Société

Disparition de Bétoule Fekkar-Lambiotte : une vie au service du syncrétisme social et du respect de la diversité de l’islam de France

Rédigé par | Lundi 5 Décembre 2022 à 13:25

Personnalité connue au début des années 2000 pour être la première femme musulmane à participer à l’organisation du culte musulman en France, et autrice d’un témoignage introspectif intitulé « La Double Présence », Bétoule Fekkar-Lambiotte s’est éteinte, dimanche 4 décembre, à l’hôpital parisien Broca à l’âge de 93 ans des suites d’un accident vasculaire cérébral survenue deux semaines plus tôt. Retour sur une vie pleine d’engagements.



Bétoule Fekkar-Lambiotte s’est éteinte, dimanche 4 décembre, à l’hôpital parisien Broca à l’âge de 93 ans. © DR pour Saphirnews
A peine sortie de l’ascenseur, elle vous recevait les bras ouverts en vous embrassant tout en narguant la Covid-19 avec amusement mais sans jamais louper les rappels de vaccin. Elle continuait de recevoir les après-midis à son domicile de l’île Saint-Louis, au 4e arrondissement de Paris, dans son salon habillé d’œuvres asiatiques et africaines d’artistes plasticiens. Trompant la solitude du grand âge, elle échangeait autour de sa table basse sur laquelle était posés la dernière livraison du quotidien du soir et son téléphone qui affichait sur WhatsApp diverses coupures de presse. Analogique et numérique se côtoyaient ainsi. Elle a toujours été comme cela, Bétoule. Toujours un pied dans un univers différent de celui de l’autre. Ou encore le réceptacle de deux eaux différentes que seul l’amour telle que définissait sa croyance musulmane pouvait faire rencontrer. C’est entourée de sa famille qu’elle a été rappelée à Dieu dimanche 5 décembre, à 5h du matin, à l’âge de 93 ans.

Bétoule Fekkar-Lambiotte est née le 26 mai 1929 à Casablanca d’un père cadre des Postes et d’une mère catholique germanophone, elle-même née en 1899 dans une Alsace alors rattachée à l’Empire allemand. D’un commun accord, les enfants seront élevées dans la tradition musulmane. Elle est issue d’une double filiation soufie par la branche paternelle, notamment celle d’un grand-père marocain originaire d’Essaouira disciple de la confrérie Qadiriya, et d’une grand-mère algérienne disciple de la confrérie Habria. Elle gardera de cette éducation soufie acquise dans le giron familial « la sacralité de la vie, le respect d’autrui ainsi que la maîtrise de soi ».

Sa petite enfance était rythmée par les nombreux voyages entre Casablanca, la capitale économique du Maroc sous protectorat français, et Saïda, la ville de l’ouest algérien sous colonisation française. Mais c’est bien cette ville des hauts plateaux du sud oranais dite la ville des eaux qui a su cristalliser tous ses souvenirs de l’enfance. « J’y grandissais sous la protection de grands-parents passionnément aimés dans un univers plein d’une chaleur et d’un humour dont je garde encore la nostalgie. Lorsque ma mère me retrouvait à Saïda, pieds nus, échevelée, le nez plein de morve, ayant dansé et joué avec mes petites amies du quartier, en un mot, heureuse, elle était effondrée », nous confiait-elle.

Alors qu’elle gambadait entre les cultures indigènes et européennes au moment où la France était au zénith de son empire colonial, la petite Bétoule ne se doutait pas qu’elle allait traverser et même participer aux gigantesques transformations du monde. Bien sûr, son métissage ne manquait pas de la confronter à certaines aspérités qui la laissaient interdite : « Quand nous étions traitées, ma sœur et moi, de "sales Arabes" à cause de notre père musulman par les copines européennes, et de "filles de la roumiya" par les petites filles arabes. » Mais à l’âge de 15 ans, les nouvelles du massacre de Sétif le 8 mai 1945 la bouleverseront. Son frère de trois ans son ainé la conscientisera aux inégalités criantes de l’Algérie française. Trop tôt, son frère adoré décèdera à l’âge de 18 ans des suites d’une occlusion intestinale. Ce qui ne l’empêchera pas de devenir la première bachelière de l’ouest algérien et de prendre pour un temps très court sa carte au Parti communiste. Elle se maria au début des années 1950 avec un descendant d’une grande famille algérienne locale avec qui elle eut deux enfants. Ses « deux prix Nobel » comme elle les désignaient avec beaucoup d’humour et d’affection.

