Société

Bobigny : « Théo et Adama nous rappellent pourquoi Zyed et Bouna courraient »

Rédigé par | Lundi 13 Février 2017 à 14:20

Plusieurs jours après que l'affaire Théo ait éclaté, au moins 2 000 personnes ont participé, samedi 11 février, au rassemblement contre les violences policières à Bobigny, en Seine-Saint-Denis. Un événement fédérateur et citoyen qui s'est bien déroulé avant de dégénérer en fin de journée malgré les multiples appels au calme. Reportage.




Tout est parti d’un sms lancé la nuit du 4 au 5 février par quelques jeunes de Bobigny appelant à un rassemblement devant le Tribunal de Grande Instance afin de « protester contre les violences policières en tout genre (l’affaire Théo, l’affaire Adama Traoré et toutes les autres) ». Le mot d’ordre s’est répandu comme une trainée de poudre et, très vite, plusieurs associations et collectifs tels que Stop le contrôle au faciès, Urgence notre police assassine et Quoi ma gueule ? ont fait circulé l’information. Plusieurs rappeurs populaires auprès des jeunes des quartiers populaires tels que Sadek ou Sofiane ont aussi relayé l’appel.

Résultat, quelques milliers de personnes (2 000 selon la police) se sont données rendez-vous face au TGI de Bobigny samedi 11 février à 16h. La tension était palpable. Le contenu du rapport de la police des polices révélé par la presse et affirmant que l’agression subie par Théo ne pouvait être qualifiée de viol a choqué une partie de l’opinion publique. Le supposé caractère accidentel de la pénétration d’une matraque dans les parties intimes de l’Aulnaysien avancé par le rapport a suscité de l’indignation. L’insulte « bamboula » qualifié d « à peu près convenable » a aussi marqué les esprits.

Depuis le 2 février, les diverses altercations entre jeunes et policiers dans plusieurs quartiers populaires d’Ile-de-France ont alimenté l’hypothèse d’un rassemblement risquant de tourner à l'affrontement à Bobigny. L’accès à la l’esplanade du tribunal a ainsi été bloqué par les forces de l’ordre samedi, forçant les manifestants à se rassembler dans un espace vert à proximité.

L’absence d’une véritable organisation a donné lieu dans un premier temps à un rassemblement anarchique. Un attroupement s’est fait autour d’un artiste de cellograff’ - graffiti sur cellophane - représentant un duel jeune vs police et le slogan largement partagé depuis quelques jours sur les réseaux sociaux : « Théo et Adama nous rappellent pourquoi Zyed et Bouna courraient ».

Les quelques militants antifascistes (et anti-police) lancent leur slogan « Tout le monde déteste la police », repris en cœur par la foule, de même que les mots « Pas de justice, pas de paix ». Puis le rappeur Sofiane débarque, provoquant autour de lui des cris de joie de la part des adolescents venus en nombre. Un monticule en pierre servira d’estrade. Muni de baffles et d’un micro, l’artiste prend la parole et, tout en haranguant la foule, il la prévient des méfaits d’un éventuel débordement.

Issa, 18 ans, qui a participé à l’organisation du rassemblement, fait de même. La crainte de nouvelles émeutes et l’image désastreuse qu’elles pourraient susciter est dans de nombreuses bouches. Plusieurs militants se succèdent à la tribune. Samir Elyes, ancien membre du Mouvement Immigration et Banlieue (MIB), rompu à l’exercice depuis une vingtaine d’années, incite les victimes de violences policières à sortir du silence et à se rapprocher des associations. Une mère de famille témoigne alors de l’intervention de forces de l’ordre chez elle à Clichy (Hauts-de-Seine). Malmené, son fils aurait une rupture du ligament au genou. Une marche silencieuse est annoncée.

« Nous sommes toutes les mères de Théo »

Aicha est une mère au foyer venue d’Aulnay-sous-Bois pour participer à la manifestation. Habitante du quartier des 3 000 où Théo a subi une terrible agression, elle a participé à une marche lundi 6 février, en compagnie de plusieurs mères de famille à Aulnay. Jusqu’ici, elle n’était jamais descendue dans la rue pour manifester. « Je suis très en colère contre ces policiers. Ils doivent nous protéger et ils font totalement l’inverse. Si aujourd’hui, il y a des réactions de rejet envers la police de la part des jeunes, il faut qu’ils comprennent que c’est aussi de leur faute. J’ai un fils de 12 ans, j’ai peur pour lui et tous les jeunes du quartier. Nous sommes toutes les mères de Théo », témoigne-t-elle avec émotion auprès de Saphirnews.

