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Bosnie, grande oubliée de la solidarité internationale

Rédigé par Philippe Merlant | Samedi 28 Décembre 2013 à 06:00

Qui se préoccupe encore aujourd’hui de la Bosnie-Herzégovine ? Dix-huit ans après la fin de la guerre en ex-Yougoslavie, le pays reste coupé en deux et atone économiquement. La communauté internationale semble s'en contenter. Et la solidarité internationale n'est guère au rendez-vous. Enquête sur les raisons d'un étonnant oubli.



« La communauté internationale poursuit la même politique que dans les années 1990, celle qui a laissé les Bosniaques désarmés face à l'agression. » (Photo : © Philippe Merlant)
« On laisse notre pays dans un état tel qu'une nouvelle guerre devient chaque jour un peu plus possible ! » Dans la voix de Muhizin Omerovic, que tout le monde en Bosnie appelle Djile, la colère le dispute à l'inquiétude. Dans son pays, il passe pour un médiateur, un conciliateur.

En juillet 1995, à 18 ans, Djile s'est terré deux mois dans les bois pour survivre au massacre de Srebrenica : 8 300 hommes tués en quelques jours par l'armée des Serbes de Bosnie sans que les forces de l’ONU, qui avaient en charge la défense de la « zone de sécurité de Srebrenica », interviennent.

Il s'est réfugié en Suisse après les accords de Dayton qui ont marqué la fin de la guerre et entériné la division du pays en deux : d'un côté, la Fédération croato-bosniaque (capitale Sarajevo) ; de l'autre, la République serbe de Bosnie ou Republika Serbska (capitale Banja Luka), entité créée par Radovan Karadzic et Ratko Mladic (tous deux poursuivis devant le TPIY, Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie) pour génocide.

En 2005, Djile a décidé de revenir avec sa famille apporter sa pierre à l'édification du pays. Il travaille à la Mairie de Srebrenica, la seule municipalité où Serbes et Bosniaques travaillent main dans la main.

Léthargie de la communauté internationale

Aujourd’hui, la coupe est pleine pour cet artisan de la réconciliation. Avec lui, une centaine de parents et une quinzaine d’enfants de Konjevic Polje (village bosniaque désormais situé en République serbe) campent depuis début octobre face aux locaux de l’OHR (le Haut Représentant en Bosnie-Herzégovine, chargé de mettre en œuvre les accords de paix) pour exiger le respect de leur culture dans l’école du village. « Elle compte 157 élèves bosniaques et deux élèves bosno-serbes, mais les enseignants sont tous serbes, l’histoire de la Bosnie-Herzégovine y est remplacée par l’histoire de la Serbie et le ministre de l’Enseignement de la Republika Serbska refuse la parité d’utilisation entre l’écriture latine (utilisée par les Bosniaques) et l’écriture cyrillique (celle des Serbes) », explique Djile.

L’homme a beau être un militant aguerri, il espérait, cette fois, le soutien des institutions internationales. Sarajevo compte en effet plusieurs centaines de fonctionnaires, rattachés à l’OHR ou à l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe). « Mais ils n’ont pas bougé d’un pouce !, tonne-t-il. La communauté internationale poursuit la même politique que dans les années 1990, celle qui a laissé les Bosniaques désarmés face à l’agression… »

Djile en est convaincu : si ces instances ne font rien, c’est qu’elles sont prêtes à donner le feu vert à la République serbe de Bosnie pour faire sécession. « Soit elles interviennent pour faire appliquer la solution trouvée dans la commune voisine de Srebrenica avec un enseignement qui respecte les deux communautés, soit on nous dit clairement que nous, Bosniaques, n’avons aucun droit en Republika Serbska. Qu’on nous le dise, et nous partirons, et le projet d’épuration ethnique sera alors entièrement réalisé ! »

Tout est fait pour que le pays se divise

Mais qui a entendu parler en France de ce campement de parents bosniaques à Sarajevo ? Ou même du premier recensement organisé depuis la guerre, qui a eu lieu du 1er au 15 octobre ? Un enjeu pourtant crucial dans ce pays qui ne compte que 4,5 millions d’habitants, où la guerre a causé plus de 100 000 morts et près de 2 millions de personnes déplacées, dont moins de la moitié seraient revenues là où elles habitaient avant. La Bosnie semble aujourd’hui tombée dans l’oubli, aussi bien de la part de la communauté internationale que des ONG.

Alors que la Croatie est devenue en 2013 le 28e pays membres de l’Union européenne, que la Serbie, le Monténégro et la Macédoine figurent parmi les prétendants sérieux, la Bosnie-Herzégovine n’est pas prête de satisfaire aux critères pour intégrer l’Europe. Taux de chômage officiel de 30 % (mais proche de 50 % dans la réalité), récession de 0,7 % en 2012 : une atonie économique qui doit beaucoup à la division politique.

« Les accords de Dayton ont bloqué l’avancée vers un pays unique », explique Amra Alilovic, vice-présidente de Mir Sada, association lyonnaise qui organise le parrainage d’enfants bosniens. Non seulement ces accords ont avalisé la partition du pays, mais ils mentionnent aussi explicitement les trois peuples (bosniaque, croate et serbe) constitutifs de la nation : « Je ne peux pas me déclarer comme bosnienne [terme générique pour désigner les habitants de toute la Bosnie-Herzégovine], ce que je me considère pourtant être », poursuit Amra. De même, Juifs et Roms ne sont pas reconnus par la Constitution ! « Tout est fait pour que le pays se divise et s’identifie à des religions », affirme la jeune Bosnienne. Ainsi, pour être élu, il faut se réclamer de l’une des trois communautés.

