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Points de vue

Féminin, masculin

Rédigé par Tariq Ramadan | Jeudi 22 Mai 2014 à 20:47

           


Comment cela a-t-il commencé ? Quelle en fut la cause première ? S’agit-il de l’essence des choses ou d’un accident de l’histoire humaine ? Comment se fait-il que, d’aussi loin que notre mémoire se souvienne, toutes les sociétés et les cultures humaines ont eu en commun l’établissement de rapports de force qui, quasi systématiquement, ont défavorisé la femme.

On peut certes citer ici et là des cas de sociétés matriarcales, des exemples de femmes de liberté et de pouvoir mais, qu’on le veuille ou non, ce sont davantage des exceptions notoires que la règle. D’aucuns en ont conclu, à partir de leurs interprétations des enseignements de leur tradition ou de leur religion, qu’il s’agissait là de la loi de la nature, voire de l’essence des choses. D’autres ont cherché à comprendre quelles étaient les dynamiques et les logiques sociales qui, très tôt, ont inscrit les rapports homme-femme dans la logique d’une relation de pouvoir et de domination.

Entre ces deux positionnements philosophiques et idéologiques, parfois même religieux, la plupart des femmes et des hommes ont évolué au gré de l’Histoire et de l’environnement social : les femmes ont acquis des droits, cela ne fait pas de doute, les hommes ont perdu des repères, cela est non moins évident, mais nul ne peut contester la réalité des bouleversements. Des questions demeurent, des inégalités, des tensions et quelques doutes également : la situation est loin d’être parfaite quelles que soient les sociétés, du Nord ou du Sud, riches ou pauvres, séculières ou non.

Le traumatisme est ancien. La plupart des récits de la Création rapportent que l’homme fut créé en premier. La femme est venue ensuite pour l’accompagner et/ou le seconder. Parfois, les récits ou les textes sont clairs, parfois ce sont des interprétations masculines qui ont fixé ces vérités. Dans l’ordre social et politique, la constante est la même.

Parmi la multitude des pharaons et des rois, une dizaine seulement furent des femmes dont le rôle social au sein du peuple était, pour la plupart, tout à fait secondaire, pour ne pas dire inexistant. Chez les Incas, les Mayas et les Aztèques, le sort réservé aux femmes était identique : elles étaient épouses, mères ou servantes, elles cuisinaient, entretenaient la demeure et étaient parfois valorisées par le métier du tissage. Chez les Aztèques, ce sont les sages-femmes qui ont un statut particulier : elles aident à donner la vie, elles accueillent, protègent, puis libèrent la femme et l’enfant des souffrances de l’accouchement.

Les rapports réels et les représentations symboliques sont toujours les mêmes : des rôles féminins liés au service (le plus souvent, mais pas toujours, considérés comme secondaires ou subalternes), et d’autres fonctions spécifiques, en rapport à la vie et au sacré, qui offrent une distinction, un pouvoir particulier, au cœur d’un ordre social et culturel très masculin et patriarcal. On se souvient de l’absence de présence féminine dans les cercles philosophiques de la Grèce antique. L’épouse de Socrate était exceptionnellement à ses côtés au moment de son exécution, à l’heure de boire la ciguë.

On pouvait parler des femmes, philosopher sur l’amour – cette élévation menant de l’attrait des corps à la beauté des Idées comme dans Le Banquet –, mais demeurait cette image ambiguë de l’être féminin : pour le philosophe-chasseur, amoureux de la vérité et de la beauté absolue, la femme est tout à la fois une étape, une quête et un symbole. Étape dans le dépassement du corps, quête de l’amour à approfondir et enfin symbole de l’expérience et de l’initiation humaines. Elle reste néanmoins l’« absente » dans son être et dans ses aspirations personnelles.

On lui reconnaît un pouvoir, cela va sans dire, mais on s’en méfie et on tente de le maîtriser autant que faire se peut : son corps est à la source de la vie et elle est donc indispensable, mais ce même corps a le pouvoir de séduire, de soumettre la raison et d’enchaîner l’homme à son destin animal. Les mythologies grecque et romaine avaient dessiné ce type de caractère ambigu avec la déesse Artémis, également appelée Diane ou Hécate. Ayant observé la douleur de l’accouchement, elle désire ne jamais se marier, reste vierge et représente la chasseresse curieusement entourée d’animaux, ses proies naturelles. Le jour, elle protège la fertilité, la vierge pureté et la vie ; la nuit, à la lumière de la lune, elle se venge, donne la mort et se transforme en magicienne. Deux faces, un pouvoir insondable et fascinant.

