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Le retour du débat sur les statistiques ethniques

Rédigé par princevaillant@ymail.com | Vendredi 25 Décembre 2009 à 00:00

           

Le député d'Evry Manuel Valls s'apprête à déposer une proposition de loi visant à autoriser les "statistiques ethniques". Il relance ainsi un débat complexe, illustré par ces échanges entre la juriste Gwenaele Calvès, attachée au "principe de la cécité à l'origine", et le sociologue Robert Castel, qui plaide pour de telles statistiques pour combattre les discriminations...



Le retour du débat sur les statistiques ethniques
Alternatives Internationales : La République française se veut aveugle à toute distinction fondée sur l'origine, la race ou la religion, selon les termes de la Constitution. Cette position de principe est-elle encore tenable aujourd'hui, notamment pour lutter contre les discriminations ?

Robert Castel : Je suis très attaché au modèle républicain. Et le refus de principe de l'Etat de prendre en compte ces différences part de bonnes intentions puisqu'il vise précisément à ne pas appliquer de traitement discriminatoire à telle ou telle catégorie de la population. Mais cette cécité volontaire devient dangereuse. Car, dans la société, les discriminations fonctionnent et elles sont aujourd'hui fondées sur des critères ethniques ou, pour parler plus clairement, raciaux.

Ces discriminations, qui ont pris une importance croissante - ou du moins dont on devient de plus en plus conscient - depuis une dizaine d'années, mettent en péril le pacte qui fonde la République. Lorsque, au XIXe siècle, la République interdisait aux petits Bretons, par exemple, de parler leur langue à l'école, elle voulait leur offrir une véritable possibilité de promotion sociale, en échange de cette impossibilité d'exprimer leur identité culturelle en public. Le français était un sésame exigé d'eux. Dès lors qu'ils l'avaient appris, ils n'étaient pas l'objet de discriminations parce qu'ils étaient nés en Bretagne.

Aujourd'hui, pour les jeunes gens issus de l'immigration ou des DOM-TOM, la situation est tout à fait différente et même opposée. Non seulement ils ne sont pas reconnus a minima dans leur différence, mais ils se voient stigmatisés en raison de celle-ci. Ils voient s'opposer des barrières, par exemple à l'emploi, en raison de leur patronyme. Ils peuvent être l'objet de contrôles de police plusieurs fois par jour simplement à cause de la couleur de leur peau... Si de telles discriminations ne sont pas énergiquement combattues, ces jeunes risquent de s'approprier le stigmate dont ils sont frappés, de se replier sur une identité ethnique ou raciale mythifiée, et de se réfugier dans le communautarisme. Quelle que soit par ailleurs l'ampleur non négligeable de la politique menée par l'Etat en faveur des quartiers en difficulté.

Ce combat contre la discrimination exige de prendre en compte ce critère racial. Non pas pour instaurer une discrimination positive au sens d'établir des quotas de recrutement dans l'administration, l'université, les entreprises, etc. Mais par exemple pour établir des statistiques ethniques qui permettent de mesurer l'ampleur de la discrimination négative. Et donc de la combattre résolument.

Gwénaële Calvès : La lutte contre les discriminations, selon moi, n'implique aucunement de renoncer au principe de cécité à l'origine, la race ou la religion. La discrimination n'est pas une offense faite à « l'Autre », c'est une offense faite au « Même ». Elle prend pour cible des Français dont la République doit, plus que jamais, affirmer qu'à ses yeux ils sont des Français comme les autres, égaux en droits et également protégés contre la violence et l'arbitraire - notamment l'arbitraire policier que vous avez évoqué. Sur un plan plus pragmatique, je ne vois pas à quoi servirait la consécration officielle de ce que vous appelez le « critère racial ». Ce n'est pas sur la victime qu'il faut mettre le projecteur, c'est sur celui qui discrimine ! Exalter la diversité pour lutter contre les discriminations, c'est prendre le risque de cautionner les fantasmes racistes qui voudraient enfermer certains d'entre nous dans une culture ou identité « autre », « différente », « étrangère »...

