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Monde

La Syrie, enjeu d'une guerre froide sans merci entre Arabie Saoudite et Iran

Interview de Romain Caillet

Rédigé par Maria Magassa-Konaté | Mardi 10 Septembre 2013 à 06:00

           

La guerre des images bat son plein. Washington a envoyé aux sénateurs des extraits vidéo montrant des Syriens morts ou agonisants, probablement empoisonnés au gaz lors de l’attaque chimique meurtrière du 21 août dernier, pour les convaincre de voter en faveur d'une intervention en Syrie à laquelle le Congrès américain débat depuis lundi 9 septembre. Dans le même temps, les preuves que doivent rapporter des inspecteurs de l'ONU quant à la responsabilité du régime dans cette attaque se font attendre. De leur côté, les pays arabes sont résolument divisés sur cette question. Romain Caillet, doctorant en histoire contemporaine, dont les travaux portent sur le salafisme, nous éclaire sur la position des puissances occidentales et des pays arabes mais aussi sur les luttes d’influence d’un conflit qui perdure depuis plus de deux ans.



Le bilan humain et matériel causé par la guerre en Syrie s'alourdit de jour en jour.
Le bilan humain et matériel causé par la guerre en Syrie s'alourdit de jour en jour.

Romain Caillet, doctorant en histoire contemporaine à l'Institut Français du Proche-Orient (IFPO).
Romain Caillet, doctorant en histoire contemporaine à l'Institut Français du Proche-Orient (IFPO).

Saphirnews : Il semblerait que les puissances occidentales, en se taisant sur le coup d’Etat égyptien mais en voulant intervenir en Syrie, privilégient des « islamistes jihadistes » plutôt que des Frères musulmans démocratiquement élus…

Romain Caillet : Non, au contraire. Si l’Occident participe effectivement à l’armement de la composante islamiste de l’Armée syrienne libre (ASL), notamment le Front de Libération Islamique de la Syrie (FLIS) dont une bonne partie des brigades (Liwâ’ al-Islâm, Liwâ’at-Tawhîd ou les Faucons du Levant) ont une base salafie, non jihadiste, les cadres de ces brigades sont en revanche plus proches des Frères musulmans. Cela fait bien entendu partie de la propagande du régime syrien de prétendre que l’Occident est l’allié d’Al-Qaïda mais, en réalité, sur le terrain, c’est totalement faux.

On peut même penser que si l’Occident décidait de mener une intervention militaire déstabilisant réellement le régime, la seconde étape serait ensuite d’envoyer des drones pour abattre les leaders jihadistes en Syrie. La CIA envisage d’ailleurs officiellement le projet, d’une guerre des drones contre les jihadistes syriens, depuis près de six mois.

De la même manière, contrairement à ce que l’on peut entendre, l’Arabie Saoudite ne soutient absolument pas les groupes jihadistes en Syrie, que ce soit Jabhat an-Nusra ou l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL). Ces deux groupes sont des ennemis du régime saoudien, qui est en guerre totale contre le courant jihadiste depuis près de dix ans. Rappelons qu’il y a seulement quatre ans, en août 2009, un membre d’Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) a tenté d’assassiner le vice-ministre de l'Intérieur, Mohammed ben Nayef, dans un attentat-suicide.
En revanche, un soutien militaire et financier est effectivement accordé par le royaume saoudien à des mouvements d’inspiration salafie, mais qui n’auraient pas pris les armes dans un autre contexte que celui de la Syrie.

Les puissances occidentales apportent donc leur soutien aux Frères musulmans en Syrie, mais pourquoi pas en Egypte ?

Romain Caillet : Après le coup d’Etat du 3 juillet 2013, l’Occident a effectivement timidement soutenu les Frères musulmans mais celui-ci s’est retrouvé piégé par son alliance avec l’armée égyptienne. La relation des Etats-Unis avec l’armée égyptienne est tellement ancienne et profonde qu’ils ne pouvaient la rompre au profit des Frères musulmans, avec qui, finalement, peu de liens stratégiques avaient été noués.

Leur alliance avec l’armée est donc plus forte ?

Romain Caillet : Oui, tout a fait. Les Frères musulmans étaient devenus un de leurs nouveaux partenaires mais les Etats-Unis ont, très rationnellement, privilégié leur partenaire historique.

Quelle est la part des groupes « islamistes jihadistes » dans le conflit syrien ?

