association Uni'T,** prolongées par des commentaires et exemples libres de Bader Lejmi, trésorier d’Uni'T, basés sur des implications logiques du texte initial. Plus qu’une retranscription, ce délicat exercice est une reconstruction d’un texte sur la base de notes mais aussi d’échanges prolongés et de lectures du même auteur recontextualisé grâce à des événements réels récents mimant ainsi la méthode initiée par Mounir Chafik lui-même. Ainsi nous avons tenté de prolonger sa pensée sans la trahir. La première partie propose une analyse de l’origine et des apports des révolutions Arabes. Analyse que la seconde partie mettra à l’épreuve de la cause palestinienne.



L'intellectuel palestinien Mounir Chafik, ici à Tunis pour la conférence organisée par le Palestinian Youth Movement (PYM) en décembre 2012.
Nous avons pu entendre et lire beaucoup de choses sur les révolutions arabes, sur leur nature, sur leurs conséquences. Mais au fond, nous avons du mal à saisir pourquoi ces révolutions ont eu lieu dans les pays arabes dans ce temps historique précis. Ces révolutions sont arrivées à un moment où rares étaient ceux qui les attendaient aujourd’hui dans le monde arabe. Ce n’est qu’en 2011 que les révolutions sont survenues alors qu’aucun mouvement politique organisé révolutionnaire de masse ne l’avait préparé.

Pourtant en 2011, les mouvements de masse, toutes tendances politiques confondues, étaient considérablement affaiblies. D’autant que les mouvements arabes révolutionnaires ont connu leur apogées durant les années 1950 et 1960, les mouvements islamiques durant les années 1980 et 1990, chacune prophétisant la révolution incessamment sous peu en son temps. Les gauches du tiers-monde imaginaient le grand soir socialiste tout proche durant les luttes pour les indépendances nationales. Les islamistes eux ont cru pouvoir triomphé suite à la Révolution islamique d’Iran de 1979.

Comment se fait-il que ces révolutions aient eu lieu aujourd’hui dans le monde arabe ?

Pour répondre à cette question, il est nécessaire de replacer les révolutions arabes dans le contexte international de ces dix dernières années. D’abord les agressions, impérialistes ou sionistes, contre le monde arabe : Jénine en Palestine, le Sud Liban, la guerre en Irak, le bombardement de Gaza en 2008… Dès lors apparaît l’échec de la politique étrangère des USA au Moyen Orient et plus largement dans les pays arabes. Parallèlement à cet échec des USA, nous avons vu le renforcement des mouvements de résistance dans les pays arabes.

Ce renforcement des résistances ont, en retour, transformé les rapports de force dans ces pays avec, en toile de fond, l’émergence des puissances via les pays des BRICS (Brésil-Russie-Inde-Chine-Afrique du Sud) et principalement la Russie et la Chine. Enfin sur le plan économique, la crise financière de 2008 et ses répercussions les années suivantes ont considérablement affaiblit les USA au point où leur endettement a dépassé 110 % de leur PIB. Un record pour les USA de l’après Seconde Guerre mondiale.

C’est dans ce contexte qu’il nous faut inscrire les révolutions tunisienne et égyptienne sans lequel elles n’auraient peut-être pas eu lieu aujourd'hui. Si j’insiste autant sur la temporalité de l’événement révolutionnaire, c’est parce qu’il s’inscrit forcément dans un temps matériel donné, à l’opposé d’une logique messianiste. Une logique messianiste partagée par les révolutionnaires de gauche qui prédisaient la révolution socialiste imminente, les panarabes promettant l’unité arabe, ou les islamistes se pensant aux portes du pouvoir dans les années 1980. Les révolutions doivent être comprises en rapport avec les conditions de notre époque qui ont permis ces révolutions.

Certes, ces révolutions ont déjà déçu des attentes très élevées. Mais il est nécessaire de distinguer les attentes populaires très élevés dans un délai très court du temps nécessaire dans un processus révolutionnaire. Si l’on prend les exemples des révolutions française, russe, iranienne, l’on voit qu’il a fallu entre une dizaine d’années et un siècle pour qu’elles concrétisent leurs objectifs. Il ne faut donc pas désespérer ou tomber dans une vision complotiste de l’Histoire reléguant le peuple au rôle de pantin et non plus d’acteur.

Quel sens donner aux révolutions ?

En réalité, le sens profond de cette révolution est à l’opposé de la vision donnée par le complotisme. Il est celui du déplacement de la capacité d’agir des forces extérieures vers les forces intérieures. Le recul de l’impérialisme des USA a cédé la place au renforcement de la résistance et des pays émergents des BRICS. Nous ne sommes plus dans l’hégémonie de l’Empire. Les forces organiques, issues des peuples du Sud, ont désormais leur mot à dire. Même si les USA et l’entité sioniste essayent de les manipuler, leur emprise réelle est minime. Les révolutions arabes ont mis les peuples hors du contrôle direct des forces américano-sionistes. Elles ont provoqué, dans ces pays, un basculement de l’acteur principal. Nous ne pouvons plus raisonner en terme de Centre et de Périphérie pour qualifier le rapport entre pays occidentaux et pays du tiers-monde.

Prenons par exemple la dernière invasion de l’entité sioniste à Gaza qui a duré huit jours, l'opération « Pilier de défense » en novembre 2012. Ce fut la campagne militaire de plus courte durée jamais connu depuis la colonisation de la Palestine. Des ministres tunisiens se sont rendus sur place à Gaza. Et la secrétaire d’Etat des Affaires étrangères, Hilary Clinton, a dû intervenir en personne. C’est du jamais vu par rapport aux agressions sionistes précédentes. Peu importe si les interventions des ministres tunisiens ou les protestations de Mohamed Morsi, président renversé de l’Egypte, ont vraiment changé la donne.

Que ces protestations soient formelles ou qu’elles aient eu un réel effet sur le terrain est déjà un bond en avant par rapport à la situation précédente. Mieux que ça, les soutiens tunisien et égyptien a influencé le retrait de l’entité sioniste. Preuve en est, l’agression n’a duré « que » huit jours. Certes ce furent huit jours de trop, mais depuis le coup d’Etat contre le président Morsi, le changement de politique de l’Egypte envers Gaza en faveur d’Israël est très net.

Malgré les critiques que l’on peut faire à la politique timorée à l’égard d’Israël des gouvernants issus des révolutions arabes, rappelons-nous qu’il est nécessaire, pour préserver des vies humaines innocentes, de préférer la voie politique sur la lutte armée.

Pour quels défis ?

L’un des défis majeurs est de contre-carrer la propagande complotiste pessimiste qui en fait une machination américano-sioniste. La dangerosité d’une telle thèse s’est démontrée en Egypte notamment, où l’armée s’est présentée comme un héros anti-impérialiste. En effet, une propagande de longue haleine a dépeint les Frères musulmans comme des pantins de l’impérialisme US et de l’entité sioniste. Certains théoriciens de gauche tel Samir Amin s’y sont laissés fourvoyés.

Ce faisant, ils ont préparé un climat qui a permis de délégitimer non seulement le président élu mais aussi la seule assemblée élue par le peuple, facilitant ainsi le coup d’Etat militaire. Là où les tentatives de manipulations impérialistes des révolutions arabes sont resté au stade de tentatives, c’est là où une partie des peuples a marché dans la propagande complotiste que la contre-révolution a été possible comme en Egypte.