Lionnes et gazelles

Jérusalem, ville trois fois aimée

Par Laurent Klein*

Rédigé par Laurent Klein | Vendredi 16 Avril 2010 à 12:50



Je comprends que la complainte de Fairouz représente pour le monde arabe Jérusalem-al-Quds, telle qu’il l’aime. Son refrain me renvoie à une chanson israélienne très célèbre, composée à la veille de la guerre des Six Jours par Naomi Shemer, une femme dont les textes et les mélodies ont accompagné les cinquante premières années de l’État d’Israël : Yèrouchalayim chel Zahav, Jérusalem d’or. Son refrain disait, à propos de la Vieille Ville, alors inaccessible aux Israéliens : Kikar ha-chouq reiqa, la place du marché est vide. Bien sûr, c’était faux, les souks de la vieille ville de Jérusalem n’étaient pas vides. Mais il y manquait la présence juive depuis 1948 et la destruction du quartier juif par l’armée jordanienne. Le souk n’était pas vide et, comme le disait Fairouz, la ville était celle des minarets et des clochers… faute de synagogue !

C’est là un aspect fondamental sur lequel, Mehrézia, tu mets le doigt à juste titre. Autant je suis heureux du dynamisme que connaît Jérusalem dans son développement juif, autant je suis attristé par la manière dont les dirigeants israéliens, qui réclament le gouvernement, donc la responsabilité sur l’ensemble de la ville, musèlent la partie arabe de la cité.

Cette politique peut expliquer les rumeurs récentes alors que venait d’être inaugurée, après restauration, la synagogue de la Hourva, construite au cœur du vieux quartier juif une première fois au tout début du XVIIIe siècle, détruite en 1721, laissée en ruines (d’où le nom de Hourva), puis reconstruite en 1864, dynamitée par la Légion arabe en 1948. Car cet événement fut évidemment l’occasion d’une démonstration de force de la part de ceux qui veulent affirmer la suprématie juive dans la vieille ville de Jérusalem.

Rares ont été les périodes historiques où les trois communautés ont pu y jouir de droits égaux – ces moments ont-ils d’ailleurs réellement existé dans la mesure où la gouvernance de la ville dépendait d’un pouvoir attaché à telle ou telle religion ? Jamais ce ne fut une gouvernance partagée.

Oui, il me semble clair que l’idée qu’enfin Jérusalem soit réunifiée est un leurre. Certes, il n’y a plus de séparation physique entre la ville occidentale et la ville orientale, comme ce fut le cas entre 1948 et 1967. La séparation est maintenant sur les flancs Est de la ville, la séparant de la CisJordanie. Mais la séparation est dans les esprits. Israéliens et Palestiniens vivent-ils réellement dans la même ville ? Fréquentent-ils les quartiers les uns des autres sans appréhension ? Ont-ils le sentiment d’un projet commun ? Certainement pas.

La construction de quartiers juifs à l’Est pourrait être un signe de paix si des quartiers arabes étaient construits à l’Ouest. On pourrait même imaginer des quartiers mixtes ! Nous en sommes loin. La renaissance de la souveraineté juive en terre d’Israël-Palestine fut accompagnée d’un mouvement pionnier et conquérant. Ce fut le cas pour tous les pays. On ne peut pas glorifier la conquête arabe et mépriser les différentes vagues d’immigration qui ont bâti Israël. Mais il faut maintenant définir les limites de cet élan pionnier.

La question de Jérusalem est profonde car elle touche au cœur de la foi et des identités religieuses. La crainte d’être dépossédé de la ville touche les trois communautés, juive, chrétienne et musulmane. Nous ne pouvons donc pas nous dispenser d’une interrogation : pourquoi Jérusalem ?

Jérusalem, car selon la tradition s’y trouve le crâne (goulgoleth en hébreu) d’Adam, à l’origine du nom Golgotha.

Jérusalem, car c’est le mont Moryah, lieu de la ligature d’Isaac, dont le rocher est situé sous le dôme doré qui symbolise la ville et trône au milieu de l’Esplanade des Mosquées-Mont du Temple.

Jérusalem, car le Temple, deux fois construit, deux fois détruit, est lié au nom de David, de Salomon et de Jésus.

Jérusalem, car, depuis le mur d’enceinte du Temple, la jument al-Bouraq a pris son élan afin d’emmener Muhammad jusqu’aux septièmes cieux, à la rencontre des prophètes et des patriarches qui l’ont précédé dans l’histoire commune des monothéismes.

Jérusalem, car son nom est aussi en arabe Bayt al-Maqdis, si proche de l’hébreu Beth ha-Miqdach, la Maison de Sainteté, le Temple.

