Points de vue

Pour le droit du culte musulman en France à l'indifférence

Par Mohammed Moussaoui*

Rédigé par Mohammed Moussaoui | Mercredi 10 Février 2010 à 17:40



La mise en place de la mission d'information parlementaire sur le port du voile intégral et l'emballement médiatique qui l'a accompagnée, ainsi que la votation suisse sur l'interdiction des minarets et les réactions qu'elle a suscitées en France, et enfin le débat sur l'identité nationale, ont soulevé des interrogations chez les musulmans de France et créé un climat d'incompréhension et d'inquiétude.

Malgré une littérature abondante sur l'islam, l'histoire des musulmans de France reste sous-considérée, à tel point que, dans l'imaginaire collectif, la présence musulmane sur le sol national est assimilée à une présence étrangère qui vient perturber le paysage français.

L'histoire du Moyen Age, telle qu'elle est enseignée, réduit souvent la présence musulmane en France aux conflits entre sarrasins et chrétiens. Le riche patrimoine musulman, notamment dans le sud de la France, se trouve de fait occulté. Ni la mosquée de Narbonne (VIIIe siècle), ni les traces du château de Fraxinet dans le massif des Maures (Xe siècle), ni les stèles funéraires de Montpellier (XIIe siècle), n'ont été considérées à leur juste valeur.

D'autre part, la contribution de la civilisation arabo-musulmane, à travers ses scientifiques, ses philosophes ou ses maîtres spirituels, à l'essor de l'Europe en général et de la France en particulier a été parfois injustement diminuée et caricaturée.

Les sacrifices des musulmans lors des première et seconde guerres mondiales ainsi que leur participation à la construction du pays lors des "trente glorieuses" n'ont pas reçu la considération à laquelle ils avaient droit. Et pourtant, comme l'a dit Edouard Herriot, la guerre de 1914-1918 a scellé, sur les champs de bataille, la fraternité franco-musulmane, et si plus de 100 000 musulmans sont "morts au service d'une patrie désormais commune, cette patrie doit tenir à honneur de marquer au plus tôt et par des actes sa reconnaissance et son souvenir". Ces paroles historiques ont été prononcées à l'occasion du lancement du projet de la Grande Mosquée de Paris, en juin 1920.

Le traitement réservé à la profanation des tombes des soldats musulmans dans le cimetière militaire Notre-Dame-de-Lorette, dans la nuit du 8 au 9 décembre 2008 (la troisième en l'espace de dix-huit mois), n'a certainement pas contribué à améliorer le regard de la France sur l'histoire de ses musulmans. En effet, l'indignation exprimée à l'occasion de cette profanation est restée en deçà de ce qu'aurait dû faire la République en réponse à cette odieuse insulte à sa mémoire. Le Conseil français du culte musulman (CFCM) entend contribuer aux efforts de sensibilisation sur cette mémoire afin d'enraciner et de fortifier le sentiment d'appartenance à la nation et à son histoire chez les futures générations.

A ce titre, la visite du président de la République, Nicolas Sarkozy, de ce cimetière, le 26 janvier, constitue un événement hautement symbolique. Son soutien à la demande de mise en place d'une mission d'information parlementaire sur l'islamophobie, suggérée par le CFCM, mérite d'être hautement salué.

L'islam a pu pendant longtemps être pratiqué paisiblement en France par des milliers de croyants sans que cela constitue un quelconque problème. Sa visibilité symbolisée par la Grande Mosquée de Paris au début du XXe siècle n'a suscité aucun commentaire sinon celui du représentant du gouvernement, Maurice Colrat, qui a déclaré lors de la détermination de la qibla (direction de La Mecque), en mars 1922 : "Quand s'érigera, au-dessus des toits de la ville, le minaret que vous allez construire, il ne montera vers le beau ciel de l'Ile-de-France qu'une prière de plus, dont les tours catholiques de Notre-Dame ne seront point jalouses."

Il est à noter que le vote unanime par les députés de la subvention de 500 000 francs, comme la décision unanime par le conseil municipal de Paris de faire donation perpétuelle et gratuite des terrains nécessaires à la construction de la mosquée, n'ont soulevé aucun problème de compatibilité avec l'article 2 de la loi de 1905, qui dispose que la République ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte. L'historien Michel Renard disait que ce financement "(...) fut donc voté en toute conscience, malgré la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l'Etat. On parla surtout de la reconnaissance de la France pour l'indéfectible loyauté de ses fils musulmans".

Malgré le manque significatif de lieux de culte musulmans, aucun des responsables associatifs, aujourd'hui, ne songerait à transposer ce fait historique sur la réalité d'aujourd'hui. Les débats passionnels que susciterait une telle démarche seraient sans doute une source de crispation supplémentaire.

Paradoxalement, au moment où les pouvoirs publics et les représentants du culte musulman essaient, ensemble dans le respect de l'esprit de la loi de 1905, d'apporter des réponses aux problèmes concrets liés au culte musulman, tels que la construction des lieux de culte, l'adaptation de l'offre de lieux de sépulture, l'abattage rituel, l'organisation du pèlerinage, la formation des cadres religieux et la mise en place des aumôneries ; et où le CFCM fait la promotion des valeurs de l'islam de modération et du juste milieu et oeuvre, par l'intermédiaire de ses imams et de ses cadres religieux, à faire reculer toute pratique qui n'incarne pas ces valeurs, nous assistons de plus en plus à une instrumentalisation politique de la religion musulmane, présentée par certains comme une menace pour la cohésion nationale et le vivre-ensemble. Le débat sur le voile intégral et l'identité nationale en sont les parfaites illustrations.

