Points de vue

Qu’est-ce que la crise de Bizerte (juillet 1961) ?

Rédigé par Mehdi Benchabane | Mardi 21 Juillet 2015 à 08:30



Bizerte, 15 décembre 1963 : célébration de la victoire, avec Ahmed Ben Bella, Gamal Abdel Nasser et Habib Bourguiba.
Crise peu connue du grand public, mais qui illustre pourtant les conflits ouverts entre Maghrébins (en l’occurrence Tunisiens) et Français dans les derniers moments de la décolonisation, autre que l’indépendance algérienne. La crise de Bizerte met aux prises Habib Bourguiba face à la France du président De Gaulle. Il s’agit de la plus grande crise politique entre la France et la Tunisie depuis le processus de décolonisation.

La France possède une base navale et militaire à Bizerte depuis 1882, il s’agit d’un point stratégique entre la Méditerranée orientale et occidentale pour défendre les possessions françaises d’Afrique du Nord. Dès son indépendance en 1956, la Tunisie proclame que toutes les forces militaires françaises doivent quitter le pays. Bizerte est directement visée. Or la France ne compte pas quitter la ville, surtout dans le contexte de la guerre d’Algérie qui bat son plein depuis 1954. Très vite, Bourguiba met la pression sur la France. Son objectif : tout faire pour que les Français partent, et dès le début l’option militaire n’est pas écartée.

Durant l’année 1961, les choses s’accélèrent : une première rencontre a lieu entre De Gaulle et Bourguiba à Rambouillet, le 27 février. Sans résultats. C’est alors qu’un incident, apparemment mineur, déclenche les hostilités.

En mai, les autorités militaires françaises, par l’entremise de l’amiral Maurice Amman, s’engagent dans l’agrandissement de la piste d’atterrissage de la base. Celle-ci empiète sur le territoire tunisien. Elle remet aussi en cause, d’après le gouvernement tunisien, le statu quo car les travaux accroissent la capacité militaire française à Bizerte.

En juin, les Tunisiens concentrent leurs troupes autour de la base, ils construisent un mur et enclavent celle-ci par rapport à leur territoire. Sur place, les manifestations du Néo-Destour se multiplient, avant de se propager dans tout le pays.

En effet, Bourguiba bénéficie d’un soutien populaire important, son discours est relayé dans les médias et accueilli positivement. Le 16 juillet, la population environnante (hommes, femmes et enfants) afflue à Bizerte pour soutenir la politique de leur État. Dans le même temps, le pouvoir tunisien insiste auprès de De Gaulle qu’il ne lâchera rien. L’amiral français Maurice Amman pressent le conflit armé et reçoit des renforts, il dispose d’environ 9 000 hommes. Le 13 juillet, l’armée tunisienne est en état d’alerte. La France doit évacuer Bizerte avant le 19 juillet à minuit. La base navale est totalement enclavée et bloquée par les troupes de Bourguiba.

Dans la nuit du 19 au 20 juillet, l’armée tunisienne attaque tandis que l’amiral Amman est soutenu par des militaires parachutistes lâchés sur la base. Artillerie et aviation sont de la partie. Les morts et les blessés se comptent par milliers et l’affrontement dure jusqu’au cessez-le-feu du 23 juillet à 8 heures, à la suite de multiples négociations, notamment à travers l’ONU. L’armée française obtient une victoire nette. De 20 à 70 morts de leur côté, entre 400 et 1 000 morts au sein des troupes tunisiennes. Des chiffres très variables selon les sources.

Néanmoins, les tractations durent encore longtemps et le rétablissement des relations diplomatiques avec la France ne se déroule qu’en juillet 1962. L’indépendance algérienne favorise un apaisement mutuel sur la question. Dès lors, De Gaulle s’engage pour le départ des troupes françaises de Bizerte à la fin de l’année 1963. C’est chose faite, le 15 octobre. Dans le même temps, cet événement accentue le processus d’émigration des Français de Tunisie, surtout ceux de Bizerte.

Sébastien Abis conclut ainsi son article consacré à cette crise (in « L’affaire de Bizerte », Confluences Méditerranée, 4/2008, n° 67, p. 129-146) : « Premièrement, que l’indépendance complète et définitive de la Tunisie s’effectue le 15 octobre 1963 et non le 20 mars 1956. La nuance est de taille quand on s’aperçoit, encore aujourd’hui, que rares sont les manuels et les ouvrages où figure cet élément, notamment en France, parce que la décolonisation de la Tunisie y est souvent citée comme exemple. Deuxièmement et justement, que cette décolonisation tunisienne ne fut pas exempte de tragédies et de douleurs, comme l’ont été et le seront toutes les luttes menées au nom de l’émancipation coloniale. »

Cette crise est, en outre, l’illustration d’une reconquête territoriale totale de la Tunisie à la suite du processus de décolonisation. À l’image d’autres États maghrébins, lors des accords d’Évian en 1962, le FLN n’a fait aucune concession sur le Sahara algérien. La Tunisie a fait de même après son indépendance.

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Mehdi Benchabane, professeur d’histoire-géographie, est notamment l’auteur de L’Émir Abdelkader face à la conquête française de l’Algérie (1832-1847), Edilivre, 2014. Il anime la page Facebook Histoire du Maghreb contemporain