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Economie

Amzat Boukari-Yabara : « Ceux qui défendent le franc CFA savent que les jours de cette monnaie sont comptés »

Mobilisations contre le franc CFA, où en est-on ?

Rédigé par Yassin Alami | Jeudi 2 Novembre 2017 à 11:00

           

Une monnaie unique entre les 15 Etats membres de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) ne verra pas le jour en 2020, a fait savoir fin octobre Marcel De Souza, président de l’organisation régionale. Huit des 15 pays rassemblés au sein de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) ont en commun le franc CFA, une monnaie qui cristallise toujours plus de critiques en Afrique mais également en France. L'historien Amzat Boukari-Yabara, auteur de « Africa Unite » (La Découverte), un ouvrage historique très documenté sur le panafricanisme, revient ici sur l’origine des mobilisations contre le franc CFA et leur avenir.



Amzat Boukari-Yabara, auteur d’Africa Unite (La Découverte), fait le point sur les mobilisations autour du franc CFA.
Amzat Boukari-Yabara, auteur d’Africa Unite (La Découverte), fait le point sur les mobilisations autour du franc CFA.

Pouvez-vous nous expliquer les origines du franc CFA ?

Amzat Boukari-Yabara : Les origines du franc des colonies françaises d'Afrique (CFA) remontent à 1945. Le Général De Gaulle, à la tête de la France libéré avec l'aide des soldats africains, va décider de réformer le franc colonial qui existait depuis 1853, époque où on avait mis en place un système monétaire de compensation pour les esclavagistes au moment de l'abolition de l'esclavage. En 1945, on va donc créer le franc CFA qui va être inscrit dans le système monétaire international de Breton Woods et qui va permettre à la France de vivre sur le dos de ses colonies.

Au moment où les indépendances surviennent en 1960, on va mettre en place des accords monétaires avec lesquels le franc CFA va devenir le franc des pays qui vont devenir indépendants à cette époque, à l'exception de la Guinée d’Ahmed Sekou Touré qui prend son indépendance en 1958 et du Mali de Modibo Keita qui va également sortir du système monétaire français. Le franc CFA va être renommé en franc de la Coopération financière africaine et franc de la Communauté financière africaine éclaté en deux zones : une zone pour l'Afrique de l'Ouest, une pour l'Afrique centrale et une troisième pour le franc des Comores et le franc malgache. Madagascar sortira du franc CFA plus tard ainsi que la Mauritanie.

En 1972-1973, les accords monétaires sont réformés, et on va mettre en place au sein des deux banques centrales des gouverneurs africains pour africaniser la gestion des banques centrales. Néanmoins, le franc CFA va continuer à être contrôlé par la Banque de France et par le Trésor français à travers un compte d'opération dans lequel les pays africains doivent déposer 50 %, puis 65 % et aujourd'hui jusqu'à 80 % de leurs réserves en échange de l'émission de cette monnaie imprimée dans l'imprimerie de la Banque de France à Chamalières, près de Clermont-Ferrand. Une garantie qui permet de couvrir la convertibilité et une fixité de cette monnaie est mise en place, mais en réalité elle n'est pas du tout convertible, et sa fixité est factice puisque le franc CFA va être arrimé au franc français - qui va disparaître en 2002 - puis à l'euro aujourd'hui. Le franc CFA est donc très clairement un héritage de la période coloniale qui a perduré aujourd'hui.

Par rapport à l'actualité, que pensez-vous de cette lutte contre le franc CFA ?

Amzat Boukari-Yabara : La lutte contre le franc CFA est une lutte de décolonisation. C'est une lutte également anticapitaliste puisqu'il s'agit d'affronter un système qui ne respecte pas la volonté et la souveraineté des peuples. C'est également une lutte qui s'inscrit dans une tradition historique puisque dès les années 1950 puis 1960, on avait déjà eu des contestations.

Dans les années 1990, au moment où ce franc avait été dévalué (précisément en 1994), il y a également eu, au niveau de la société civile africaine, une contestation de cette monnaie. Nous voyons aujourd'hui que les réseaux sociaux sont très importants puisqu'ils donnent une dimension, je dirais, internationale à la contestation et des populations, qui n'utilisent pas cette monnaie notamment ici en France, sont de plus en plus concernées et rentrent également dans cette lutte qui est, à mon sens, quelque chose d'extrêmement intéressant et positif.

