Société

Christian Silianoff : « La confiance avec les gouvernants, abîmée, peut pallier à l’obscurantisme ambiant »

Les mots piégés du débat républicain

Rédigé par Pierre Henry | Jeudi 7 Avril 2022 à 12:15

Après être revenu sur l'origine du mot « obscurantisme » et sa balade dans l'actualité, un spécialiste nous aide à y voir encore plus clair. Christian Silianoff est un ancien haut fonctionnaire, spécialiste du philosophe Jürgen Habermas et membre du comité d'honneur de l’association France Fraternités.




Au départ, l'obscurantisme, c'est une opposition à la philosophie des Lumières. Pouvez-vous nous résumer ce qu'est cette philosophie des Lumières et ce qu'elle représente pour nous actuellement ?

Christian Silianoff : Oui, comme vous le dites dans votre introduction, l'obscurantisme n'est pas un concept scientifique qui s'est imposé dans les sciences sociales comme, que sais-je, le libéralisme ou le structuralisme.

C'est un terme qui est historiquement daté, qui est vraiment lié au Moyen Âge religieux et que l'on a ensuite qualifié d'obscurantiste. Le mouvement des Lumières, lui, s'est en effet construit en rupture précisément avec la religion et l'Église, ce qui a été une véritable révolution, pas seulement en France mais dans plusieurs pays européens. C'est le siècle des Lumières en France, vers 1750, qui renvoie aussi à la philosophie des Lumières. Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot sont bien connus en France, et l'aboutissement politique, si l'on peut dire, du mouvement des Lumières, c'est la Révolution française, avec un texte absolument fondateur qui contient toute la philosophie politique des Lumières, à savoir la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen.

La Révolution va donc conduire à la fin de la monarchie précisément dite de droit divin, donc à la fin de l'absolutisme royal et à la mise en place progressive, difficile et douloureuse, comme nous le savons, un siècle plus tard seulement, de la République. Tout cela va culminer en 1905 avec la loi de séparation entre l'Église et l'État. Mais toutes nos grandes lois de libertés publiques, qu'il s'agisse de la liberté d'association, du droit de la presse ou du droit de grève, toutes ces lois datent de la Troisième République, à partir des années 1890. L'esprit des Lumières, me semble-t-il, nous inspire donc toujours.

Mais alors comment expliquez-vous que la question de l'obscurantisme revienne de manière régulière dans les débats, notamment avec le complotisme, les mouvements anti-vax ? Qu'est-ce qui nourrit l'obscurantisme contemporain et comment le contrer ?

Christian Silianoff : L'obscurantisme revient en effet dans les débats actuels, mais sous une forme beaucoup plus large, c'est-à-dire qu’il n'est plus fondé sur la religion, mais plus précisément sur l'opposition à la raison, à la connaissance scientifique et aux faits. Il y a d’ailleurs des universitaires du CNRS qui ont écrit un ouvrage récent, collectif, en se posant la question « Le 21e siècle sera-t-il irrationnel ? », en citant de nombreuses et différentes manifestations de cette irrationalité qui rejette l'idéologie du progrès et du rationalisme des Lumières.

Alors c'est effectivement le mouvement complotiste, les mouvements anti-vax ou plus généralement tout ce qui est alter ou antiscience. Mais il y a aussi d'autres mouvements comme le retour à l'ésotérisme ou le créationnisme religieux aux États-Unis. Les auteurs montrent qu'en effet, au 18e siècle, la modernité scientifique s'est imposée progressivement, mais qu’il y a eu depuis à nouveau des périodes de retour à l'irrationnel qui sont assez nombreuses.

Alors, les causes sont à la fois très diverses. Je pense qu'on ne pourrait pas ici les expliciter. Elles sont anthropologiques, politiques, sociales, voire technologiques, avec l'apparition d'Internet et des réseaux sociaux comme amplificateurs. Je pense que, pour pallier cela, il faut d'abord qu'il y ait une plus forte confiance entre les gouvernants et les gouvernés. Une confiance un peu abîmée aujourd'hui mais qui peut pallier cet obscurantisme ambiant. Cela veut dire que, bien sûr, les autorités ont une responsabilité première, très importante, de diffuser des informations justes, des explications rationnelles.

Mais c'est vrai que chaque individu aussi peut faire des efforts de compréhension, doit adopter des comportements responsables, peut être solidaire. Nous pouvons être plus solidaires les uns envers les autres. Je ne vois pas d'autre voie en fait que celle de la discussion permanente, qui permet un apprentissage mutuel à travers l'échange, qu'il soit interpersonnel ou plus large. Il faut faire le pari d'une plus grande intelligence collective. Je pense que beaucoup de simplismes, de confusions, sont à l'origine de convictions et de comportements irrationnels, alors que nous sommes environnés, de fait, de plus en plus d'énormément de complexité qui sont exigeantes.

On ne peut effectivement pas réduire la question de l'obscurantisme aux religions. Mais dans le sillage des religions s'est toujours développé l'obscurantisme sous la forme de courants radicaux qui n'ont rien à voir avec la spiritualité. Alors comment faire pour réconcilier et ne plus opposer la notion de progrès à la tradition religieuse ?

Christian Silianoff : Oui, je pense qu'il faut en effet plutôt réconcilier. Bien sûr, combattre, comme vous venez de le dire, les radicalités plus ou moins nouvelles et qui ne découlent pas toutes, bien sûr, des religions, loin de là. Mais il faut aussi, peut-être, que nous ayons à l'esprit que la spiritualité religieuse est très liée à la croyance en Dieu et au salut mais qu'aujourd'hui, cette notion historiquement marquée est devenue beaucoup plus large.

Aujourd'hui, la question de la spiritualité, c'est-à-dire tout simplement la quête de sens, le questionnement sur la vie et la mort, sur le bien et le mal, est une réalité que nous vivons chacun, que chacun vit. C'est une réalité à la fois individuelle et collective. On peut donc tout à fait dire que si toutes les religions ont une spiritualité, toute spiritualité n'est pas religieuse, elle englobe ce qu'on appelle la spiritualité laïque ou athée. Une spiritualité, donc, sans Dieu ni religion.

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Pierre Henry est le président de l’association France Fraternités, à l’initiative de la série « Les mots piégés du débat républicain », disponible également en podcast sur Beur FM.

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