Lionnes et gazelles

Quels musulmans voulons-nous être ?

Par Mehrézia Labidi-Maïza*

Rédigé par Mehrézia Labidi-Maïza | Lundi 17 Mai 2010 à 00:19



Mehrézia Labidi-Maïza : « Un dialogue interne est nécessaire. On ne peut pas en faire l’économie, même s’il est difficile. »
Depuis maintenant plus de cinq mois, nous vivons à l’heure du « niqab », rebaptisé « voile intégral » par les uns, « burqa » par les autres, etc. À part ma participation à un débat sur France 24, en arabe, sur l’opportunité ou non d’une loi interdisant cet habit, je n’ai pas voulu trop m’en mêler parce que j’avais d’autres priorités.

Notamment, promouvoir la coopération entre les femmes de toutes religions et de toutes cultures pour œuvrer ensemble et faire face à des problèmes communs telles la violence, la pauvreté et les injustices de tout genre. Et aussi faire avancer l’équité et l’égalité entre hommes et femmes mais aussi entre Sud et Nord et entre riches et pauvres.

Certes, je suis consciente des difficultés que vivent les musulmans, notamment face à la montée de l’islamophobie. Mais je ne veux surtout pas que nous nous confinions et que nous nous plaisions dans le rôle de la victime. Je veux que l’on se rappelle que nous avons tant à donner aux autres, que nous nous devons d’aller vers les autres et de bâtir, avec eux, la société de demain malgré ces difficultés.

Cette conviction vient, entre autres, de notre maître et guide Muhammad − paix et bénédictions de Dieu sur lui −, qui nous a enseigné que le musulman qui vit avec les autres et se montre patient face aux difficultés de vivre ensemble est meilleur à celui qui s’isole du monde. Nous sommes appelés, hommes et femmes, à assumer la mission d’intendance de Dieu sur Terre et de témoignage face aux humains des valeurs de notre foi, et ce n’est pas en érigeant des barrières entre nous et nos concitoyens que nous y parviendrons.

Mais face aux dernières péripéties de ce mauvais feuilleton dans lequel les politiques rivalisent d’excès de zèle avec des musulmans − se présentant comme détenteurs d’une pratique religieuse pure et surtout dure –, je sens comme mon devoir de contribuer à relancer un dialogue sur nos priorités comme Français et comme musulmans, afin d’être capables, ensemble, de dire halte aux comportements et aux déclarations excessifs de part et d’autre.

Les paroles de trop qui ont été dites à propos de la question de la burqa sont légion. Mais je ne crois pas me tromper si j’octroie la palme d’or de la bêtise au prétendu super musulman qui déclare que l’islam ne lui interdit pas d’avoir des maîtresses ! Je me demande comment « sa piété » lui permet de mentir pour camoufler sa polygamie. Je me demande aussi comment se sentent ses femmes qui se croyaient épouses légitimes « selon la Sunna » et qui se retrouvent maîtresses, donc pécheresses aux yeux de toute la France ! Pour rajouter à nos malheurs, voilà qu’un ministre se croit obligé de lui répondre par la menace d’une excommunication citoyenne ! C’est ridicule : un ridicule qui tue nos valeurs communes et notre vivre-ensemble, qui est déjà si fragilisé. Que nous arrive-t-il ? Où est la voix de la raison et où est la juste mesure ?

Personne ne sort gagnant de cette surenchère

Par rapport à l’époque où je suis arrivée en France, il y a maintenant une vingtaine d’années, j’ai l’impression que le regard porté envers les musulmans n’a pas beaucoup changé. Pire encore, l’attitude de certains porte-parole de la société française, intellectuels et politiques, exprime une vraie régression. Une régression dans la façon qu’ont les médias de traiter les sujets relatifs à l’islam, à la question de l’habit de la femme musulmane. Nous avons revu et réentendu les mêmes amalgames et les mêmes jugements à l’emporte-pièce : le port de niqab, la polygamie et même l’excision sont tous mis dans le même panier.