Comme vous le dites, cette lutte est internationale. On a vu en France, lors des manifestations contre la loi Travail, des cortèges de militants scandant des slogans contre le franc CFA. Ce mouvement de lutte peut-il perdurer ?

Amzat Boukari-Yabara : Ce mouvement de lutte va perdurer parce qu'il est lancé dans les réseaux sociaux et nous connaissons aujourd'hui la force et l'impact des réseaux sociaux une fois qu'un sujet est lancé. On peut dire que le franc CFA a été médiatiquement balayé, il ne pourra donc plus revenir et ré-obtenir une forme de crédibilité.

C'est d'ailleurs une tentative que certains chefs d'Etats veulent de mettre en place, c'est-à-dire de changer l'appellation de cette monnaie alors que ce n'est pas juste une question d'appellation, c'est le système qu'il faut fondamentalement déraciner. Derrière la lutte contre le franc CFA, c'est bien évidemment la lutte contre Bolloré, Total, Areva, contre un certain nombre de multinationales qui font les plus gros bénéfices sur ce franc CFA, des bénéfices beaucoup plus importants encore que ceux de l'Etat français. C'est une lutte anticapitaliste, une lutte qui, à mon sens, va durer et je pense que ceux qui défendent le franc CFA savent que les jours de cette monnaie sont comptés.

Quand on parle de franc CFA ou de lutte contre le franc CFA, les détracteurs disent souvent qu'il n'y a pas d'alternatives. Y'en a t-il ?

Amzat Boukari-Yabara : Il y a bien évidemment des alternatives qui avaient été, dès le départ, proposées. Dans les années 1970, on avait déjà des comités qui avaient été mis en place pour trouver une autre forme de monnaie. Aujourd'hui, nous avons plusieurs possibilités. Il y a la possibilité pour chaque pays africain qui utilise le franc CFA de battre sa propre monnaie, donc des monnaies nationales mais c'est une possibilité qui serait probablement très coûteuse pour chaque Etat et nous avons des marchés qui sont insuffisants pour absorber la masse monétaire. Ensuite, il y a la possibilité pour les pays utilisant le franc CFA de sortir tous ensemble du franc CFA et d'utiliser une autre monnaie de manière commune. Cela est une position qui est, à mon sens, la plus potable et la plus crédible.

Ensuite, il y a la position beaucoup plus ambitieuse, celle que nous soutenons en tant que militants panafricanistes qui est d'aller vers une monnaie unique africaine, une monnaie continentale, qui serait adossée sur un certain nombre de ressources que possède l'Afrique. Nous avons en Afrique toutes les richesses du monde. Nous sommes les premiers producteurs en diamant, en cobalt, en nickel et dans bien d'autres matières premières extrêmement importantes sur lesquelles nous pouvons adosser notre monnaie et ensuite d'avoir un partenariat d'égal à égal avec les personnes avec lesquelles nous traitons. Il y a bien évidemment des alternatives mais ce qu'il manque aujourd'hui, c'est la volonté politique de les mettre en place.

Lorsqu’on parle de ces alternatives, on évoque souvent la monnaie unique pour les pays membre de la CEDEAO. Croyez-vous en cette monnaie unique dont on parle depuis déjà plusieurs années ?

Amzat Boukari-Yabara : Cette monnaie unique, on en parle effectivement depuis plusieurs années. Alors, elle va évoluer parce que, ces derniers mois, le Maroc a décidé d'entrer dans la CEDEAO. L’entrée du Maroc va poser beaucoup de questions et de nouvelles problématiques, sachant qu’il y a des accords à réajuster. Le Maroc, à l’époque, avait un franc colonial et en est sorti pour mettre en place le dirham, une monnaie nationale qui est adossée à 60 % et 40 % sur l’euro et le dollar.

Ce système, la monnaie marocaine, est probablement le prototype vers lequel le franc CFA risque d’évoluer, c’est-à-dire quelque chose qui serait garanti en partie par les Américains et par les Français. Mais je ne pense pas que cela soit réellement la volonté de ceux qui militent aujourd'hui contre cette monnaie. Nous voulons une monnaie totalement contrôlée par les Africains. (...) Que même la dénomination des institutions que nous voulons mettre en place ne soit même plus en français parce que, derrière le rejet du franc CFA, c’est le rejet du néocolonialisme francophone. Je pense que ce qui se passe aujourd’hui avec la CEDEAO va être extrêmement intéressant. Il serait beaucoup plus pertinent pour nos pays ouest-africains d’adopter la monnaie comme le Nigeria qui est une locomotive. Se pose également la question des pays d’Afrique centrale qui sont dans une positon beaucoup plus difficile qu’en Afrique de l’Ouest.