Une vie au service d’innombrables engagements

Pour garder une indépendance économique et sociale, sous les conseils avisés de sa mère, elle devint enseignante à Saida puis à Oran. De par sa double culture, les premiers instants de la guerre d’Algérie ont entraîné chez elle une période de grande confusion tant elle disait être protégée par une forme de syncrétisme social. Mais « face à un système social plein de morgue et d’arrogance qui méprisait ma mère pour avoir épousé un Arabe et aux souffrances et malheurs innombrables de ceux avec qui je partageais la foi, des damnés de la terre chers à Frantz Fanon », la jeune femme décida de s’engager au sein du FLN dans la Wilaya V en décembre 1955 à l’insu de son époux et de sa famille. Elle était devenue une moussabila, une femme chargée des tâches de ravitaillement, d’hébergement et de liaison. Très vite, elle se fera cueillir à son domicile par une armée munie de pouvoirs spéciaux dont la violence et la brutalité de l’interrogatoire aura été modérée grâce à son statut d’intellectuelle maitrisant « un français châtié ».

C’est à son retour dans sa famille découvrant ses engagements politiques perçus comme une trahison par sa mère et un déshonneur par le père que Bétoule dit « être née à elle-même » en tenant tête à sa famille, à son mari, en évoquant les situations humiliantes des indigènes et les révoltes refoulées de l’enfance qui éclataient avec une démesure émotionnelle propre à la tragédie de l’époque. Elle essuya 16 mois de mise à pied sans salaire. Elle mit à profit cette période difficile pour se faire admettre à la promotion de 1961 de formation des inspecteurs de l’Éducation nationale de l’École normale supérieure de Saint-Cloud où elle fut la seule femme admise avec la bienveillance de M. Canac, sous-directeur de l’ENS.

De Beauvoir, Sartre, Hessel… des amis qui comptent

© Superbass / CC-BY-SA-3.0
Aux yeux de Bétoule, les habitants de la métropole et surtout de Paris incarnaient l’humanisme républicain qui ne pouvait être confondu avec le système colonial vécu en Algérie. C’est par le biais de la militante et dramaturge Colette Audry qu’elle avait accueilli à Oran qu’elle fit la connaissance du célèbre couple de philosophes, Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. « Le Castor » et Sartre n’hésitaient pas à lui rendre visite dans sa chambre de bonne.

Mais sa très grande rencontre fut celle de Stéphane Hessel qui eut lieu au mois de mai 1961. Il était alors directeur des Relations internationales au ministère français de l’Education. Son élégance naturelle et surtout son exposé de la philosophie des principes du respect des partenaires dans toutes les formes de coopération et de solidarité nationale l’ont marqué. A tel point que le verset coranique « Et nous avons fait de vous des nations et des tribus pour que vous vous entreconnaissiez » (S. 49, V. 13) faisait écho dans son esprit aux paroles émises par le diplomate. Ils nouèrent une très grande amitié jusqu’à la disparition de ce dernier en 2013.

Lire aussi son interview pour Salamnews : Stéphane Hessel: « Résister, s’indigner, s’engager, c’est possible ! »

De retour le 6 juillet 1962 en Algérie, elle devint la première directrice de l’Ecole Normale Supérieure d’Oran chargée de la formation des futurs enseignants. Elle dit avoir trouvé l’établissement dans un état pitoyable où tout brulait, y compris les archives. Mais le plus étrange pour elle, c’est apprendre à vivre lorsque, à un jeune âge qui était le sien, on s’aperçoit que tous ses amis d’enfance ont disparu de cette terre.

Le premier salaire n’arriva qu’en février 1963 mais le personnel restait entièrement dévoué à leur mission. Avec beaucoup d’émotion encore palpable quelques semaines avant son rappel à Dieu, elle nous affirma avoir « pris la décision de mettre en commun les salaires et de les redistribuer selon le nombre d’enfants par foyer. Une femme de ménage veuve qui avait cinq enfants eut droit à cinq parts tandis que moi avec mes deux enfants à deux parts ». Outre ces aspects matériels, Bétoule n’a cessé de se battre politiquement pour un bilinguisme de qualité (à savoir monter le niveau de l’arabe) qui faisait face un camp qui souhaitait l’arabisation totale. Elle disait être entièrement sur la ligne de Kateb Yacine : « Le Français est notre butin de guerre. »

Une vie à réinventer en métropole

Le jeune gouvernement d’Ahmed Ben Bella la sollicita pour l’envoyer à Paris en tant qu’attachée culturelle de l’ambassade d’Algérie. Une décision qui ne fut pas simple pour elle surtout que, depuis la révélation de ses engagements politiques en 1956, son mariage battait de l’aile. Elle fut autorisée à amener avec elle ses deux enfants. S’ensuivie une répudiation qui l’amena à se battre dans la jeune Algérie indépendante à coup de versets coraniques pour obtenir la garde de ses enfants. En 1965, elle se maria avec un ancien porteur de valise, Maurice Lambiotte, chercheur en nutrition au CNRS. Ce fut un mariage heureux avec la complicité d’une belle-mère chaleureuse. De ses amis européens acquis à la cause de l’indépendance de l’Algérie, elle garda contact avec l’éditeur suédois Nils Anderson.

