Société

Contre les violences sexuelles faites aux enfants, la Ciivise toute entière mobilisée rend son rapport

Rédigé par Lina Farelli | Vendredi 17 Novembre 2023 à 17:45

C’est contre le fléau de l’inceste et des violences sexuelles faites aux enfants que la Ciivise a engagé ses travaux en 2021. L’instance indépendante, qui vient de remettre à la secrétaire d'État chargée de l'Enfance Charlotte Caubel son rapport comprenant 82 recommandations de politique publique, est pourtant aujourd’hui menacée de disparition.*



Près de trois ans après son installation, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) a rendu public, vendredi 17 novembre, ce qui pourrait être son dernier rapport. Il restitue trois années d’engagement, livre une analyse du fléau qui la préoccupe et présente des préconisations de politique publique aux autorités.

Les chiffres donnent le tournis : 3,9 millions de femmes (14,5 %) et 1,5 million d’hommes (6,4 %) ont été confrontés à des violences sexuelles avant l’âge de 18 ans, soit 5,4 millions de personnes au total. Selon la Ciivise qui a pu récolter 30 000 témoignages depuis septembre 2021, 160 000 enfants sont victimes chaque année de violences sexuelles ; « autrement dit, un enfant est victime d’un viol ou d’une agression sexuelle toutes les trois minutes ». « Leur parole, leur récit, sans se voir ôter leur singularité et leur intimité ont permis de décrire la dimension universelle des violences sexuelles faites aux enfants », déclare la commission en témoignage de reconnaissance envers les témoins.

Les victimes avaient 8 ans et demi en moyenne au début de violences. Pour 22 % des victimes, soit près d’un quart des situations, les premiers viols ou agressions sexuelles ont commencé alors qu’elles avaient moins de 5 ans. Dans 86 % des cas, les victimes ont subi plusieurs viols ou agressions sexuelles. Par ailleurs, les violences ont duré plus d’un an pour plus d’une victime sur deux (51 %), plus de cinq ans pour une victime sur quatre et plus de 10 ans pour une victime sur 10.

Des violences commises principalement dans le cercle familial

Quant aux agresseurs, 97 % sont des hommes. « La représentation la plus commune de la figure du pédocriminel est celle d’un individu inconnu, agissant seul dans l’espace public ou la figure monstrueuse de l’individu appartenant à un réseau qui enlève les enfants. Cette représentation a le mérite d’exprimer la grande dangerosité des agresseurs. Mais elle ne correspond pas à la réalité car, le plus souvent, les pédocriminels sont des hommes que nous côtoyons dans notre vie quotidienne : ils sont membres de notre famille, nos collègues. Ils peuvent être très bien insérés socialement ou vivre dans la précarité. Ils ont en commun de jouir d’une domination d’âge, d’autorité, de statut et de sexe sur les enfants qu’ils violent », lit-on dans le rapport.

Le fameux inconnu ne constitue « que » 8 % des violences sexuelles. Dans 81 % des cas, l’agresseur est un membre de la famille, le plus souvent des pères (27 %), des frères (19 %), des oncles (13 %), des amis des parents (8 %) ou des voisins de la famille (5 %). Plus l’agresseur est proche de la victime, plus la révélation des violences sexuelles est tardive, note aussi la Ciivise.

« Le plus souvent, l’enfant est cru mais n’est pas protégé »

Seule une victime sur 10 révèle les violences au moment des faits (13 %). Et quand le secret est enfin levé, près d’un enfant sur deux (45 %) n’est pas mis en sécurité et ne bénéficie pas de soins ; « autrement dit, personne ne fait cesser les violences et n’oriente l’enfant vers un professionnel de santé ». Parmi eux, 70 % ont pourtant été crus lorsqu’ils ont révélé les violences. Mais « dans près de 50 % des témoignages, le confident ne sécurise pas l’enfant : il lui demande de ne pas en parler (27 %) et même rejette la faute sur lui (22 %) ».

« Consciente ou non, cette réaction ne fait que renforcer la stratégie de l’agresseur. En imposant le silence pour assurer leur impunité, les agresseurs fragilisent l’enfant et le mettent sous emprise. Dans le même temps, ils "contaminent" le groupe social autour de l’enfant (famille, proches, professionnels, institutions). C’est particulièrement le cas dans l’inceste : dans près d’un cas sur deux, les viols et agressions sexuelles sont commis en présence ou au su des autres membres de la famille », souligne la commission.

Des plaintes extrêmement peu nombreuses

Une plainte n’est déposée que dans 38 % des cas et des soins ne sont procurés à l’enfant que dans 25 % de cas. « L’absence de recours aux institutions de protection et de soins peut traduire une banalisation de la gravité des faits mais il est aussi possible de penser que ces institutions ne suscitent pas suffisamment de confiance pour qu’elles apparaissent comme un recours et une garantie de sécurité », estime l’instance.