Jérusalem, cité de David, est demeuré à travers les siècles la capitale réelle ou symbolique du peuple juif réuni sur la terre d’Israël ou dispersé en diaspora. Toute ville qui rassemblait une grande communauté juive et d’importants centres d’étude était comparée à Jérusalem : Vilnius en Lituanie et bien d’autres villes de la diaspora furent qualifiées de Jérusalem, alors qu’une présence juive se maintenait vaille que vaille dans la Jérusalem de Palestine.

Cet héritage juif a été décliné sous d’autres formes par les chrétiens et les musulmans. Mais seraient-ils attachés à cette ville si l’histoire de leur foi ne les reliait pas à la Jérusalem de David ?

Les Juifs peuvent être fiers de leur héritage. Jérusalem est un lieu de foi et de pèlerinage pour les chrétiens qui souhaitent marcher dans les pas de Jésus, à la recherche de leurs sources spirituelles. Al-Quds (la Sainte, nom arabe de Jérusalem) est un lieu de foi et de prière pour les musulmans car, bien qu’éloignée de La Mecque, la mosquée al-Aqsa (la Lointaine) est liée à jamais à la vie du Prophète. Les populations locales chrétiennes et musulmanes, dont les ancêtres cananéens, philistins, juifs devenus premiers chrétiens, byzantins, arabes, croisés, maintenant unis sous le nom de Palestiniens, firent d’al-Quds leur capitale. Pourquoi le nier ?

Indissociable de l’identité religieuse et culturelle juive, capitale évidente pour les Israéliens, Jérusalem doit-elle pour autant devenir une ville monolithique ? Est-ce là sa vocation, alors que son centre spirituel, le Temple, est appelé à devenir depuis Isaïe « une maison de prière pour toutes les nations » ?

Cette ville, devenue une petite bourgade de province dans l’immense Empire ottoman, connut un développement extraordinaire avec l’arrivée de Juifs de la diaspora dès la fin du XIXe siècle. Soit. Mais ses quartiers arabes se sont également développés hors les murs de la Vieille Ville. Respectons son identité multiple, donnons toute sa place à sa diversité, et surtout fuyons l’iniquité comme le demandent déjà dans la Bible les prophètes témoins de la déchéance de la cité de David.

Le partage est une notion fondamentale dans nos cultures religieuses. Ce fut rarement le cas dans la réalité. L’aveuglement des politiques, les objectifs insensés de groupuscules qui allient exaltation religieuse et nationalisme exacerbé et la résignation des opinions publiques, tout cela, aujourd’hui, crée un cocktail dangereux.
C’est sans doute cette crainte de violence qui fait que tout juif peut faire penser à un Baroukh Goldstein potentiel. Cet extrémiste juif d’Hébron (al-Khalil en arabe), auteur de la fusillade dans la mosquée du caveau des Patriarches, demeure un cas isolé.

Le paradoxe pour moi est le suivant : Hébron avait connu jusqu’au pogrom de 1929 une certaine coexistence entre communautés, mais l’accès au caveau des Patriarches était interdit aux Juifs au-delà des sept premières marches qui y mènent. À la suite de l’occupation d’Hébron par l’armée israélienne, en juin 1967, la mosquée du caveau a été partagée en deux : une mosquée et une synagogue.

Ce serait là un beau symbole – Ismaël et Isaac n’ont-ils pas enterré ensemble leur père Abraham ? – si la ville n’était le lieu d’affrontements répétitifs et violents, notamment dus à la présence de colons issus de mouvances religieuses juives ultra nationalistes qui allient volontiers Dieu et la mitraillette Uzi. Le geste de Baroukh Goldstein a été condamné par la justice et la société israélienne. Mais demeure pour les musulmans la peur de se voir agressés et dépossédés des lieux de culte bâtis sur un patrimoine commun.

Jérusalem demeure un rêve, la posséder est un défi. Ce n’est qu’en acceptant un partage juste et équitable, une reconnaissance pleine et entière de la souveraineté des juifs, des chrétiens et des musulmans, des Israéliens et des Palestiniens sur la totalité de Jérusalem, ville offerte et ouverte aux croyants et à toute l’humanité, que nous pouvons espérer y voir un jour jaillir la paix.

Jérusalem, à la fois « sainte » (al-Quds en arabe) et « ville de la paix » (Yèrouchalayim en hébreu), mais une paix (Chalom) sous une forme qui n’est ni singulière ni plurielle, mais duelle (-ayim), qui nous invite au dialogue avec autrui, dont Lévinas dit qu’il est avant tout « visage ».


* Ce texte est la réponse apportée à l'article Jérusalem - Al-Quds : ville trois fois sainte et plusieurs fois triste , de Mehrézia Labidi-Maïza, paru le 9 avril 2010.
Laurent Klein est administrateur de Religions pour la paix − France, co-auteur de plusieurs ouvrages sur l’interreligieux.