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Monde

Mevlâna entre par la grande porte dans la prison-modèle d’Ümraniye

Rédigé par Nathalie Ritzmann | Samedi 1 Février 2014 à 19:00

           

A la sortie d’Ümraniye sur la rive asiatique d’Istanbul, tout près de la voie de contournement, la prison T Tipi a été ouverte en 2007. Quelque 338 employés s’occupent là de 920 détenus, âgés de 18 à 70 ans, avec une moyenne de 25-30 ans. La semaine dernière, le créateur de l’ordre des derviches tourneurs, Mevlâna, y est entré par la grande porte. Nathalie Ritzmann a assisté au premier sema présenté par des détenus en Turquie. Récit à la première personne.



Mevlâna entre par la grande porte dans la prison-modèle d’Ümraniye
La première fois que j’y ai mis les pieds en décembre dernier, j’ai immédiatement ressenti une ambiance et une atmosphère très particulières. Le personnel rencontré était souriant, aimable et semblait heureux de travailler là.

Vendredi 17 janvier, depuis quelques heures déjà, la pression monte dans l’attente de cet après-midi pas comme les autres. Une fois arrivée, je souhaite immédiatement voir la salle de sports où se déroulera la cérémonie à laquelle je suis venue assister afin de me familiariser avec la configuration des lieux. Avant d’arriver dans le vaste complexe sportif, j’aperçois au passage des couloirs latéraux plus étroits où se trouvent des cellules de part et d’autre.

Une fois franchie la porte de la salle de sports, je suis projetée de plein fouet dans le vif du sujet. Dix-sept prisonniers vêtus d’une tenue de derviche tourneur peaufinent les dernières répétitions du premier sema – la danse mystique des derviches – qu’ils vont effectuer devant les autorités et quelques invités, dont le cheikh mevlevi de Galata Hüseyin Top, arrivé plus tôt pour la répétition générale, et le cheikh mevlevi de Galata, Nail Kesova.

Comment Rumi est-t-il entré en prison ?

Je demande à rester sur place pour commencer à faire quelques photos et plonger dans cette ambiance surréaliste. Cela fait à présent plus de huit mois – presque le temps d’une grossesse – que toutes les semaines, à raison de trois séances de deux heures (deux fois par semaine au début de la formation), le mevlevi Murat Zahid Gürsoy fait découvrir le monde de Mevlâna et enseigne entre ces murs la philosophie du plus grand penseur mystique de tous les temps et à l’origine de la création de l’ordre des derviches tourneurs. Le grand jour est arrivé, ce beau bébé qui a grandi patiemment à l’ombre des barreaux va être présenté au monde !

Comment Rumi est-t-il entré en prison ? Il y a environ un an et demi, Mehmet Çıtak, à la tête de la prison T Tipi d’Ümraniye depuis 2011, fait venir dans l’établissement qu’il dirige un groupe mevlevi afin de présenter un sema. A l’issue de la cérémonie, il se pose la question suivante : « Et pourquoi pas nous ? »

Il interroge Ömer Gökduman, le professeur des lieux chargé de l’enseignement. Ce dernier a déjà mis en place deux projets dans cette prison-modèle, ouverte sur la culture : deux pièces de théâtre, en 2011 « Duvarların dili » (La langue des murs) écrite et réalisée par un prisonnier, interprétée par des condamnés mais aussi orchestrée techniquement par des détenus (son, lumière, direction artistique) et la seconde en 2012 « Bana bir şeyhler oluyor » (Il m’arrive des choses) écrite par Yılmaz Erdoğan et réalisée par Reyhan Ulu, dans laquelle des détenus jouent aux côtés d’acteurs confirmés. Ömer Gökduman est emballé par la proposition et se met au travail.

Neuf mois de formation

Il s’agit d’abord de trouver la personne capable d’ouvrir à ces hommes la porte de l’amour, de la tolérance, de l’humilité et qui porte vers la lumière. La perle rare, une fois trouvée, un dossier administratif est constitué et soumis au ministère turc de la Justice, qui avalise rapidement le projet.

Murat Gürsoy explique qu’au démarrage des cours ces prisonniers étaient agressifs, problématiques, leurs dialogues pauvres. Ils ne faisaient confiance à personne et, petit à petit, leur comportement a changé. Ils ont regretté les erreurs faites, leur regard a changé, ils ont commencé à avoir des pensées positives et constructives. Ils ont appris à rêver, leur conversation s’est normalisée, ils ont de nouveau montré du respect et donné de l’amour... Ce programme de formation scolaire complet, qui a débuté le 8 mai 2013, augure d’une perspective très large. S’il le faut, cette formation pourra encore durer des années.

Qu’ont appris ces hommes durant ces presque neuf mois ? Murat Gürsöy répond : « A aimer, à avoir confiance, à croire en quelque chose d’impossible. Avec de l’amour, de la patience, de la foi, ils ont appris à tout surmonter. Ils regardent à présent le monde à travers une fenêtre normale, avec amour, avec motivation et leur lendemain avec espoir. Ces cours ont constitué en même temps une thérapie pour eux. »

De l’histoire musulmane à celle d’Istanbul (la romaine, la byzantine, l’ottomane, la réelle Istanbul aux sept collines) en passant par la vie du prophète Muhammad, Mevlâna, sa famille, ses professeurs, ses écrits, les tekke de derviches d’Istanbul, de la Turquie et du monde, la situation actuelle de ces couvents, la famille Çelebi (descendants en ligne directe de Mevlâna), les cheikhs, le sema, les semazen, la formation de 1001 jours appelée çile et ce qu’est l’ordre mevlevi, tout cela figure au programme de cette formation hors du commun.