« Non seulement les victimes de violences sexuelles dans leur enfance sont très peu nombreuses à porter plainte, mais lorsqu’elles le font, cela aboutit très rarement à la condamnation de l’agresseur » puisque seule une plainte sur 6 pour viol ou agression sexuelle sur mineur aboutit à la condamnation de l’agresseur et une sur 10 en cas d’inceste, selon le ministère de la Justice. « Or 160 000 victimes sont victimes de violences sexuelles chaque année et une plainte n’est déposée que dans 19 % des cas et 12 % dans les cas d’inceste. Donc 3 % seulement des viols et agressions sexuelles commis chaque année sur des enfants font l’objet d’une condamnation des agresseurs et seulement 1 % dans les cas d’inceste. »

« Pour sortir du déni, la commission le répète, il faut croire l’enfant qui révèle des violences et le protéger. C’est la seule attitude raisonnable, il faut prendre les enfants au sérieux, et ne pas minimiser la violence et la dangerosité des agresseurs », martèle la Ciivise, qui estime que l’impunité et l’absence de soutien social donné aux victimes coûtent 9,7 milliards d’euros chaque année en dépenses publiques. « Les deux tiers de ce coût faramineux résultent des conséquences à long terme sur la santé des victimes. »

Pour l’imprescriptibilité des abus sexuels commis sur les enfants

« Il est possible de sortir du déni, de remettre la loi à sa place, d’être à la hauteur des enfants victimes et des adultes qu’ils sont devenus », signifie-t-elle en formulant 82 recommandations sur les quatre axes fondamentaux du travail de la Ciivise, à savoir le repérage des enfants victimes, le traitement judiciaire, la réparation incluant le soin et la prévention.

Elle appelle à organiser le repérage par le questionnement systématique des violences sexuelles, pour ne « pas attendre que l’enfant parle » mais « lui permettre de révéler les violences en lui inspirant confiance » en poussant les professionnels à encourager les victimes à « révéler les violences par une pratique professionnelle protectrice ». « C’est une véritable politique publique. Aucun enfant victime ne doit plus rester invisible quels que soient son âge et son développement », insiste la Ciivise, qui recommande aussi de créer « un rendez-vous individuel annuel de dépistage et de prévention centré sur l’évaluation du bien-être de l’enfant ».

Sur le volet judiciaire, la Ciivise réclame l’imprescriptibilité des viols et agressions sexuelles commis contre les enfants, « l’un des moyens les plus justes de remettre la loi à sa place » qui permet « de ne plus opposer aux victimes l'écoulement du temps pour rejeter leur demande de justice ». Plus de 6 victimes sur 10 qui ont apporté leur témoignage à l’instance et qui ont, dans le même temps, témoigné de leur besoin de reconnaissance par une institution ne pourront jamais saisir la justice, déplore-t-on. L’abolition des délais de prescription est aussi la demande la plus formulée par ceux et celles qui ont adressé leurs témoignages (35 %).

La Ciivise souhaite aussi la création créer d’une ordonnance de sûreté de l’enfant (OSE) permettant au juge des affaires familiales de statuer en urgence sur les modalités d’exercice de l’autorité parentale en cas d’inceste vraisemblable et propose d’ajouter le cousin dans la définition des viols et agressions sexuelles qualifiés d’incestueux, ceci « hors de toute considération relative à l’interdit civil à mariage ».

De la nécessité pour la Ciivise de poursuivre ses travaux

Le rapport préconise de garantir des soins spécialisés du psychotraumatisme aux victimes de violences sexuelles dans l’enfance ainsi qu’une « réparation indemnitaire prenant réellement en compte la gravité du préjudice et les préjudices spécifiques » et, sur le plan de la prévention, de renforcer le contrôle des antécédents avec le Fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes (FIJAISV). Enfin, et non des moindres, la Ciivise appelle à son maintien pour ne pas voir faiblir la mobilisation contre les violences sexuelles faites aux enfants.

Instituée en janvier 2021 après la parution du livre choc de Camille Kouchner, La Familia grande, et inspirée par les travaux de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase), la Ciivise espère désormais « qu’il ne s’agit pas de son rapport final mais d’un rapport d’étape, que les autorités qui l’ont souhaitée et instituée en seront satisfaites et estimeront qu’il étaye suffisamment la demande de maintien de la commission ». Elle peut compter sur de nombreuses personnalités et associations qui ont récemment signé une tribune appelant à la prolongation de l’instance. Son sort sera connu dans les prochains jours.

*Mise à jour lundi 20 novembre, qui est également la Journée internationale des droits de l'enfant : La secrétaire d'Etat chargée de l'Enfance a indiqué, dimanche 19 novembre sur France Info, que la Ciivise sera maintenue « avec une feuille de route remaniée », sans donner plus de détails.

« Nous nous en réjouissons. Il y a tant à faire, a fait savoir l’instance sur X après l’annonce. Mais il y a encore des incertitudes. La CIIVISE sera-t-elle maintenue, ainsi que son cœur de mission ? », celui de « recueillir les témoignages des victimes et faire des propositions de politique publique engagées. Ce qu'elle est devenue : une réponse au besoin de reconnaissance des victimes adultes et une meilleure protection des enfants aujourd'hui. C'est inédit ». Avant d’ajouter : « Cet élan ne peut être arrêté. Il faut l'amplifier. Comment ? En maintenant la continuité de son action par la fidélité à sa doctrine et en soutenant les personnes qui s'y sont engagées. »

Lire aussi :
Contre les violences sexuelles, les cultes de France martèlent ensemble « leur commun engagement »
Abus sexuels dans l'Eglise : des révélations accablantes pour un impératif reconnaissance de la responsabilité institutionnelle
Un imam accusé d'agressions sexuelles à Montpellier : une famille en quête de justice