Romain Caillet : Si on parle des groupes purement jihadistes, c’est-à-dire ceux qui rejettent les principes de la démocratie, le cadre national syrien, la coalition d’Istanbul mais aussi toute relation avec l’Occident et les régimes arabes du Golfe, ils représentent environ 10 à 15 % des hommes sur le terrain.
Cependant, ils disposent d’une influence importante sur la rébellion, notamment en raison de leur capacité militaire, et de leur abnégation au combat, supérieures à celles des autres brigades. Avant de combattre en Syrie, les plus âgés d’entre eux ont participé jusqu’à parfois cinq conflits (Afghanistan, Bosnie, Tchétchénie, Irak et Libye), ce qui leur donne une expérience particulièrement appréciée auprès des combattants syriens.

Comment se financent-ils ?

Romain Caillet : Le principal groupe jihadiste est aujourd’hui l’EIIL, véritable Etat dans l’Etat en Irak. Il dispose d’un ministère des Finances qui prélèvent des impôts (notamment la zakât) auprès des populations sunnites en Irak. C’est lui qui a formé, financé et équipé Jabhat an-Nusra avant d’annoncer officiellement sa présence en Syrie en avril 2013. Au cours de ces derniers mois, l’EIIL s’est emparé de plusieurs puits de pétrole à l’est de la Syrie, renforçant ainsi son indépendance économique et financière.

Vous êtes au Liban. La position de Beyrouth contre une intervention militaire vous étonne-t-elle ?

Romain Caillet : Officiellement, il y a une politique de distanciation vis-à-vis de la crise syrienne, qui est prônée par tous les partis au Liban. Mais, dans les faits, c’est toujours la coalition pro-régime syrien du 8 mars (dont le Hezbollah fait partie, ndlr), toujours au pouvoir malgré la démission de son gouvernement, qui mène une politique favorable aux intérêts du régime de Bachar al-Assad. Toutefois, cette politique favorable aux intérêts du régime syrien est un plus feutrée que celle qui est affichée par l’Irak chiite de Nouri al-Maliki.

Pour quelles raisons ?

Romain Caillet : La coalition du 8 mars doit tenir compte de l’autre partie du spectre politique libanais, le 14 mars, qui, lui, soutient la rébellion syrienne. A l’inverse, en Irak, depuis l’occupation américaine, les institutions de l’Etat sont passées totalement sous la domination des chiites, favorables au régime alaouite de Bachar al-Assad, tandis que les Arabes sunnites, soutenant la révolution syrienne, sont désormais une minorité affaiblie, n’ayant pas les moyens d’influencer la politique de leur gouvernement.
fin d’illustrer le positionnement sectaire de certains membres du gouvernement al-Maliki, rappelons que Hadi al-Amir, ministre des Transports, s’est déclaré favorable à l’engagement des combattants chiites irakiens aux côtés du régime de Bachar al-Assad.

C’est une position opposée à celle de l’Arabie Saoudite et des autres riches pays du Golfe. Qu’en pensez-vous ?

Romain Caillet : Je ne pense pas qu’il faille opposer « riches pays du Golfe » et « républiques populaires », lorsqu’on analyse la guerre froide qui oppose l’Arabie Saoudite à l’Iran, l’exemple égyptien est d’ailleurs là pour nous le rappeler.
En réalité, la Syrie est aujourd’hui le principal terrain d’affrontements entre l’axe saoudien et l'axe iranien. C’est ce qui détermine le positionnement de leurs alliés respectifs dans la crise syrienne, allant parfois même à l’encontre de leurs propres intérêts. Ainsi, en Jordanie, le gouvernement du roi Abdallah II, qui redoute que la chute du régime syrien ne le menace à son tour, est contraint de soutenir, à contre-cœur, la révolution syrienne au nom de son alignement sur l’axe saoudien.

Bachar al-Assad avec l'ancien président iranien, Mahmoud Ahmadinejad.
Bachar al-Assad avec l'ancien président iranien, Mahmoud Ahmadinejad.

Pourquoi l’Arabie Saoudite, habituellement critique envers les révolutions populaires, adopte-t-elle un discours différent avec la Syrie ?

Romain Caillet : Au début de la révolution syrienne, en mars 2011, les responsables saoudiens ont fait preuve de beaucoup de retenue en raison, justement, de leur hostilité de principe aux manifestations populaires et à l’instabilité politique. Sur la scène régionale, c’est surtout le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, qui fut le premier à se positionner ouvertement en faveur de la révolution syrienne.
Puis au fur et à mesure que le régime syrien s’est affaibli, il est progressivement tombé sous la coupe des services iraniens venus dès les débuts de la révolution pour superviser la répression des manifestants.

Aujourd’hui, la structure du régime syrien tel qu’il existait avant la révolution n’est plus. Bachar al-Assad est devenu un vassal de l’Iran, consulté désormais dans toutes les décisions importantes prises à Damas. Dans cette perspective, qu’on a parfois du mal à comprendre en Europe, notamment en France où certains éditorialistes voient encore le régime syrien comme un bastion de la laïcité en terre arabe alors qu’il n’est plus qu’un satellite de Téhéran, la dimension du conflit a changé pour l’Arabie Saoudite.
D’ailleurs, à ce jour, c’est non plus le Qatar mais l’Arabie Saoudite qui fait office de principal bailleur de fonds pour la plupart des brigades de l’ASL.