Là aussi, nous avons des réserves beaucoup moins importantes mais des richesses qui sont phénoménales donc il faut voir comment coordonner ces différents territoires, comment coordonner les économies dans un contexte où justement les crises économiques sont globalisées. I y a un certain nombre d’impératifs à maîtriser mais il faut savoir que nous avons des économistes de qualité qui ont très largement réfléchi sur ces questions-là et qui ont des propositions très concrètes. Encore une fois, ce qui fait obstacle à ces plans de monnaie unique africaine, c’est la volonté politique.

Amzat Boukari-Yabara : « Ceux qui défendent le franc CFA savent que les jours de cette monnaie sont comptés »

La lutte contre le franc CFA doit-elle être menée également en France ?

Amzat Boukari-Yabara : La lutte contre le franc CFA doit être bien évidemment menée en France parce que c'est elle qui contrôle en partie, à travers la Banque de France, le Trésor français et le ministère du Budget, l’utilisation des réserves des pays africains. Les pays africains n’ont aucune politique monétaire. Ils sont dépendants de Bercy. Ils sont obligés d’envoyer leur feuille de route à un fonctionnaire de la Banque de France et de Bercy qui valide leur politique monétaire. Il est donc très important que les Français soient au courant de cette situation qui est totalement inadmissible.

Les pays africains ont vu leur souveraineté monétaire capturée par la France. Il est donc fondamental qu’ici aussi, on organise le débat. Mais il faut savoir aussi que ce débat se mène déjà depuis un certain temps dans les cercles économistes africains et français. Ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est de le voir arriver sur la place publique, avec des mouvements de contestation qui se généralisent aussi bien dans l’Hexagone que dans les Caraïbes qui connaissent également une situation coloniale à travers la vie chère. De voir naître aussi de nouvelles formes de militantisme. On voit des collectifs afro-féministes qui sont en train de se poser la question de cette souveraineté monétaire. On voit donc que débattre en France du franc CFA permet aussi de former politiquement un certain nombre de personnes qui n’est pas au fait de cette vaste escroquerie dont ils sont de manière implicite la caution.

(…) Nous savons que la France travaille sur un projet de monnaie qui lui permettrait de garder ses intérêts. Ce que nous devons aujourd’hui opposer à ce projet monétaire, c’est un contre-projet dans lequel nous serions en capacité de contrôler de A à Z notre propre politique monétaire en commençant par la fabrication de notre monnaie et par la manière dont nous appellerons cette monnaie et le cours que nous lui fixerons par rapport aux richesses que nous possédons en Afrique et à la manière dont nous voulons soit les conserver, soit les industrialiser sur place, soit les vendre au reste du monde.

Que pensez-vous aujourd’hui du traitement médiatique fait en France sur le franc CFA ?

Amzat Boukari-Yabara : Le traitement médiatique du FCFA est extrêmement intéressant, c'est un sujet qui n’a jamais été tabou. Il y a toujours eu des thèses, des articles, des publications sur le FCFA. La différence aujourd’hui, d’une part, c’est que les réseaux sociaux sont rentrés dans la danse. (…) Il y a effectivement une bataille médiatique sur laquelle il faut être vigilant. Il ne faudrait pas que ce débat soit capturé médiatiquement par la presse française, il faut qu’elle revienne au plus près des populations parce que c’est là que les choses doivent se décider.

Il faut également voir cet intérêt médiatique pour le FCFA comme une manière d’éclipser d’autres sujets qui, à mon sens, sont tout au moins, voire beaucoup plus importants. Je pense notamment à la révolte du peuple togolais contre son dictateur Faure Gnassingbé, le fils d’Eyadema Gnassingbé arrivé au pouvoir en assassinant (en 1963) Sylvanus Olympio qui était le Premier ministre du Togo, la veille où il devait signer la sortie du Togo du franc CFA. (…) J’ai le sentiment que les médias français, en produisant des articles à tout bout de champ sur le FCFA, veulent un peu noyer la radicalité du mouvement et le récupérer, l’adoucir, l’édulcorer. Je pense donc qu'il est important que nous, (issus) des quartiers, Africains, Afro-descendants, Caribéens, soyons également en mesure de produire notre propre analyse médiatique pour ne pas être dépendants de médias qui sont aux ordres de l’Élysée.

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