Points de vue

Les « noces » de Rûmî, à Paris

Rédigé par | Samedi 22 Décembre 2012 à 00:00

Le 2 décembre 2012, à Paris, à l’invitation de l’association Les Amis d’Éva de Vitray-Meyerovitch, trois spécialistes ont présenté trois éclairages sur le poète mystique de langue persane Rûmî et l’influence de son œuvre aujourd’hui. Voici une synthèse de cet après-midi chaleureux, où un public nombreux et motivé est venu écouter Fra Alberto Ambrosio, Éric Geoffroy et Leili Anvar.



Dominicain, spécialiste du soufisme ottoman, Fra Ambrosio rappelle tout d’abord que les 325 confréries soufies furent interdites par Attatürk en 1925, en Turquie. En 1926, le couvent de Konya est transformé en musée, mais les confréries seront persécutées jusqu’en 1940, et particulièrement l’ordre des Naqshbandis.

En 1950, la République turque fait de Rûmî (mort le 17 décembre 1273) l’un des deux héros turcs, avec Yunus Emre (poète turc soufi, mort en 1321). Les soufis font alors peu à peu surface par le biais d’associations et de fondations.

Selon Fra Ambrosio, l’héritage de Rûmî est à considérer à plusieurs niveaux. Le niveau zéro est celui de l’exploitation commerciale de Rûmî et des derviches tourneurs. Le niveau suivant comprend celui des associations qui s’adressent au grand public. Enfin, le troisième niveau, celui de la tradition mevlevie, destinée aux disciples qui s’engagent dans cette voie. Les maîtres spirituels de la voie sont les descendants, par un lien plus ou moins solide, de Mevalana, via les Tchelebi.

Bien différenciés, ces niveaux peuvent être poreux cependant. Le soufisme culturel reste prédominant : actuellement l’héritage de Rûmî passe par des œuvres littéraires ou artistiques qui ont leur importance.

L’Unicité de l’Être

Islamologue, enseignant aux universités de Strasbourg, de Barcelone et de Louvain, Éric Geoffroy a eu la chance de connaître Éva de Vitray-Meyerovitch dans les années 1980.

Selon lui, dans son introduction au Mathnavi, l’œuvre majeure de Rûmî, Éva de Vitray, sa traductrice du persan au français avec Mortazavi, met en avant la wahdat al wujud : « L’unicité de l’être est la charpente de l’exposé de Rûmî par Éva », souligne Éric Geoffroy. Les créatures et le Créateur ne font qu’Un, comme le dit Rûmî : « Notre Mathnavi est la boutique de l’Un. »

Cette notion de l’Unicité a permis à Éric Geoffroy de comparer la pensée de Rûmî avec celle d’Ibn Arabî (1165-1241), que le poète aurait rencontré à Damas, par l’intermédiaire d’al-Qonawi, beau-fils d’Ibn Arabî et ami de Rûmî.

Pour le cheikh al-Akbar (« le plus grand maître », en arabe, surnom donné à Ibn Arabî), le seul être existant est Dieu et la Création n’a pas d’être propre, si ce n’est l’Être divin qui lui est prêté. Donc tout est relié : nous ne sommes pas autonomes et la Création, comme les théophanies, est en perpétuel renouvellement (tajdid al-haqq).

Chez Rûmî, l’accent est mis sur l’illusion de la permanence du monde, comme dans le bouddhisme. Continuité et multiplicité ne sont qu’apparentes et l’unité est intégrée par le dépassement de la dualité, par le moyen de l’amour humain, métaphore de la soif métaphysique.

L’amour est une ruse divine (hila), qui exprime la nostalgie de l’exil ; et la mort est conçue comme une délivrance, ou des noces, qu’elle soit mort physique ou fana, extinction, dépassement du moi.

Opposé au ‘ilm al-kalam, Rûmî se rapproche de Hallaj. Il donne la primauté à la supra-raison et met en doute le sens rationnel.

Lyrisme mystique

Après un intermède musical proposé par Béatrice Lalanne, de Terra Maïre, qui a interprété a capella et en langue d’Oc un chant de troubadour du XIIe siècle, Leïli Anvar, maître de conférence à l’INALCO et chroniqueuse dans l’émission « Racines du ciel » sur France Culture, avec Frédéric Lenoir, a fait porter sa réflexion sur les raisons de lire Rûmî aujourd’hui.

Elle a d’abord rappelé que l’objectivité officiellement exigée par l’université, pour qui l’objet d’étude doit être séparé du chercheur, est un non-sens quand il s’agit de Rûmî, par exemple. « Si la littérature ne nous change pas, ce n’est pas la peine de l’étudier », dit Leïli Anvar.

C’est après la rencontre avec Chams de Tabriz que Rûmî devient un poète lyrique. Pour lui, la poésie tient lieu de révélation, il y a une puissance alchimique de la parole.

Leïli Anvar cite deux contes du Mathnavi. D’abord, le conte du marchand et de son perroquet, cet oiseau étant porteur d’un symbolisme profond − comme le rossignol représente le poète − de l’âme et aussi du maître spirituel.

Ensuite, l’histoire du chasseur de serpent, qui la terrifiait dans son enfance (Leïli Anvar est franco-iranienne, ndlr), parle, dit-elle, du moi impérieux, qu’il convient de combattre – c’est le grand jihad – dans l’islam. Et le soufisme met l’accent sur ce combat. Il faut être un Moïse (un homme de loi) pour tuer ce serpent ou plutôt ce dragon.

Leïli Anvar tient à différencier le moi, qui se constitue en tant qu’identité, et l’égo, qui se fait des illusions sur sa propre importance. Il convient d’être témoin (shahid) de ce que l’on dit.
La logique recherchée dans le soufisme est de dépasser les antagonismes : c’est oui et non à la fois…

Le Mathnavi en persan, c’est l’essence de l’essence du Coran.


* Propos rapportés et synthétisés par Clara Murner, membre de l’association Les Amis d’Éva de Vitray.



Clara Murner est doctorante en langue et littérature arabes à l'Université de Strasbourg, au sein… En savoir plus sur cet auteur