R. C. : Je ne suis pas le moins du monde favorable à une exaltation de la diversité, car elle favorise le communautarisme. Mais il faut bien constater qu'une partie de la population, et notamment les jeunes issus de l'immigration, sont aujourd'hui traités de façon discriminatoire en raison de leur race présumée, ce qui est contradictoire avec le respect des droits auxquels nous sommes également attachés.

N'est-il pas dangereux d'utiliser un concept comme la race, fût-ce pour combattre le racisme ?

R. C. : Il faut employer un terme aussi chargé avec beaucoup de précautions, mais aussi voir la réalité en face : c'est souvent sur l'appartenance présumée d'un individu à une race que se fondent ceux qui se rendent coupables de discrimination négative. Il faut cependant préciser que le concept de race a largement perdu, dans la tête même de nombreux racistes, la connotation biologique qu'il avait au XIXe siècle. Aujourd'hui, c'est moins le caractère génétique ou l'apparence physique que la différence culturelle qui, souvent, fonde le racisme : des traits culturels sont supposés se transmettre de génération en génération et constituer une spécificité quasiment immuable d'un groupe humain.

C'est d'ailleurs parce que la « race » est aujourd'hui perçue comme culturelle, plutôt que comme biogénétique, que l'on emploie l'euphémisme d'« ethnie » pour en parler. Pour combattre la discrimination, je crois qu'il peut être utile d'employer le concept de race, en le faisant avec beaucoup de prudence.

G. C. : C'est ce que fait déjà le droit français ! L'expression en vigueur est celle d'appartenance « vraie ou supposée » à « une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminées ». La formule, par son ambiguïté, peut satisfaire ceux qui accordent une forme de réalité à ces constructions sociales. Et elle est assez ouverte pour saisir la variété des racismes, qu'ils soient biologisants, culturalistes, xénophobes... L'analyse des fondements du racisme, d'un point de vue juridique, est d'ailleurs sans intérêt. Ce qui compte, c'est de réprimer des comportements, pas de sonder les reins et les cœurs.

Ne faut-il pas établir des statistiques ethniques pour mesurer l'ampleur de la discrimination, et ainsi mieux la combattre, comme on peut le faire dans le cadre du respect de la parité ?

G. C. : La distinction entre les hommes et les femmes ne peut pas servir de modèle à l'établissement de statistiques ethniques. Elle repose sur un critère que personne ou presque ne conteste, car il renvoie à une réalité sociale très largement admise, et il n'a rien de stigmatisant. D'autre part, et c'est le plus important d'un point de vue juridique, ce critère ne pose pas de problème d'application : c'est un critère stable dans le temps, et compréhensible par tous - rares sont ceux qui hésitent à se classer dans une catégorie ou une autre.

La question des statistiques ethniques se pose de manière tout à fait différente. Ici, les critères de classement sont éminemment problématiques. Il faudrait, d'abord, les choisir, ce qui supposerait de privilégier soit la couleur de la peau, soit l'apparence physique, soit l'origine géographique, soit encore un mélange de tout ça... Il faudrait, ensuite, créer un consensus autour de ces critères. Si celui qui est perçu comme métis ou comme indien se classe dans la catégorie « Noir », ou inversement, la nomenclature n'a guère d'utilité.

