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Points de vue

Crise de la conscience islamique contemporaine

Rédigé par Tariq Ramadan | Mercredi 10 Avril 2013 à 00:02

           


De l’Asie au continent américain, en passant par le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Europe, le constat s’impose de lui-même à l’esprit de l’observateur et du chercheur : la conscience islamique contemporaine traverse une crise profonde. Comment être un musulman aujourd’hui ? Comment être fidèle à ses principes tout restant ouvert sur le monde ? Les musulmans ont-ils les moyens de gérer leur diversité et de dépasser les multiples divisions qui les minent ? Que peut-on espérer dans les sociétés majoritairement musulmanes en termes de nouveau modèle de développement, de projet éducatif, de justice sociale et d’alternative économique ? Quelles contributions originales la civilisation islamique millénaire peut-elle apporter au coeur du concert des civilisations et des cultures ? Partout les musulmanes et les musulmans, les individus comme les sociétés, se posent ces questions lancinantes. La crise dure depuis si longtemps et les réponses tardent à venir : la lumière au bout du tunnel semble n’être encore qu’une vue de l’esprit.

L’essence du message spirituel, religieux et philosophique de l’islam est à la fois claire et exigeante. L’être humain est un être libre qui doit assumer avec responsabilité cette liberté, en se recherchant spirituellement et intellectuellement la paix (as-salam). L’islam est une quête de paix : la paix du cœur comme la paix sociale, la paix entre les citoyens comme la paix entre les Nations. En cela son message est bien exigeant et nous invite à ne négliger aucune condition de la paix et à garder constamment à l’esprit l’ordre et la priorité des finalités.

Si la fin ultime est de répondre au Créateur et de l’aimer, si l’espérance essentielle dépasse l’horizon de la vie d’ici-bas, il n’en demeure pas moins que le respect de la vie d’ici-bas ("N’oublie pas ta part [de bien et de bien-être] dans la vie d’ici-bas"), le savoir (un message "pour ceux qui sont doués d’intelligence"), la dignité ("Nous avons octroyé la dignité aux êtres humains"), la liberté ("Pas de contrainte en matière de religion") et la justice ("Dieu commande la justice et l’excellence") sont des valeurs et des principes qui sont des objectifs à atteindre, ici et maintenant. Les fins sont claires et imposent aux croyants, avec leur cœur, leur intelligence et leur être, de participer à ces jihad de l’humanité, de la dignité et de la conscience : libres, ils sont invités à s’engager à agir, avec toute l’intensité de leur foi, et à réformer leur être et le monde. L’espérance en l’Unique exige qu’ils ne perdent jamais espoir parmi les hommes.

Les signes les plus manifestes, et les plus graves, de la crise de la conscience islamique contemporaine relèvent d’un double phénomène général qui s’exprime dans l’inversion des moyens et des fins, de même que dans le renversement de l’ordre de l’essentiel et du secondaire. Cette inversion et ce renversement résument les contours de la crise dans à peu près tous les domaines de l’agir humain ; voire même, en amont, dans le message spirituel de l’islam lui-même. Les croyants sont invités à vivre en étant nourris de cette présence de l’Unique, en agissant en conscience "comme s’ils le voyaient" ; or voilà que certains agissent en Son nom et oublient pourtant cette finalité pour finir par être obsédés par leurs propres actions, leurs organisations, leurs mouvements, voire le pouvoir ou l’argent. Les moyens se sont substitués aux fins et l’essence même de l’édification spirituelle de l’action s’est perdue : comme un être qui finirait par fixer son attention sur le rituel des gestes de son corps et en négligeait l’élévation de son cœur.

Face à cette réalité, d’aucuns ont cherché dans les enseignements spirituels, ou dans des cercles mystiques, des moyens de résister à ces dérives. Certains ont trouvé un réel équilibre mais on voit chez d’autres des excès inquiétants. Alors que la spiritualité devait aider à changer la vie, les voilà vivant leurs expériences spirituelles à côté de leur vie, laquelle reste peu influencée par les enseignements et spirituels et éthiques. D’autres encore décident de livrer presque entièrement leur cœur et leur être à des guides et des maîtres qu’ils idéalisent, tout en s’infantilisant dangereusement, alors que le but ultime du message islamique consiste à former des êtres libres, responsables et autonomes dans leur relation à Dieu et aux Hommes.