A côté des mondanités et du travail diplomatique, Bétoule tint à entretenir le lien avec les ouvriers algériens et les problèmes éducatifs auxquels ils étaient confrontés. Le cas de ces enfants de travailleurs étrangers la décida d’orienter sa carrière dans l’inspection de l’Éducation nationale.

Elle dit souvent en rigolant qu’elle a eu une vie pleine de cocasseries : « En mai 1968, j’étais naturellement du côté des étudiants. Je suis convoquée un matin par le préfet qui me passe un de ces savons mais carabiné. A midi, je passe à mon bureau et je trouve une seconde convocation pour 14h30 à la préfecture où je reçois les palmes académiques. »

Une double culture au service de l’intérêt général

Elle se porta explicitement volontaire pour le territoire de Seine-Saint-Denis d’autant qu’elle devait effectuer son stage pratique afin de valider son diplôme de l’ENS. « J’ai été très vite confronté aux problèmes de bilinguisme et de double culture des enfants de bidonville dont l’institution scolaire n’était pas préparée », se remémora-t-elle. Elle s’engagea alors dans une thèse de 3e cycle portant sur une cohorte de 10 000 enfants de la région parisienne et sur un échantillon de 60 familles en étude approfondie. Elle se souvient de l’aide apporté par André Karman, maire d’Aubervilliers. Elle mit en place les chantiers du langage. Ces années de recherche l’ont convaincu que le renforcement de la double culture et du bilinguisme était un facteur positif d’intégration scolaire et, plus généralement, d’intégration dans la société.

Des années plus tard, entre 1984 et 1989, elle travaillera au sein d’une commission sur le projet d’école publique intitulée « École Concorde ». Un établissement scolaire pilote installé dans un territoire défavorisé avec un corps éducatif ad hoc pour préparer les élèves à un baccalauréat européen et, à terme, former des hauts fonctionnaires pour l’Europe. Ce projet voulait investir sur une intelligence méconnue. Mais le gouvernement ne donna pas de suite.

Cette approche nouvelle visant à user de l’interculturalité que Bétoule met en exercice a été remarqué dans les années 1970 par la nouvelle agence de la francophonie qui la recruta pour des missions de coopération culturelle et techniques. A ce titre, elle se rendra régulièrement au Vietnam, à Madagascar, dans les pays de l’Afrique subsaharienne, particulièrement au Tchad et au Sénégal.

Une participation active pour la reconnaissance de la diversité intramusulmane

© DR pour Saphirnews
Dans ces nouveaux habits de fonctionnaire internationale, elle se sentit à nouveau très utile et garda en mémoire cette mission à Hanoi visant à renforcer les capacités de l’Institut d’épidémiologie notamment par le biais des fonds des Nations Unies. Elle rencontra un grand nombre de chefs d’État. Parmi eux, il y eut Léopold Sédar Senghor qui sollicita son expertise en tant que conseillère présidentielle. Elle prit en charge la création d’une communauté organique qui avait pour ambition de former des futurs cadres interétatiques spécialisés dans le développement endogène. Mais les épreuves de la maladie, notamment l’opération d’une tumeur au cerveau en 1980, lui feront faire les choix de se délester sur les plans professionnels et de se concentrer sur les points qui assuraient la stabilité de son existence : l’islam et le refus de toutes injustices. Le suivi de son fils Hamdane, médecin pneumologue, a été déterminant tant sur la prévention et sa résilience sur la maladie qui ne manquera pas de réapparaître en 1996. Elle s’investira dans les activités de la confrérie soufie Alawiya avec le jeune cheikh Khaled Bentounès.

Au milieu des années 1980, elle participa à plusieurs réunions informelles en lien avec les questions d’organisation du culte musulman impulsées par Georgina Dufoix, alors secrétaire d’État sous le gouvernement Mauroy III. Mais il n’y aura pas de suite concrète. Parallèlement, elle déplora la montée de « l’intégrisme musulman » en Algérie qui porte offense à l’islam tel qu’elle l’avait appris et le vivait. Elle facilitera par son entregent le départ vers la France de journalistes, intellectuels et artistes algériens condamnés à mort par le GIA. En 1999, elle perd son amie soufie Eva de Vitray-Meyerovitch dont elle s’occupera de la toilette funéraire. En 2008, elle sera d’ailleurs l’invitée officielle du président turc pour l’inhumation à Konya de son amie disparue face au mausolée de Jalâl ud Dîn Rûmî.

