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Points de vue

Le débat public sur l’immigration : un usage incontrôlé des chiffres

De Facto

Rédigé par François Héran | Mercredi 19 Avril 2023 à 14:05

           


Lors du mois d’août 2022, les Français éprouvèrent plus que jamais l’acuité des nouvelles menaces de notre temps : dérèglement climatique, enlisement de la guerre en Ukraine, crise énergétique, retour de l’inflation, sans oublier les séquelles de la pandémie de Covid – autant de problèmes majeurs qui ne devaient rien aux immigrés. Déjà, lors des campagnes électorales de 2022, les sondages d’opinion avaient montré que l’immigration n’était plus la préoccupation première des Français. Dans ces conditions, comment expliquer qu’elle figure à nouveau en tête de l’agenda politique en mars 2023, à côté de la réforme des retraites, au point de faire l’objet d’un nouveau projet de loi ?

Certes, on peut comprendre que l’administration doive se réorganiser d’urgence pour traiter dignement les candidatures au séjour et les demandes d’asile. Lors du débat sans vote organisé à l’Assemblée nationale le 6 décembre 2022 sur le nouveau projet de loi, plusieurs ministres ont reconnu une double défaillance de l’État. D’un côté, la dématérialisation des procédures ne garantissait plus le renouvellement des titres de séjour dans les délais légaux ; de l’autre, les travailleurs en situation irrégulière, pourtant indispensables dans de nombreux emplois, restaient voués à la précarité faute d’obtenir une régularisation via l’admission exceptionnelle au séjour (AES) encadrée par la circulaire Valls de 2012.

Plusieurs rapports officiels ont pointé ces défaillances : la Cour des comptes a relevé sur dix ans une baisse de 14 % des emplois dans les services territoriaux de l’État ; le rapporteur de la Commission des finances de l’Assemblée nationale a révélé que certains préfets avaient décidé, de leur proche chef, de laisser sans réponse les demandes d’AES ; le Sénat a jugé « ubuesque » le fait que l’agenda des rendez-vous en préfecture soit tenu par les tribunaux administratifs ; le Conseil d’État, enfin, a dénoncé la complication des procédures engendrée par l’« inflation législative » en matière d’immigration et d’asile. (1)

Que valent les diagnostics politiques assénés avec tant d’aplomb ?

Face à de tels dysfonctionnements, deux attitudes sont possibles : soit dénoncer « l’incurie de l’État » (une formule prononcée le 6 décembre par le ministre de l’Intérieur) et réorganiser la politique d’accueil en conséquence, soit dénoncer la poussée migratoire, imputée au « laxisme » des gouvernements, et réclamer une fois de plus sa « réduction drastique ». La seconde attitude s’observe à l’extrême droite et dans une large fraction de la droite dite républicaine. Ainsi, le président de la Commission des lois du Sénat, François-Noël Buffet, pourtant réputé pour sa modération, semble avoir rallié ce courant lors du débat sans vote du 13 décembre ; il a fustigé l’absence de maîtrise de l’immigration légale et la « folie » de l’accueil « au fil de l’eau », avant de réclamer au nom des LR un durcissement des critères du regroupement familial et des quotas d’immigration économique.

Plus récemment (Le Monde, 9 mars 2023), il a accusé les gouvernements successifs d’avoir « fait le choix de subir » l’immigration. Et de livrer ce diagnostic statistique : « l’immigration régulière et irrégulière, ainsi que l’asile, explosent. » Même son de cloche chez Bruno Retailleau, chef de file des sénateurs LR : la France serait « de tous les pays européens celui qui présente le plus d’avantages sur le droit d’asile, sur l’accès aux soins gratuits pour les clandestins et aussi sur le regroupement familial » (CNews, 23 novembre 2022).