Il est intéressant de noter, par exemple, que le CFCM a clairement affiché son opposition au port du voile intégral sur le territoire national. Il a fait savoir par ailleurs son opposition à la promulgation d'une loi qui viserait son interdiction dans l'espace public. Cette position, partagée par l'immense majorité de ceux qui se sont exprimés sur le sujet, a été motivée, en particulier, par la fragilité juridique d'une telle mesure, les difficultés liées à son application et son caractère stigmatisant pour l'islam et les musulmans de France.

Cette expression du CFCM, amplement justifiée, n'a malheureusement pas été suffisamment entendue. Nous ne sous-estimons pas l'incompréhension, voire le rejet, que peuvent susciter certaines pratiques, au demeurant, marginales. Mais nous pensons qu'il est plus judicieux de se pencher sur le mal-être de ces enfants de la République qui tendent à se replier sur eux-mêmes, parce qu'ils peuvent se sentir non reconnus, non considérés et discriminés. L'interrogation continue sur la compatibilité de leur "culture" et de leurs "convictions religieuses" avec la vie en société peut nourrir et renforcer ce sentiment.

Alors, face à cela, même ceux qui ne revendiquaient pas leur différence culturelle ou cultuelle se trouvent acculés à affirmer l'identité qu'on ne cesse de leur renvoyer. Le résultat est que, parallèlement à la montée d'une certaine expression religieuse radicale, des formes de racisme et de l'islamophobie se sont développées et banalisées.

En somme, plutôt que de dénoncer les racines sociales et politiques de certains phénomènes réels, le débat s'est de plus en plus focalisé sur leurs origines prétendument culturelles et religieuses. L'islam a été sorti de la sphère spirituelle pour devenir un sujet politique. De nombreux amalgames ont finalement provoqué des peurs, souvent irrationnelles, de tout ce qui est musulman.

Ainsi, le débat sur l'identité nationale, lancé début novembre 2009, a glissé vers un débat sur l'islam. Dans le sillage du vote suisse sur la construction des minarets, des sondages réalisés en France révèlent que 41 % des Français seraient opposés à la construction de simples mosquées, 46 % seraient opposés à la construction des minarets et 40 % jugeraient la pratique de la religion musulmane incompatible avec la vie en société. Ces chiffres sont les plus mauvais depuis une vingtaine d'années, même s'il y a lieu de les nuancer en analysant dans les détails et en tenant compte du contexte dans lequel ils ont été réalisés.

Y a-t-il un repli communautaire des musulmans ? A regarder ce qui peut fonder ou donner existence à une "communauté", peut-on objectivement parler de "communauté musulmane" ? Alors que celle-ci ne dispose d'aucun média audio ou télévisuel confessionnel, de très peu d'établissements scolaires confessionnels, de très peu d'instituts de formation de cadres religieux dignes de ce nom, de très peu de systèmes de contrôle d'aliments halal, etc. ?

Deuxième confession de France depuis près de deux siècles, la religion musulmane n'a jamais composé une entité monolithique. Ce manque d'organisation va d'ailleurs totalement à l'encontre du fantasme de domination. Et, comme le font remarquer bon nombre d'observateurs, "Si les communautés ne sont pas structurées, c'est justement parce qu'elles n'existent pas. Le plus terrible, c'est qu'on est en train de reprocher aux plus intégrés de ne pas l'être !" (Ahmed Boubeker)

Finalement, accuser les musulmans de dérive communautaire parce que, au nom d'une lecture radicale de l'islam, une extrême minorité d'individus manifeste une pratique qui heurte ne peut être justifié si une démarche de connaissance, loin des catégorisations basées sur des préjugés, est adoptée.

En réalité, l'immense majorité des musulmans de France aspire à vivre sa spiritualité dans le strict respect des valeurs de la République et espère le faire dans l'indifférence et la banalisation, comme tous les autres citoyens, de quelque confession ou conviction que ce soit. Ils souhaitent que leur pratique religieuse soit perçue comme un élément de leur liberté individuelle, plutôt qu'une source permanente de débats publics dont certains peuvent contribuer, malheureusement, à nourrir une forme de stigmatisation.

Le CFCM ne souhaite que suivre cette voie, celle d'une pratique cultuelle et culturelle qui enrichit la France - notre pays, auquel nous sommes tant attachés -, en restant conforme aux idéaux de la République : la liberté, l'égalité, la fraternité, mais également la laïcité. Une laïcité qui n'est pas la négation des convictions religieuses, une laïcité qui garantit la liberté de croire comme celle de ne pas croire, une laïcité qui permet à tous les citoyens de pratiquer le culte de leur choix dans le respect de l'ordre public. Telle est la perspective du CFCM : affirmer le droit du culte musulman en France à l'indifférence.


* Mohammed Moussaoui est président du Conseil français du culte musulman.

Ce texte a été adopté par le bureau exécutif du CFCM.
Première parution sur Le Monde.fr


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