Voici venir l’époque dangereuse d’une spiritualité musulmane quelque peu pervertie qui enfante des êtres potentiellement schizophrènes et/ou gravement assistés. L’éducation des cœurs qui devait rappeler aux êtres humains les finalités de leur existence finit par négliger l’enseignement essentiel. L’exil spirituel est un moyen dont l’objectif ultime est la réconciliation de l’être avec son cœur dans l’humilité et la paix. S’exiler pour s’exiler pourrait bien en ce sens être un piège de l’ego qui devait être maîtrisé et qui pourtant, malicieusement, triomphe encore. Une inversion pernicieuse.

C’est cette même inversion que l’on retrouve lorsque l’on étudie la question des règles islamiques (le licite et l’illicite, le halal et le haram) dans le monde contemporain. Qu’il s’agisse de la pratique personnelle et des règles sociales, voire des législations appliquées, on fait face au même phénomène : une hypertrophie de la norme qui limite, interdit et accuse dans l’oubli des objectifs supérieurs pour la réalisation desquelles ces règles et ces lois ont été établies au premier chef. Au-delà même des courants les plus littéralistes, on perçoit ce réflexe chez un grand nombre de juristes (fuqaha) et de croyants ordinaires confondant le respect d’une norme - sans tenir compte du contexte et des objectifs - avec la fidélité à sa finalité.

La règle devait être un moyen, la voilà transformée en but en soi. Il faut dire et répéter que des règles claires et immuables (pratiques, devoirs, interdits) existent et qu’il faut les respecter. Il faut néanmoins ajouter que certaines prescriptions nécessitent la compréhension du contexte si on veut rester fidèle à leur raison d’être. Des questions de fond sont ainsi négligées : la surdétermination des normes permet de légitimer des attitudes, licites légalement, qui ne respectent pas l’éthique islamique en matière de comportement. Le traitement des animaux est un exemple parmi d’autres : la focalisation sur le caractère licite de la viande égorgée selon les strictes règles islamiques amène à négliger, et à ne pas remettre en cause, l’inacceptable traitement des animaux de leur vivant (et ce même chez les musulmans).

Les exemples de la sorte sont légions : le caractère licite de la règle n’offre pas forcément la garantie du fondement éthique du comportement. Cela est vrai dans le domaine de la justice sociale, des relations hommes-femmes, du racisme, du pluralisme, etc. L’obsession de la norme transforme cette dernière en finalité et non plus en moyen, et inverse les priorités : l’essentiel s’oublie et se perd. Le Messager (PBDL) avait pourtant clairement traduit le sens de sa mission, au moyen des règles et au-delà de celles-ci : "J’ai été envoyé pour parachever [accomplir], les bons comportements [les comportements éthiques]". Une règle ne vaut que par la finalité qui lui donne sens : prier sans se souvenir de l’Unique n’est plus prier.

La crise est profonde et exige un réveil, un renouveau, une révolution - au sens littéral - de la pensée. Ce que révèle ces confusions et ces inversions tient, en amont, à un état d’esprit, à une psychologie collective, qui, depuis des générations, a intégré - jusqu’à en faire une seconde nature - cette idée du dominé qui doit se protéger au moyen des règles, des prescriptions, des interdits, au point de dénaturer le sens même des enseignements islamiques. Façonné par cette psyché du dominé sur la défensive, la norme est effectivement pensée comme un objectif en soi, une limite, un cadre à affirmer pour prévenir la perte de soi, l’aliénation, voire la dissolution. Cette attitude, naturelle comme un premier réflexe de survie, ne peut que produire une crise de confiance et de sens si l’on s’y enferme. On le constate aujourd’hui.

Nous assistons à la fin d’un cycle comme l’histoire de la civilisation islamique en a connu de nombreux. D’autres savants et penseurs, de nouvelles générations, vont émerger et accompliront cette réforme fondamentale des esprits qui lisent les Textes sacrés et l’Univers de façon renouvelée, fidèle et courageuse. Des femmes et des hommes qui portent le projet d’une réforme des consciences, qui résistent à la déshumanisation de leur être spirituel, qui refusent le monde tel qu’il est et s’engagent à réformer les cœurs et les sociétés, non pas pour s’adapter à ce qu’ils sont devenus dans leur malaise et leurs errances, mais pour les transformer et les mener à ce qu’ils devraient être, dans la liberté, la dignité et la paix.


* Tariq Ramadan est, notamment, professeur d’études islamiques contemporaines à l’université d’Oxford (Royaume-Uni) et senior research fellow à l’université de Doshisha, à Kyoto (Japon). Il est également directeur du Centre de recherche sur la législation et l’éthique Islamiques (CILE), à Doha (Qatar). Il est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages. Dernier ouvrage paru : L’Islam et le Réveil arabe (Presses du Châtelet, 2011).
Première parution de cet article sur www.tariqramadan.com






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