Bien sûr, nous avons droit aux émissions « spéciales salafistes » et celle « spéciale polygamie » : voilà le vaillant journaliste qui joue, le temps d’une émission, le rôle d’émancipateur de femmes musulmanes intégralement voilées, en sommant l’une d’elles de répondre à sa question sur la polygamie en présence d’un mari qui se prend pour le « protecteur » de son épouse. Il faut dire qu’il la protège bien de tout effort de réflexion ! Il répond à sa place, lui évitant ainsi de voir « ses paroles déformées » par le journaliste « émancipateur » ! Quelle rencontre exceptionnelle ! Voilà un homme « musulman à 100 % » (le type qui excite les journalistes chercheurs de musulmans prêts à être diabolisés), qui invite un journaliste dénicheur de salafistes à qui il ne fait pas confiance… à moins qu’il ne fasse pas confiance à sa femme… Bref, c’est digne d’une émission des Guignols de l’info !
Qu’avons-nous appris de plus comme téléspectateurs, sinon que les femmes musulmanes sont faites pour préparer le thé à un mari et à son invité, sans avoir le droit d’ouvrir la bouche sauf sur commande ?

Que ceux qui n’ont pas encore compris que le comportement vestimentaire des musulmanes est le problème majeur de la République − on vient oublier les dégâts de la crise financière et la réforme des retraites − soient rassurés, car les politiques se chargent de les convaincre. Ces derniers s’y prennent d’une façon bien curieuse : les voilà brandissant la loi comme « sanction » de tout comportement non conforme aux valeurs de la République et réinventant l’excommunication citoyenne. Quelle réponse « réactionnaire » aux défis de la diversité de la société ! Tu dépasses le cadre laïc républicain ? Alors, dehors ! Rends ta carte séjour, rends ta carte d’identité, et ouste !

En fait, certains députés vont jusqu’à proposer une commission parlementaire pour enquêter sur l’ampleur de la pratique de la polygamie en France, selon un site d’information. Belle façon de dépenser les deniers du contribuable… Pendant qu’ils y sont, qu’ils forment aussi une commission sur la barbe, une autre sur la viande halal et une autre sur la circoncision et encore une autre sur le ramadan…

Et puis quand ils épuiseront les sujets relatifs à l’islam, nous leur proposerons une liste des sujets sur d’autres religions. Ils accompliront ainsi le devoir pour lequel ils ont été élus : « transformer la République française en entité frileuse et craintive devant toute manifestation de comportement religieux et donner l’impression que la laïcité est un édifice fragile qui risque d’être ébranlé par quelques mètres de tissu en plus portées par la gent féminine islamique. »
Franchement, ou bien ils manquent d’imagination ou bien ils sont en panne de vrais projets pour notre société.

Enfin, j’ai deux questions à ces parlementaires qui légifèrent plus vite que leurs ombres. Ont-ils vraiment réfléchi à ce qui distinguerait une France qui interdit un habit par la loi de ces pays qui imposent le même habit par la loi ? Comment vont-ils faire appliquer leur loi, une fois passée, aux clientes de la haute couture et aux touristes du Faubourg Saint-Honoré ? Je leur suggère de former une commission parlementaire pour réfléchir à ces questions.

Soyons sérieux, on ne peut pas continuer indéfiniment à proposer des nouvelles lois chaque fois qu’il y a un phénomène lié à la religion musulmane − vue comme un problème par les politiques. Personne ne sort gagnant de cette surenchère. Les musulmans concernés ou pas par le burqa vont ressentir la loi comme une stigmatisation. Les Français en général verront les musulmans comme fauteurs de troubles et, enfin, la loi, elle-même, perd de sa valeur. À ce que je sache, ce n’est pas le fait divers ni les phénomènes marginaux qui motivent la promulgation des lois, mais c’est l’intérêt général. Ce n’est pas rendre service à l’intérêt général de la France, pays protecteur des libertés individuelles par excellence, que de brouiller son image…

Qu’on ne me dise pas que je veux un islam sur mesure !

Cela étant, je ne veux pas juste jeter la responsabilité de ce climat délétère sur les politiques, car mes frères et sœurs musulmans assument une part de cette responsabilité. Quand j’observe certains d’entre eux, ce n’est plus une impression de régression que j’ai, c’est une certitude !

On dirait qu’une partie de mes coreligionnaires ont donné des vacances ouvertes et renouvelables à leurs cerveaux ! C’est quand même étonnant pour les fidèles d’une religion dont le Livre saint regorge d’appels à la réflexion et à la médiation ! Je vois autour de moi grandir le nombre de « consommateurs du discours religieux prêt-à-être pratiqué », les chaînes de télévision spécialisées et l’Internet aidant.

