Connectez-vous S'inscrire

Livres

La Flûte des origines, un soufi d’Istanbul, de Kudsi Erguner

Rédigé par Marie-Odile Delacour | Lundi 9 Décembre 2013 à 11:41

           


Cette rencontre entre Dominique Sewane, une anthropologue spécialiste de l’Afrique, et Kudsi Erguner, joueur de ney héritier d’une tradition ottomane, était improbable. Elle donne pourtant en cet automne, après cinq années d’entretiens et de pointilleuse écriture, un beau témoignage sur le chemin d’un enfant turc, Kudsi Erguner, élevé à Istanbul selon une tradition réprouvée par le nouvel ordre laïc dans les années 1950 et 1960 et devenu transmetteur de la tradition soufie.

L’ouvrage La Flûte des origines, un soufi d’Istanbul*, à l’édition soignée (cartes, dessins, calligraphies, photos, documents personnels…), offre ainsi au lecteur une plongée dans ce que la civilisation musulmane a pu offrir de plus bouleversant au monde : le sens profond de la transmission de la Tradition. Grâce à sa profonde compréhension de la musique, le père de Kudsi Erguner, lui-même grand joueur de ney et initiateur de son fils, lui apprend qu’il « faut être la musique » pour devenir vraiment musicien, c’est-à-dire avoir trouvé en soi l’harmonie subtile entre son souffle et ses actes.

Ce qui est vrai pour la musique l’est pour tous les aspects de la vie. La notion d’unité, si présente en islam, n’est-elle pas aussi l’harmonie entre ses paroles et ses actes ?

Témoignage d’une relation exceptionnelle entre le père, qui tente à sa manière de préserver l’héritage de sa lignée malgré le traumatisme de la « laïcisation », et le fils, mu par une soif spirituelle en contradiction avec l’évolution de la société stambouliote. Kudsi Erguner s’inscrit dans la tradition de la confrérie Mevlevi, fondée au XIIIe siècle par Sultan Valad, fils de Rûmî, et connue aujourd’hui comme la confrérie des derviches tourneurs.

Kudsi Erguner, en se confiant à l’anthropologue, nous fait le cadeau de nous introduire dans l’intimité d’une famille, la sienne, qui fréquente clandestinement le tekke (zaouïa) où se réunissent, au risque de leur vie parfois, les disciples héritiers de Rûmî. La Turquie de Mustafa Kemal a souhaité éliminer toutes traces de l’héritage ottoman, dont le soufisme fut un fleuron, et punissait avec vigueur les transgresseurs. Parfois à mort.

Ce livre est une sorte d’initiation du lecteur au soufisme issu d’une des plus prestigieuses chaînes de transmission de la Tradition. Ouverture d’esprit, exigence éthique, rigueur du comportement, créativité, recherche de la sagesse, à travers le parcours du jeune Kudsi, le lecteur découvre ce qu’est une voie soufie. Le soufisme, explique-t-il, est au cœur même de l’islam, mais il a toujours été combattu par les esprits dogmatiques, qu’il dérange dans leur étroitesse de vue.

Dans son parcours, le musicien en quête de sens a rencontré de belles personnes, personnalités éminentes mais secrètes d’Istanbul, dont il esquisse le portrait au fil du récit. Évocation d’une société mal connue en Occident, et qui pourtant, à partir de 1923, tourne délibérément les yeux vers l’Ouest. Ce dernier, qui, aujourd’hui encore, feint de ne rien remarquer. Pourtant, nous avons beaucoup à apprendre de l’héritage ottoman, comme le démontre le récit vivant et personnel de Kudsi Erguner, mis en forme par Dominique Sewane.

Un bémol, cependant, l’auteur se risque parfois dans le règlement de comptes, comme il le fait envers Eva de Vitray-Meyrerovitch , première traductrice en français des 50 000 vers du Mathnavi, l’œuvre majeure de Rûmî. Même si l’on peut reprocher à l’islamologue rigoureuse qu’elle fut toute sa vie certains choix de traduction, n’a-t-elle pas eu le mérite de consacrer dix ans de sa vie à une autre belle transmission ? Le Mathnavi, un trésor du patrimoine mondial, n’est connu du public francophone, dans son intégralité, que depuis à peine quinze ans grâce à elle ! Kudsi Erguner laisse aussi entendre parfois que seule la confrérie Mevlevi représente le vrai soufisme. Pourfendant, pas toujours à tort, les faux maîtres qui se multiplient en Occident, mais parfois sa passion et son sens critique étonnent de la part d’un disciple censé avoir appris à maîtriser ses humeurs…

* Kudsi Erguner, La Flûte des origines, un soufi d’Istanbul, entretiens avec Dominique Sewane, Éd. Plon, coll. « Terre Humaine », octobre 2013, 300 p., 26 €.





SOUTENEZ UNE PRESSE INDÉPENDANTE PAR UN DON DÉFISCALISÉ !