Près de neuf mois plus tard, Vehbi Kadri Kamer, président de la Chambre de la direction générale des prisons du ministère de la Justice, se rend à la prison T Tipi d’Ümraniye pour assister au premier sema présenté par des condamnés en Turquie.

Dans d’autres prisons du pays ?

Après les discours des personnalités présentes, cinq des semazen prennent la parole pour exprimer leur gratitude tant à la direction de la prison qu’à leur professeur mais aussi des poèmes écrits de leur plume évoquant les valeurs qui leur ont été enseignées.

La cérémonie peut commencer : quatre derviches musiciens et chanteurs accompagnent le rituel. Tant les officiels que le personnel venus nombreux assister à cette représentation sont sous le charme. A l’issue de la présentation, Vehbi Kamer vient féliciter les « apprentis derviches » et évoque la possibilité d’étendre cette formation aux autres prisons du pays. Connaissant bien les prisons en Turquie pour les avoir toutes visitées, il déclare lui-même être surpris de l’ambiance exceptionnelle qui règne entre ces murs.

Les cheikhs mevlevi Hüseyin Top et Nail Kesova échangent ensuite avec les semazen, distribuant au passage des conseils à certains et quelques gestes affectueux à d'autres.

Après cet échange chaleureux très émouvant pour tous et les dede étant repartis, nous pouvons nous asseoir ensemble durant quelques minutes pour recueillir les sentiments de quelques membres de cette nouvelle et belle petite famille.

Témoignages de détenus

Comme tout Turc qui se respecte, ils connaissaient tous au moins le nom de Mevlâna mais sans pour autant savoir ce qu’il a prôné, écrit et ce dont il a été à l’origine. Ali, tout sourire, m’explique qu’une annonce leur a été faite concernant cette proposition d’enseignement. Les personnes intéressées ont dû rédiger une demande pour y participer. Ce qu’il retient de ces mois passés avec son professeur, c’est l’apprentissage de l’humilité mais aussi celui de constituer en quelque sorte une famille.

Hikmet, et sa moustache à la Dali, dit avoir appris la patience et l’amour. Pour Erdinç, sans doute le plus jeune de la troupe, il est important pour lui d’être accepté, admis, d’être considéré comme un « ami de Dieu ». Adem, dont j’ai observé le recueillement et la conviction qui le portent, a découvert la philosophie de Mevlâna ainsi que le vocabulaire propre aux derviches.

Murat se lève et insiste pour que je prenne note de ce qui suit et qui est important pour lui et ses compagnons : « Le prophète Muhammad dit que même si une personne qui a la foi se trouve loin du sommet de la montagne et qu’il est dans le besoin, Dieu lui envoie quelqu’un pour lui expliquer le bien et le mal. C’est ce qui nous est arrivé. »

Depuis le démarrage de cette formation complète sans précédent en Turquie et dans le monde, des compagnons de cellule ont émis le souhait de vouloir en bénéficier également. Mehmet Çıtak, directeur de la prison, précise que le groupe constitué va poursuivre sa formation et que d’autres vont être créés vu la demande.

Finalement, c’est l’ensemble des personnes qui habitent ces lieux, certaines pour quelques heures par jour, d’autres pour des durées bien plus longues, qui ont bénéficié des leçons de vie et de tolérance apprises et diffusées par le professeur mevlevi Murat Zihad Gürsoy et le résultat est on ne peut plus édifiant et positif. Vivre ensemble avec ses différences, se respecter, s’accepter, c’est vraiment ce que j’ai ressenti au sein de cette prison.

“Prison-modèle”

Ce centre pénitentiaire constitue un modèle dans le genre qui, sans aucun doute, fera des émules dans les mois et les années à venir. Dans la prison d’Ümraniye, 260 condamnés suivent également des cours d’écriture, de lecture et une scolarité de niveau collège, lycée et faculté. Vingt-deux prisonniers bénéficient de cours de théâtre, 53 font du dessin et de la peinture, 130 des maquettes en tissu et nouage, 42 apprennent à jouer du ney et du bağlama, 20 apprennent la cuisine, 14 suivent des cours d’informatique. Les prisonniers bénéficient également d’une salle de sports fermée et de deux autres salles ouvertes.

On ne ressort pas indemne de quelques heures passées dans cet univers carcéral hors normes et à l’antipode de certaines idées préconçues qui ont la vie dure... J’ai vu briller dans les yeux de ces 17 hommes une petite lumière, une petite flamme qui ne demande qu’à grandir et je suis certaine qu’elle va se développer...

C’est seulement lorsque je les ai vus sortir de la salle de sports et que je les ai suivis du regard, après les avoir salués une dernière fois, vêtus de leur manteau noir sur leur jupe blanche, le sikke (chapeau traditionnel de derviche) posé sur leur tête que je me suis rendu compte que j’étais dans un lieu pas tout à fait comme les autres...

Première parution de cet article dans Du bretzel au simit et Le Petit Journal d'Istanbul





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