Dans sa quête de vérité, Socrate avait comparé sa méthode dialectique à un accouchement : avec la maïeutique, le philosophe se faisait sage-femme de l’esprit afin de faire accoucher son interlocuteur des idées qu’il ne savait pas posséder. Le philosophe était à l’idée ce que la sage-femme était à l’enfant, avec l’élévation spirituelle en plus et la douleur en moins. Une réappropriation de l’essence corporelle de la vie par l’accès à son sens intellectuel et spirituel supérieur : la femme appartenait au corps, le philosophe à l’esprit. Mais cette comparaison seule disait quelque chose du pouvoir mystérieux de la femme à l’origine et au cœur de la vie. Au demeurant, la noblesse supposée de la sage-femme accompagnant la vie ne pouvait avoir d’existence que par l’acceptation préalable de la femme, de son corps, du désir et de la sexualité donnant la vie.

L’autre pouvoir, celui de la séduction, de la passion et de l’instinct, accompagne le destin de l’homme et dévoile la nature de ses tensions, de ses contradictions, avec, toujours, d’implacables souffrances à endurer. Sur le mont de l’Olympe, les trois Moires (les Parques chez les Romains) filent, tissent très précisément, la destinée des hommes, à la lumière de la lune – encore – dans la nuit. Elles ont ce pouvoir invisible et pourtant si puissant.

Les traditions hindouiste et bouddhique avaient déjà, auparavant, abordé ces paradoxes. Très présente dans le Panthéon hindou, la femme reste le mystère, la voie autant que l’obstacle et dans le quotidien ses qualités sont d’abord sa fidélité et son abnégation. La douleur de l’enfantement, associée au fait de donner la vie (et de vivre), est également la parabole la plus explicite des cycles de l’enchaînement et de la souffrance qu’il faut dépasser dans la tradition bouddhique.

Des motifs récurrents et des symboles se font écho d’une tradition et d’une culture à l’autre : la vie, le corps, l’instinct, le destin, la pureté, la séduction, le désir, la souffrance. Les histoires de la Torah et de la Bible ne sont pas en reste : Ève, symbole de la tentation, du fruit défendu, qui est séduite et qui séduit, subit les cycles de l’impur et donne la vie, si noble, avec tant de souffrances en accomplissant l’acte sexuel au moyen d’organes qui véhiculent à la fois l’intensité du désir et la honte des besoins naturels. Le pouvoir de l’ombre encore, troublant, et au fond plus fort que tous les ordres et que toutes les règles.

Dans son roman historique La Sorcière, l’écrivain français Michelet décrit les étapes de l’ascension de la femme-sorcière au cœur de la nuit, « à la lumière de la lune », avec les messes noires, le contre-pouvoir, le vrai pouvoir. L’homme possède le jour, elle possède la nuit ; l’homme entretient l’ordre apparent, historique et fragile, elle possède le désir invisible, essentiel et invincible ; l’homme a le pouvoir du maître qui n’est rien sans son esclave, elle a le pouvoir de l’esclave qui est un être libre sans son maître. Une inversion des ordres et la femme acquiert une connaissance qui la rapproche du diable.

Nietzsche partageait cette intuition lorsqu’il affirmait que la science doit être « femme » et qu’elle représente tout à la fois le mystère et le danger du savoir : le fruit défendu appartient à l’arbre de la connaissance et c’est le diable qui invite la femme à y goûter. Effrayante révélation : la femme est la vie, la souffrance, la séduction et le savoir ou plus précisément elle est la souffrance, la séduction et le savoir qui sont l’essence de la vie. Le corps social peut bien l’assujettir, tout porte à croire qu’elle en détient le cœur.

Deux faces, le paradoxe d’une contradiction, comme le sont les deux caractères coraniques avec la sagesse noble et exemplaire de la reine de Saba, Bilqis qui détient le pouvoir politique sur tant d’hommes, et la folie passionnée de la femme du maître de Joseph (Yûsuf), séduite, dépossédée et pourtant maîtresse de toutes les ruses. Une relation difficile et des rapports de force et de peur aussi vieux que l’humanité des hommes : il s’est agi de comprendre, de contrôler et parfois de dominer tout en sachant que, à la lumière de la lune, il était un secret essentiel, celui du pouvoir féminin indomptable et de sa liberté inaliénable. Reste à organiser en société ce que la vie lui offre en vérité.

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Tariq Ramadan est, notamment, professeur d’études islamiques contemporaines à l’université d’Oxford (Royaume-Uni) et senior research fellow à l’université de Doshisha, à Kyoto (Japon). Il est également directeur du Centre de recherche sur la législation et l’éthique Islamiques (CILE), à Doha (Qatar). Il est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages. Dernier ouvrage paru : Au péril des idées (Presses du Châtelet, 2014).
Première parution de cet article sur tariqramadan.com





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