Elle créa l’association et la publication Terres d’Europe en 1999. Au cours de cette même année, elle fut sollicitée par le ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement dans le dispositif de consultation nommé « Istichara » visant à faire émerger une organisation interlocutrice de l’État sur les questions portant sur le culte musulman. Elle écrit avoir vécu un grand moment d’émotion en lisant la lettre d’invitation. L’enjeu qui la stimulait, c’est cet effort de réflexion nommé ijtihad dans le fait d’ « être musulman dans une République laïque (qui) change les données par lesquelles doivent être résolus les dilemmes existentiels à la lumière du Coran ».

Outre les fédérations et les grandes mosquées de l’époque invitées, elle souhaitait donner de la place aussi aux courants minoritaires comme les chiites, les ismaéliens, les mozabites. Tous ne sont pas du même avis. Il y aura un refus sec. Elle reconnut la difficulté d’être la seule femme et aussi de ne pas être assignée à une organisation. Avec son autodérision habituelle, elle admettait faire partie du quota attribué aux femmes car « bon Dieu, nous sommes tout de même au XXIe siècle ». Entre temps, elle organisa avec Doudou Diène un colloque à l’Unesco intitulé « Les routes de la foi, pour un islam de paix ».

Une démission avec fracas du CFCM

Mais le 5 février 2003, alors que se préparaient les premières élections du CFCM, Bétoule fait parvenir au ministère de l’Intérieur sa lettre de démission en tant que personnalité qualifiée. Elle ne pouvait pas cautionner la trop grande place laissée à « l’islam consulaire » et surtout aux Frères musulmans et leur idéologie « communautariste » alors qu’elle s’estimait faire partie de « la majorité des musulmans qui, dans le silence, cherchent une harmonie entre leur pratique spirituelle et les valeurs de la République ».

Elle releva cet incident significatif quand un responsable de l’UOIF posa son tapis sur le sol du ministère de l’Intérieur et tenta d’effectuer sa prière. Stupeur et opposition des fonctionnaires expliquant que c’est un lieu de la République française qui est laïque. S’enchaîna une menace d’organiser une prière collective devant le ministère. Elle se questionna : « Négation de l’institution qui nous accueillait ? Provocation ? Défi ? Inculture ? Refus de l’autre ? Sans doute un peu de chacune de ces différentes hypothèses. »

Le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, tenta en personne de retenir Bétoule puis par des intermédiaires. « Je ne peux pas accepter pour la France ce que j'ai combattu de toutes mes forces en Algérie », lâchera-t-elle. Elle était loin de se douter que cette décision allait causer tant de remous à l’extérieur en même temps qu’un séisme à l’intérieur d’elle. Il lui faudra retourner à Saïda, ses terres d’enfance, enfiler sa robe arabe, marcher pieds nus, rouler les graines de semoule pour le couscous et se rendre aux bains maures pour comprendre les ressorts de son échec dans son expérience avec le CFCM. Des années plus tard, elle reconnaîtra que c’est son principal revers dans sa longue vie. Avec la bienveillance de Laure Adler, elle publiera en 2007 aux éditions du Seuil son récit introspectif intitulé La Double Présence. Histoire d’un engagement et préfacé par Stéphane Hessel dont on ne saurait trop recommander la lecture tant cet ouvrage à lui seul offre les clefs d’une réconciliation saine et authentique entre la France et ses musulmans mais aussi entre la France et l’Algérie.

Une double identité assumée qui fait France

Comment ne pas reconnaître cette forme humaine du juste milieu propre à l’éthique musulmane quand elle écrit : « Je ne veux plus être dans un passé antérieur. Je veux avoir l’honneur et le bonheur d’être une Française qui a gardé son islam et ce, au présent. De la même façon qu’il me faut deux jambes pour courir, il m’est nécessaire que soit reconnus d’abord les deux aspects de mon identité : être à cent pour cent musulmane algérienne et, en même temps, à cent pour cent citoyenne française et européenne œuvrant pour l’ouverture et l’altérité. »

Elle nous confia au mois de septembre dernier : « Musulmane que je suis, je me sens presqu’aussi chrétienne que mes amis chrétiens, je suis admirative de Sainte Thérèse d’Avila par exemple qui s’adressant à Dieu dit : "Je t’aime et que T’importe !" C’est ce don gratuit qui est important pour moi. Bien sûr le soufisme me comble spirituellement. » Il lui arrivait quelquefois d’effectuer des retraites spirituelles dans des monastères en Belgique. Pour rien au monde, elle ne manquait le déjeuner annuel avec Sœur Bénédictine d’origine vietnamienne qui, une fois l’an, avait la permission de déjeuner avec une musulmane.

Ce souhait profond qu’elle a écrit et répété dans de nombreuses conversations, nous le faisons tout aussi nôtre : « Je voudrais une France forte, plurielle, plus sûre d’elle-même. »


Directeur de la publication En savoir plus sur cet auteur