De la même manière, si ceux qui estiment avoir des origines multiples (ils sont nombreux...) choisissent de cocher plusieurs cases, on se sera donné beaucoup de mal pour rien. Par ailleurs, il faut bien comprendre qu'il est assez vain d'ethniciser l'appareil statistique national. On obtiendrait des données trop globales pour être utiles à l'évaluation des phénomènes discriminatoires. Si on veut caractériser une situation de discrimination à l'échelle, par exemple, d'un secteur professionnel ou d'un bassin d'emploi (et a fortiori d'une entreprise), il faut disposer de données beaucoup plus fines.
En effet, la discrimination n'existe que toutes choses égales par ailleurs. Les membres du groupe discriminé ont-ils, en moyenne, le même âge que les autres ? Ont-ils les mêmes qualifications ? Disposent-ils, aussi souvent que les autres, du permis de conduire ? Etc. Si on veut faire des statistiques ethniques, il faut en faire sérieusement. Cela suppose d'être littéralement obsédé par la race, en introduisant cette donnée dans tous les systèmes de gestion, d'enquête et de comptage. Je crois qu'il faut avoir conscience de la violence qui serait faite aux individus.

R. C. : Pourquoi parler d'obsession ? Cela consiste simplement pour un antiraciste à prendre au sérieux la question de la race, qui occupe une place inquiétante dans notre société. Nous avons en France de nombreuses données sociales. Pourquoi pas sur un sujet si central pour l'avenir de la cohésion nationale ? Bien sûr, les statisticiens doivent être extrêmement prudents dans la conception de telles catégories et leur maniement. Mais dans la mesure où ceux qui discriminent ne le font généralement pas de façon explicite, mais de manière inavouée (ce que l'on appelle la discrimination indirecte), il me semble que seules des statistiques portant sur les grands nombres, sur l'ensemble du personnel d'une usine ou d'un corps de métier, sur une région ou l'ensemble du territoire, peuvent permettre d'évaluer l'ampleur du phénomène, afin que les responsables politiques soient mis dans l'obligation d'agir.

G. C. : Les enquêtes dont nous disposons démontrent assez clairement que la discrimination existe...

R. C. : Mesurer l'ampleur globale des discriminations est une forme de reconnaissance pour les groupes qu'elles frappent. Si vous êtes discriminé, on redouble l'injustice en prétendant de surcroît que vous ne l'êtes pas.

G. C. : Je ne crois pas. Ce qu'il faut reconnaître, pour le sanctionner et le réparer, c'est le préjudice subi par les individus qui demandent justice. La lutte contre les discriminations doit être centrée sur les auteurs de discrimination, afin de les sanctionner. Il faut donc inciter les victimes à porter plainte, pour que la police mène une enquête et que la justice instruise le dossier comme pour n'importe quel type de délit. Il reste beaucoup de progrès à faire pour que le droit de la non-discrimination soit enfin perçu comme une arme offerte à chacun d'entre nous pour se défendre contre l'arbitraire.

Aux Etats-Unis, de puissantes associations, comme la NAACP (Association nationale pour l'avancement des gens de couleur), disposent de juristes et d'avocats chevronnés pour aider les victimes à se pourvoir devant les tribunaux et à monter leur dossier, ce qui n'est hélas pas le cas en France, où les associations équivalentes sont bien moins outillées. Le droit devrait aussi être utilisé comme un levier pour l'action collective. Le travail remarquable qu'une association comme le Gisti (Groupement d'information et de soutien des immigrés) a réalisé, depuis trente-cinq ans, pour faire progresser le droit des étrangers, n'a guère d'équivalent en matière de lutte contre les discriminations.

R. C. : On peut effectivement regretter que de telles modalités existent beaucoup moins en France. Cependant, la lutte contre les discriminations ne se réduit pas à réparer au coup par coup les torts faits aux victimes. Elle passe aussi par des mesures de politique générale qui doivent imposer le respect des règles de la citoyenneté (le traitement à égalité des citoyens) à toute la population, minorités ethniques comprises.


Robert Castel est sociologue, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, auteur de La discrimination négative. Citoyens ou indigènes ? (éd. La République des idées - Le Seuil, 2007).

Gwénaële Calvès est professeure de droit public à l'université de Cergy-Pontoise. Elle est notamment l'auteur de La discrimination positive (PUF-QSJ, 2008).


Propos recueillis par Yann Mens - 14 décembre 2009 - © Alternatives Economiques

Source : www.alternatives-economiques.fr





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