Points de vue

Poésie et soufisme : des affinités anciennes qui résonnent jusqu’à aujourd’hui

Rédigé par | Vendredi 7 Septembre 2018 à 00:48



Le recueil de poèmes « Le Cantique des oiseaux », publié en 1177 par le poète persan Farid al-Din Attar (1142- m. entre 1190-1229), est certainement le texte le plus célèbre de la pensée soufie. (photo : Hippocrate porté au ciel par Sîmorgh © Topkapi Palace Museum Library)
Pourquoi les auteurs spirituels de l’islam s’expriment-ils si souvent en vers ? La réponse est évidente : poésie et mystique partagent un même rapport à l’indicible, une même fulgurance de l’inspiration, un même recours aux symboles et à la transmutation du sens. L'une et l'autre ouvrent la possibilité d'une perception globale et immédiate des réalités spirituelles, au-delà du mental humain. Dans son expression arabe, la poésie soufie joue de surcroît sur la polysémie de la langue, sur la profusion de sens qui éclot d’un seul terme. Elle est en cela la fille du Coran, pour qui sait lire le Livre.


La poésie a toujours été une modalité privilégiée de transmission initiatique pour les maitres du soufisme. La plupart d’entre eux ont respecté les règles de la métrique de la poésie arabe classique, mais ce n’est pas le cas de tous. Le cheikh Ahmad al-‘Alawî (m. 1934), par exemple, justifiait ainsi sa non-observance de la métrique : les soufis suivent le flux de l'inspiration, et tant que la réalité spirituelle qu'ils décrivent est authentique la formulation importe peu. Rûmî, pour sa part, déclarait ne pas apprécier la poésie, mais avoir été investi du don poétique pour toucher l’âme humaine…

Il est admis par les spécialistes de la littérature arabe que la poésie soufie, surtout à partir du XIIIe siècle, a réinvesti et vivifié les thèmes de la poésie arabe classique (l’amour, le vin…) et les genres poétiques qui leur servaient de réceptacles (ghazal, khamriyya, muwashshah). Ces thèmes et leurs moules formels étaient en place dès la période préislamique, mais leurs codes avaient fini par dessécher l’impulsion créatrice.

On crédite même les soufis d’avoir imposé le genre des raqâ’iq, poèmes composés en l’honneur du Prophète. La méthode des auteurs soufis a consisté, pour l'essentiel, à transmuter sur le plan spirituel le sens de la poésie galante, voire érotique, et de la poésie bachique (l’« éloge du vin »), mais en utilisant la même terminologie. Cette opération quasi alchimique a troublé plus d’un « docteur de la Loi »…


Diverses études montrent également combien la poésie soufie et sa terminologie ont influencé les poètes arabes anciens, tel al-Mutannabî (m. 965), et plus encore les modernes et contemporains, notamment les tenants du courant « symboliste » (ramzî) apparu dès la deuxième moitié du XIXe siècle.

S’il est avéré que ce courant a puisé en partie son inspiration chez Baudelaire, Rimbaud ou encore Edgar Poe, puis dans le surréalisme de la première moitié du XXe siècle, ses références premières, souvent ravivées par la mémoire de façon inconsciente, restent la poésie soufie. Celle-ci est alors sollicitée à la fois pour l'expérience et le style poétiques qui lui sont propres, mais peut-on séparer la flamme spirituelle de ses effets et reflets esthétiques ? Maints poètes arabes contemporains ont témoigné de leur fascination pour la poésie soufie. Là où Muhammad al-Faytûrî (1930-) revendique son appartenance au soufisme, là où le Syrien Nizâr Qabbânî (m. 1998) exploite certaines approches poétiques de cette mystique, Adonis (1930-), autre Syrien, va plus loin en revendiquant explicitement l’expérience poétique d’Ibn ‘Arabî.

Quel rapport peut établir le public musulman contemporain avec la poésie soufie ? Remarquons d’abord que des artistes actuels s’inspirent des poèmes soufis du patrimoine, telles les chanteuses Hayet Ayad et Nassima Chabane, qui vivent en France. Par ailleurs, un musulman – ou un « soufi » occidental – peut, à mon sens, écouter des musiques traditionnelles (soufies et autres) mais aussi une cantate de Bach – car elle rend une véritable louange à Dieu (tasbîh), voire des musiques modernes comme le blues, ce « chant spirituel » (samâ‘) des Noirs américains. Et le rap bouscule souvent notre perception conventionnelle des liens entre spiritualité et poésie. Tout est dans l'intention (niyya), comme le soulignait Ghazâlî à propos du samâ‘. Rûmî s'enivrait de ney (flûte de roseau) et le savant syrien Nâbulusî (m. 1731) goutait le luth. Qu’écouteraient-ils de nos jours ?


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Président de la Fondation Conscience soufie, Éric Geoffroy est islamologue, spécialiste du soufisme, professeur à l‘université de Strasbourg. Il travaille également sur les enjeux de la spiritualité dans le monde contemporain. Auteur d’une douzaine d’ouvrages, il a notamment publié L’islam sera spirituel ou ne sera plus (Le Seuil, 2016) ; Un éblouissement sans fin – La poésie dans le soufisme (Le Seuil, 2014) ; Le Soufisme (Eyrolles, 2013).

Le numéro 2 de la revue Conscience soufie est consacré aux liens qui unissent poésie et soufisme. À l'occasion de sa sortie, une table ronde « Soufisme et poésie » suivi d'une lecture de poèmes soufis et d'un accompagnement musical à la kora est organisée le 14 septembre 2018, à Paris. En savoir plus ici.


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