Pays oublié

Depuis cinq ans qu’elle milite à Mir Sada, Amra Alilovic dresse un constat amer : « Nous sommes un pays oublié. » Mais quand on lui en demande les raisons, elle reconnaît : « Je ne peux pas expliquer pourquoi. » Parmi les causes figure sans nul doute l’héritage de l’Histoire récente.

Même si le génocide de Srebenica (reconnu par le TPIY) est aujourd’hui considéré comme le « pire massacre commis en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale », globalement « l’agression des forces serbes n’a pas été reconnue comme telle », souligne Ivar Petterson, fondateur de l’association Solidarité Bosnie. C’est pour reconnaître les faits et par solidarité avec les survivants retournés chez eux que ce militant suisse a initié en 2005 la Marche pour la Paix de Srebrenica.

Ivar évoque une autre cause : l’utilisation du terme « Musulman », qui désignait le peuple bosniaque durant la période de Tito et jusqu’en 1993, « a eu des effets négatifs dans l’opinion publique. En prenant la défense de ce peuple, je me suis trouvé à contre-courant, lâché par des camarades avec qui j’avais milité durant des années pour diverses causes ». En 2004, il a dû lutter durant cinq mois avant d’obtenir un local pour l’Association des survivants de Srebrenica, « tant les préjugés anti-musulmans étaient forts ».

Ivar évoque d’autres facteurs tels que l’insuffisante mobilisation de la diaspora bosniaque dans les pays où elle a trouvé refuge après la guerre. « Elle reste trop repliée sur elle-même. Par exemple, ils organisent des fêtes et même une Marche Srebrenica, où ils n’invitent pas les non-bosniaques ! »

Pillage de la Bosnie

Pour Xavier Ricard, directeur des partenariats internationaux au CCFD-Terre solidaire, l’oubli dans lequel est tombée la Bosnie refléterait d’abord un sentiment d’impuissance face à l’approfondissement de la division ethnique. Et de souligner la responsabilité de la Commission européenne : « Bruxelles se focalise sur les critères économiques et reste pusillanime sur la question des droits humains et politiques. Au prétexte qu’ils parlent le même langage économique que nous, qu’ils poursuivent des objectifs de libéralisation, on en arrive à soutenir des régimes ou partis ultra-nationalistes ! »

Le directeur pointe aussi l’excessive prudence des ONG : « Marquées par le tiers-mondisme, elles privilégient l’Afrique et semblent parfois gênées par ce Sud proche, qui nous interroge sur nos propres positions hégémoniques. C’est peut-être plus facile de mener des combats au nom de personnes qui sont à 10 000 kilomètres de nous. Quand il s’agit de luttes à proximité, on se clive politiquement plus vite. Et ça peut être difficile pour des ONG qui ont besoin de conserver des financements et une base bénévole. »

Faute de cerner une responsabilité décisive, on peut se demander… à qui profite le crime ! « Laisser le pays dans un état politique délabré fait qu’il ne peut se développer et dépend de plus en plus des crédits internationaux, conclut Djile. Et c’est le système bancaire qui en bénéficie. Ils sont en train d’organiser le pillage de la Bosnie. » La seule bonne nouvelle de ces derniers mois, c’est la qualification de l’équipe nationale, mixte entre les différentes communautés, pour le prochain Mondial de foot. Une première pour la Bosnie-Herzégovine. Et un symbole que la réconciliation est toujours possible ?

DATES CLÉS
1974. La Constitution yougoslave reconnaît les Bosniaques comme nationalité constitutive sous l’appellation de « Musulmans » (avec un M majuscule pour les distinguer des musulmans - m minuscule - en tant que religion).
29 février 1992. Victoire du référendum en faveur de l’autodétermination de la Bosnie.
5 avril 1992. Le Parlement bosniaque proclame l’indépendance. Les forces serbes attaquent aussitôt la Bosnie.
Mars 1994. Accord entre les dirigeants croates et musulmans de Bosnie.
12-16 juillet 1995. Massacre de Srebrenica par l’armée des Serbes de Bosnie.
14 décembre 1995. Accords de Dayton signés par Izetbegovic (bosniaque), Tudjman (croate) et Milosevic (serbe).
20 septembre 2003. Inauguration du mémorial de Srebrenica-Potocari par Bill Clinton.
31 mars 2010. Le Parlement de Serbie reconnaît le massacre de Srebrenica.

POUR EN SAVOIR PLUS
Des sites Internet
• Le site de la Marche de la Paix (la prochaine aura lieu du 8 au 11 juillet 2014, de Nezuk à Potocari/Srebrenica) : www.marsmira.org
• Le site de Solidarité Bosnie : www.solidarite-bosnie.ch
• Le site de Mir Sada : www.bosniemirsada.com
• D’autres sites d’information : www.dzana.net ; www.bhinfo.com
Deux livres
Vivre et mourir pour Srebrenica, Mihija Fekovic Kulovic, Éd. Riveneuve, 2010.
Paix et châtiment. Les guerres secrètes de la politique et de la justice internationale, Florence Hartmann, Éd. Flammarion, 2007.