Elodie a 21 ans et habite la ville voisine d’Aubervilliers. Ce rassemblement est pour elle également une première : « Après Adama, c’est Théo, c’est trop. Les justifications, fausses excuses et subterfuges qui ont été sorties ne marchent pas. C’est trop énervant, là cette affaire c’est le déclic. Cela me fait plaisir de voir autant de monde, Noirs, Blancs, Arabes tous mélangés. »

Robert est, quant à lui, un militant antillais de longue date. Casquette béret en cuir marron sur ses cheveux blancs, il observe depuis longtemps ce genre de bavures policières : « Nos élites, nos intellectuels ne parlent pas. J’essaie de parler à mon niveau et de faire passer le message. J’ai confiance en la jeunesse, elle essaye de s’unir mais malheureusement elle n’est pas soutenue et va à l’abattage. »

Des débordements prévisibles

La manifestation, qui s'était jusque là bien déroulée, prend une autre tournure vers 17h. Ce qui était redouté arriva. Des projectiles sont lancés en direction des policiers, placés en hauteur, sur le pont menant au tribunal. Les vitres du conseil départemental sont brisées à coup de pierres par des individus se tenant à l’écart du rassemblement. Un camion technique de la radio RTL est incendié. Des feux d’artifices et des mortiers éclatent, les CRS commencent à balancer des grenades lacrymogènes. L’atmosphère se refroidit d’un coup d’un seul.

Les initiateurs du rassemblement tentent de lancer une marche silencieuse mais un barrage des forces de l’ordre bloque l’entreprise. Au vu du contexte, cette marche improvisée était un peu naïve. Anticipant des débordements et surtout l’intervention de la police, le rappeur Sofiane et d’autres encouragent alors les manifestants à rentrer chez eux.



Aux alentours de 18h, le périmètre est quasiment bouclé par les CRS et les flux de gaz lacrymogène envahissent l’espace vert. La gare routière de la ville est dévastée par les jets de projectiles, les bus et tramways ne marquent plus l’arrêt. Vers 18h40, la station de métro Bobigny Pablo Picasso est fermée au public.

Les images de mobilier urbain dégradé, caillassé et brûlé tournent en boucles sur les chaînes d’information. Sur les réseaux sociaux, la fachosphère relaye en masse les développements sur place, bien aidée par les différents reporters improvisés qui diffusent des vidéos live des affrontements, que des hommes politiques et éditorialistes préfèrent retenir au détriment de la mobilisation qui traduit un véritable malaise d'un pan de la jeunesse envers les institutions.

Les réactions politiques ne se font pas attendre. Les regards se tournent vers le Front national, désignés comme le principal bénéficiaire de ces images. Marine Le Pen déclare le lendemain sur Europe 1 que « tout cela est la conséquence du laxisme qui (se) diffuse dans la société française, qui est la responsabilité des politiques qui nous ont gouvernés pendant des années (…). Des mauvaises habitudes ont été prises, certains pensent qu’ils peuvent agir en toute impunité (…) puisque depuis des années précisément c’est l’impunité qui est à l’œuvre ».

De son côté, François Fillon, empêtré dans l'affaire des présumés emplois fictifs, met en avant le caractère prévisible de ces débordements et demande : « Faudrait-il des blessés pour sortir M. Bruno Le Roux de son silence ? Pourquoi le ministre de l’Intérieur a-t-il autorisé cette manifestation alors que les risques de violence étaient évidents ? »*

Alors que la défiance des jeunes envers l'institution policière est forte, l'interdiction d'une manifestation citoyenne n'aurait pourtant pas été sans conséquence. Par ailleurs, contrairement aux affirmations de la préfecture, ce ne sont pas « plusieurs centaines d’individus violents » qui ont participé aux dégradations mais tout au plus quelques dizaines de casseurs extérieurs au rassemblement, selon les témoignages de manifestants demeurés sur place. Ce ne sont pas non plus les CRS qui ont porté secours à une fillette présente dans un véhicule en flamme mais un jeune manifestant.

Dans la matinée, et à l'initiative de plusieurs associations locales, des jeunes se sont donnés rendez-vous à Bobigny pour un grand nettoyage. « On tient à condamner les dégradations et les débordements et on tient à souligner qu'elles ne sont pas à l'initiative des jeunes balbyniens mais bien de réseaux extérieurs à la ville de Bobigny, et même plus largement, extérieurs à la Seine-Saint-Denis », a fait savoir sur Facebook Jeunesse Ambitieuse, crée en 2013. Au total, 37 personnes ont été interpellés des suites des débordements.


Des rassemblements similaires de soutien à Théo ont été organisés le même week-end à Orléans, Grenoble ou Strasbourg.

*Mise à jour : En réponse à François Fillon, Bruno Le Roux a réagi lundi 13 février concernant la manifestation de Bobigny dont le ministre de l’Intérieur ne regrette pas sa tenue. « C'était une manifestation dont les organisateurs voulaient qu'elle soit pacifique et qui a été pourrie par un groupe de casseurs », a-t-il déclaré, tout en lançant des appels au calme des citoyens et à la fermeté face aux dégradations.

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