Points de vue

Des mystiques juifs sur le sentier soufi

Par Nimet Seker*

Rédigé par Nimet Seker | Samedi 8 Mai 2010 à 01:09



Intérieur de la synogogue Ben Ezra, au Caire (Egypte).
Traditionnellement, les juifs ne détruisent pas les textes sur lesquels est inscrit le nom de Dieu, même s'ils sont devenus inutiles. Ces textes sont conservés au sein de la synagogue, dans une pièce particulière, appelée geniza (cachette en hébreu). Il y a plus de 100 ans, la geniza de la synagogue Ben Ezra au Caire a été ouverte et des documents extraordinaires sont réapparus au grand jour.

La chambre de brique contenait des œuvres en arabe et en hébreu, rédigées à l'époque médiévale par des mystiques musulmans et des juifs pieux, clairement inspirés par le soufisme.

Beaucoup de ces textes remontaient au temps où vivait le rabbin Abraham Maïmonide (1186-1237), fils du philosophe juif Moïse Maïmonide. Le rabbin Abraham he-Chassid était le chef politique et religieux de la communauté juive de l'époque, et était un fervent partisan d'une forme soufie de piété juive, que les textes hébraïques appellent chassidut. Le titre de « he-Chassid » qualifie quelqu'un de pieux qui suit un chemin spirituel, semblable à celui des musulmans soufis.

Abraham affichait ouvertement dans ses ouvrages son admiration pour les soufis. Il qualifiait de pieuses les figures bibliques possédant des caractéristiques soufies, et voyait dans les soufis les véritables héritiers des traditions d'Israël. Il considérait que les principaux rituels soufis étaient inspirés de la vie des prophètes juifs et pensait que les souffrances de l'exil avaient fait oublier aux juifs cette tradition spirituelle qu'il leur fallait désormais redécouvrir.

Cette vision n'était pas que simple théorie pour Abraham. Il introduisit de nombreuses modifications pratiques dans le service des synagogues, tel que le lavage des mains et des pieds avant la prière, qui n'était pas une tradition du judaïsme ; l'organisation de la congrégation par rangs, comme dans la pratique musulmane ; le fait de prier en direction de Jérusalem, comme les musulmans face à la Mecque ; et nombre d'autres gestes rituels, comme se tenir debout, s'agenouiller, s'incliner et étendre les mains pendant la prière.

Certaines pratiques étaient typiquement soufies : comme l'hitbodedut, une méditation solitaire dans l'obscurité, et le rituel du dhkir (un terme arabe pour « souvenir de Dieu »). Abraham avait retrouvé par l'islam des pratiques dont il voyait la source au sein même de la bible juive.

La famille d'Abraham Maïmonide perpétua ces traditions d'influence soufie pendant encore 200 ans. Et cette piété judéo-soufie n'était pas qu'un phénomène simplement local, limité à l'Egypte : on trouve des traces de cette mystique juive d'inspiration soufie parmi les juifs d'Andalousie, de Damas, du Yémen, de Palestine et de Perse.

Les enseignements ésotériques des kabbalistes juifs dans l'Espagne du XIIIe siècle, à l'époque du rabbin Abraham Abulafia, montrent de grandes similarités avec les rituels des mystiques musulmans. Ils incluent, par exemple, des chants complexes, des techniques de contrôle du souffle et des mouvements de la tête - toutes des pratiques qui n'existaient pas dans la kabbale avant le Moyen Age. Abulafia introduisit dans le judaïsme les formes extatiques des rituels soufis du dhikr, dans lesquels le nom de Dieu est répété inlassablement jusqu'à atteindre un état de transe.

Les célèbres kabbalistes de l'école de Safed, en Galilée, semblent également avoir été influencés par le soufisme. Au XVIe siècle, alors qu'Isaac Luria - considéré comme le père de la kabbale moderne - était actif, Safed était aussi un centre florissant de la mystique musulmane. La ville se vantait d'héberger un centre soufi que le voyageur turc Evliya Chelebi mentionne dans ses récits.

Les parallèles sont frappants : les kabbalistes organisaient des concerts spirituels au cours desquels ils chantaient des vers mystiques, comme les derviches. Des congrégations spirituelles étaient aussi établies autour d'un saint, et là, également, on pratiquait la méditation solitaire et la répétition du nom de Dieu.

Pendant son exil dans la ville ottomane d'Andrinople (l'actuelle Edirne, en Turquie), Sabbataï Tsevi, le mystique juif, autoproclamé Messie, qui s'était plus tard converti à l'islam, participa aux rituels dhikr avec les derviches Bektashi. Ces derniers faisaient partie d'un ordre soufi qui vénérait en particulier Ali, le cousin du Prophète Muhammad. Les disciples de Sabbataï Tsevi adoptèrent certains rituels et chants spirituels dans leurs propres cérémonies.

Ceux qui ne mettent en avant que les « racines judéo-chrétiennes » de la civilisation occidentale ferment les yeux sur ses racines judéo-musulmanes et sur les traditions philosophiques et spirituelles communes aux deux religions. Si souvent, ce qui nous divise est aussi ce qui nous réunit.


* Nimet Seker est une auteure indépendante. Première parution de cet article le 23 avril 2010, www.qantara.de