Explosion des chiffres, record européen : que valent ces deux diagnostics assénés avec tant d’aplomb ? Les chercheurs, tout comme les journalistes de vérification, se doivent de réagir. Si la poussée de l’immigration et de la demande d’asile était réellement « explosive », elle devrait progresser d’année en année à un rythme exponentiel. Il est vrai qu’en 2015, les conflits du Moyen-Orient, mais aussi l’instabilité de la corne de l’Afrique et d’une partie de l’Afrique de l’Ouest, ont déplacé des populations en détresse et suscité un essor spectaculaire de la demande d’asile en Europe de l’Ouest. Mais, depuis, en raison notamment d’une politique communautaire visant à fermer les voies légales d’accès à la périphérie de l’Union, l’évolution observée n’est pas exponentielle mais linéaire, avec un fort ralentissement provisoire dû à la pandémie de Covid.

La tentation est grande d’agiter le spectre de l’invasion par le nombre

Quelques rappels rapides suivent :

• Le nombre des primo-demandeurs d’asile a plus que doublé en France entre 2014 et 2019 : il est passé de 9,3 à 21,5 demandes pour 10 000 habitants. Mais en 2020, la pandémie a divisé par deux le nombre des demandes (12,7 pour 10 000 habitants). Après un début de remontée en 2021 (16,1), il a retrouvé en 2022 le niveau de 2019 (21,3). Nulle « explosion » dans cette évolution.

• Il en va de même des décisions de protection accordées aux demandeurs d’asile, compilées par Eurostat et l’OCDE. Si l’on additionne les décisions rendues en faveur des demandeurs et qu’on y ajoute les réinstallations, le nombre de demandeurs protégés – toujours calculé pour 10 000 habitants – s’élevait en France à 7,3 en 2018 et 7,4 en 2019, avant de descendre à 4,8 en 2020, du fait de la pandémie, et de remonter à 7,9 en 2021. Là encore, rien d’explosif dans cette évolution, rien qui justifie de détacher la France du reste de l’Europe. En 2021, dernière année où la comparaison des décisions de protection est disponible pour tous les pays concernés, la France était devancée par l’Autriche, la Grèce, le Luxembourg, la Suisse, l’Allemagne, la Suède, l’Islande, la Belgique, la Norvège et les Pays-Bas. Où est donc notre record européen ?

• Si l’on élargit la focale au nombre de titres de séjour délivrés aux ressortissants des « pays tiers à l’UE » tous motifs réunis, il est passé en dix ans, de 2013 à 2022, de 204 000 à 311 000, soit une augmentation de 52 %. Ce n’est pas dû à la migration familiale, qui a reculé de 4 %, mais aux étudiants internationaux, aux migrants économiques et aux réfugiés. L’augmentation est indéniable mais elle ne ne suit pas une montée en flèche.

• Pour mémoire, enfin, comme le rappelle obstinément l’OCDE dans son rapport annuel, la France occupe une position très moyenne dans la part d’immigrés que compte sa population, de même que dans le nombre des naturalisations.

Mais la classe politique semble avoir du mal à consulter les données d’Eurostat et de l’OCDE, encore plus à dresser des comparaisons internationales sur la base de données proportionnelles. C’est une des missions centrales de l’Institut Convergences Migrations, aiguillonné par l’association Désinfox-Migrations, de rétablir les ordres de grandeur dans ce domaine. La tentation est grande d’agiter le spectre de l’invasion par le nombre et de nourrir le mythe d’une concurrence entre immigrés et natifs pour l’accès aux ressources. Le maniement sauvage des chiffres permet à bon compte d’entretenir les peurs et d’accumuler une rente électorale. Alors que s’annonce une nouvelle loi sur l’immigration et l’asile, il faut rappeler que ce n’est pas tant l’immigration qui est incontrôlée en France que l’usage politique des chiffres de l’immigration.

(1) Textes cités dans notre essai Immigration, le grand déni, Seuil /La République des idées, 2023.

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François Héran, démographe, est professeur au Collège de France sur la chaire « Migrations et sociétés » et président de l’Institut Convergences Migrations (ICM). Première parution de l'article dans le premier numéro de De Facto Actu. Mise en ligne de l'article le 20 mars 2023 sur le site de l'Institut Convergences Migrations qui édite De Facto.

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