L’Arabie Saoudite a pris le dessus sur le Qatar ?

Romain Caillet : Oui. Il y a même des brigades qui étaient jusque-là financées par le Qatar. Je pense notamment à Liwâ’ al-Islâm du FLIS, à Damas, qui sont en train de passer sous influence saoudienne.

Est-ce le Qatar qui se met en retrait ou l’Arabie Saoudite qui veut intensifier sa présence dans ce conflit ?

Romain Caillet : Un peu des deux. Il y a effectivement un nouveau gouvernement qatari qui cherche à se mettre en retrait par rapport à la politique de son prédécesseur, dont l’activisme avait fini par agacer ses partenaires arabes et occidentaux. D’autre part, l’Arabie Saoudite veut désormais se positionner davantage sur le champ de bataille syrien, dans le cadre de sa guerre froide contre l’Iran.
Ainsi, on remarque que plus l’Iran et ses affidés du Hezbollah s’investissent aux côtés du régime alaouite, plus l’Arabie Saoudite, en retour, accentue son soutien à l’ASL. Sur le long terme, le Hezbollah libanais pourrait d’ailleurs devenir un boulet pour Bachar al-Assad dans le sens où ce dernier a élaboré sa communication avec l’Occident, notamment la France et l’Europe, en se présentant comme le dernier chef d’Etat laïc du monde arabe. Or, ce type de discours devient intenable lorsque l’on est l’allié du Hezbollah, qui figure sur la liste des organisations terroristes des Etats-Unis et, pour sa branche militaire, depuis juillet 2013, sur celle de l’Union européenne.

En toile de fond, il y a le conflit entre sunnites et chiites. Quelle est la place du fait religieux dans cette lutte d’influence ?

Romain Caillet : Au début, lors de la phase des manifestations, puis durant la première année de ce qu’il faut bien appeler aujourd’hui « la guerre de Syrie », il s’agissait davantage d’un conflit entre sunnites et alaouites plutôt qu’une guerre opposant des sunnites aux chiites.
Rappelons que même si les alaouites représentent effectivement une branche du chiisme, ces derniers sont considérés comme des hérétiques par les oulémas chiites. Ainsi, au début de la révolution syrienne, la majorité des opposants au régime n’étaient absolument pas anti-chiites mais une partie importante d’entre eux, notamment ceux qui sont issus des milieux populaires, se sentait dominée par une communauté alaouite, malheureusement assimilée au régime des Assad.

Au cours de la phase suivante du conflit, l’Iran et le Hezbollah ont affiché de plus en plus ostensiblement leur soutien économique, politique et militaire au régime, nourrissant ainsi en réaction une telle colère parmi les révolutionnaires syriens que la lutte contre les alaouites est quasiment passée au second plan derrière un conflit purement sunnites/chiites.

Parlez-nous des réfugiés syriens au Liban…

Romain Caillet : Toutes les composantes de la société et de la scène politique syrienne sont présentes au Liban. Parmi le million de Syriens qui s'est réfugié au pays du Cèdre, on trouve bien entendu des partisans de la révolution mais aussi des gens soutenant encore Bachar al-Assad ou de simples citoyens, indifférents aux enjeux du conflit mais pas à ses conséquences concrètes, dont les préoccupations sont d’ordre davantage matériel que politique.

Une intervention étrangère est-elle attendue par ces réfugiés ?

Romain Caillet : Difficile pour un chercheur français d’avoir une idée de l’avis de la majorité silencieuse n’appartenant réellement à aucun des deux camps. Au début de la révolution, la majorité des réfugiés syriens au Liban venaient des régions très majoritairement favorables aux rebelles, notamment de Homs et d'Idlib, si bien qu’il était rare de pouvoir rencontrer un Syrien sunnite se déclarant partisan du régime.

Mais, depuis l’arrivée d’une partie importante de la petite et moyenne bourgeoisie damascène, majoritairement favorable à une solution politique, les choses ont un peu changé. Hormis les fidèles de Bachar al-Assad, bien entendu opposés à une intervention étrangère contre le régime qu’ils soutiennent, il me semble que les membres de la classe moyenne et de la petite bourgeoisie craignent que des frappes occidentales, qui ne déboucheraient pas sur une solution politique, aggravent encore la violence et les destructions, notamment à Damas.
Une victoire de la révolution ne pouvant avoir lieu, en raison des forces en présence, et de leurs alliés respectifs, sans une destruction, au moins partielle, de la capitale syrienne.






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