Le seul effort qu’ils concèdent, c’est de prendre le téléphone « mobile s’il-vous-plaît » pour poser des questions aux « shouyoukh ». Des questions sur tout : comment boire, manger, s’habiller, marcher, s’asseoir, se lever, dormir… Je n’exagère pas : c’est la ruée vers les « fatwas ». Plus le cheikh est lointain de la France, mieux c’est ! Vous savez, ceux qui vivent en Europe et parlent de fiqh de minorité sont des « cheikhs frelatés » ! Il vaut donc mieux s’adresser à un cheikh qui n’a jamais quitté son patelin, dans un quelconque pays du Golfe, qui ne parle ni français ni aucune autre langue que l’arabe, et s’il est de surcroît le plus sévère possible, c’est encore meilleur. Bref, on est sûr d’avoir une fatwa super halal.

Celles et ceux qui lisent des livres s’astreignent à choisir les livres traduits des mêmes catégories de religieux, des livres qu’on peut tous classifier dans la série : « Le plaisir d’interdire ». Il ne faut surtout pas leur présenter un ouvrage comme Le Licite et l’Illicite en islam (ce livre qui a été interdit de vente au début des années 1990). Cet ouvrage est considéré comme à la limite « hérétique » par nos zélotes.

Or cette orthopraxie exagérée est en train de tuer l’esprit de notre religion, le cœur de notre foi ! J’en appelle aux chefs de file et aux croyants de base, aux intellectuels et à tous les musulmans qui conçoivent l’islam comme l’éveil de l’âme et de la raison, comme un engagement avec et pour l’humanité, à interpeller nos coreligionnaires sur nos priorités et nos objectifs, notamment ici en France.

Il faut questionner ces courants littéralistes de l’islam, débattre avec eux et leur rappeler que la religion qui a contribué et contribue encore à l’avancement de l’humanité ne doit pas se transformer en dogme sclérosé, qui prône l’isolement des musulmans de leurs sociétés, qu’elles soient musulmanes ou pas. Il est également du devoir des responsables religieux musulmans français et européens ou officiant en France et en Europe, et qui sont conscients de la réalité française et qui se reconnaissent dans le courant du juste milieu (1), de faire entendre leur voix et de susciter un dialogue avec les exportateurs d’une compréhension et d’une pratique de la religion musulmane aux antipodes de notre réalité.

Qu’on ne me dise pas que je veux un islam sur mesure ! Je fais seulement référence à une tradition islamique très enracinée dans l’Histoire. Celle-ci s’inspire des pratiques des premiers Compagnons du Prophète tels que Mouâdh ibn Jabal, des grands fondateurs des écoles doctrinales musulmanes et notamment l’imam Al-Châfi’i, connu pour avoir complètement changé ses jugements sur les mêmes questions quand il eut changé de lieu de résidence.
Et, enfin, cette tradition a été et est encore portée par plusieurs érudits modernes et contemporains tels que Tahar Ibn ‘Achour dans ses Maqasid, Muhammad ‘Abduh ou encore plusieurs membres de l’actuelle Union internationale des oulémas, qui regroupe aujourd’hui un grand nombres de savants religieux de toutes les écoles et qui insiste dans sa charte sur la nécessité de tenir compte de la réalité, entre autres européenne, dans l’enseignement et l’application de l’islam.
Un dialogue interne est nécessaire. On ne peut pas en faire l’économie, même s’il est difficile.

Pour ne pas être de ceux qui appellent les autres à agir alors qu’ils ne font rien, je consacrerai mon prochain article à une lecture des déclarations faites par mes sœurs portant le voile intégral, « les niqabistes », selon l’expression de l’une d’entre elles, pour ouvrir un dialogue avec elles.
Salam et à bientôt, insha Allah !


Note
1. C’est le courant théologique qui appelle à instaurer une voie médiane, entre l’attitude laxiste et l’attitude rigoriste littéraliste, dans la compréhension des textes fondateurs de la religion islamique.


* Mehrézia Labidi-Maïza est coordinatrice de Femmes croyantes pour la paix.