Points de vue

Le jihadisme et la rupture du lien entre religion et culture

Rédigé par Olivier Roy | Lundi 27 Novembre 2017 à 02:15

Durant ces vingt dernières années, on constate que la grande majorité des terroristes se réclamant de l’islam est composée de deux groupes : les secondes générations, à savoir les jeunes nés de parents immigrés en Europe, et les convertis. Selon Olivier Roy, politologue et auteur notamment Le Djihad et la mort (Le Seuil, 2016), le point commun entre secondes générations et convertis est la rupture avec la culture des parents.



Revendiqués par l'organisation de l'Etat islamique (Daesh), les attentats du 13 novembre 2015, commis aux abords du Stade de France (Saint-Denis), dans les cafés et restaurants parisiens (10e et 11e arrondissements) et la salle de concert du Bataclan ont fait 130 morts et plus de 400 blessés.
Les formes contemporaines de violence auxquelles nous assistons aujourd’hui, c’est-à-dire le jihadisme global et le terrorisme, sont nouvelles dans leur conceptualisation, dans leur idéologisation et dans leur esthétisation, mais pas dans les termes qui les qualifient : jihad est en effet un terme aussi vieux que l’Islam.

Toutefois, abstraction faite des écrits d’idéologues tels que Sayyid Qutb et Muhammad ‘Abd al-Salam Faraj [1], c’est ‘Abdallah ‘Azzam (1941-1989) qui, le premier, a vraiment tenté de mettre en place un jihad global et mondialisé. Palestinien avec un passeport jordanien et enseignant en Arabie Saoudite, ‘Azzam, au début des années 1980, lance un appel pour que les jeunes musulmans du monde entier aillent se battre en Afghanistan contre les Soviétiques.

Sa théorie du jihad se trouve en décalage avec la tradition dominante des juristes : pour lui, le jihad, loin d’être une obligation collective, est un devoir individuel. En d’autres termes, ce n’est pas parce que il y a des militants qui font le jihad que les autres musulmans en sont dispensés. Tout le monde est concerné.

Un terrorisme à visée globale et conduits par des militants globalisés

‘Azzam prend ainsi ses distances par rapport au droit islamique classique, selon qui le jihad est limité à un moment et à un espace précis et doit être proclamé seulement par les autorités compétentes ; de plus, un mineur ne peut y participer qu’avec l’autorisation de ses parents. On trouvera même des penseurs dans la mouvance jihadiste qui déclareront qu’une femme n’a pas besoin de l’autorisation de son mari pour s’unir au jihad, ce qui est vraiment une rupture par rapport à la tradition musulmane.

‘Azzam ajoutera aussi qu’un musulman n’a pas besoin d’être personnellement concerné par l’attaque ennemie : il ne doit pas attendre qu’une menace pèse sur son territoire, mais, au contraire, il est tenu d’aller défendre tout pays musulman en péril. Plus encore, le jihad pour ‘Azzam n’est pas simplement une guerre pour défendre un territoire musulman, c’est une ascèse, une œuvre spirituelle où le jihadiste doit apprendre d’abord à se détacher de toutes ses connexions personnelles, de sa famille, de sa nation, de son ethnie et tribu. L’idée est donc de former un corps de chevaliers de la foi qui puisse être transportable n’importe où dans le monde, uni par un esprit de corps et sans aucune connexion avec une société quelconque.

Le projet d’‘Azzam n’est donc pas de créer un État islamique. Il le dira très clairement aux volontaires partants en Afghanistan, auxquels il intime de ne pas se mêler de la vie politique afghane. Une fois la guerre gagnée – il ajoute – les volontaires quitteront le pays et iront combattre ailleurs. Il est finalement important de souligner que cette conception du jihad n’est pas de nature terroriste. Dans les années 1980, les jihadistes internationaux n’attaquent pas les civils soviétiques, les avions de ligne, les diplomates, etc. Leur jihad était purement militaire.

‘Abdallah ‘Azzam est assassiné en 1989 par des inconnus et l’organisation qu’il a fondée est prise en charge par Oussama Ben Laden, qui va introduire le terrorisme comme méthode d’action. L’élément de conjonction entre ‘Azzam et Ben Laden, c’est que ce terrorisme est à la fois à visée globale et conduit par des militants qui sont également globalisés. Quelles que soient leurs origines, ils ne sont pas liés à un pays donné ni à une lutte nationale. Le premier exploit de ces combattants internationaux est l’attentat contre le World Trade Center en 1993. Au cours des années 1990, plusieurs attentats suivront, comme les attaques aux ambassades américaines en Afrique de l’Est ou contre le lance-missiles USS Cole au Yémen en 2000.

Un nouveau type de terrorisme : le « homegrown terrorism »

Ce qui est nouveau, c’est l’apparition, à partir de 1995, d’un nouveau type de terrorisme, le homegrown terrorism, à savoir un terrorisme qui recrute des jeunes éduqués en Europe. Ce phénomène deviendra dominant à partir du 11 septembre 2001. Deuxièmement, tous les attentats se transforment en attaques suicides. Cette double évolution explique l’existence de trajectoires similaires dans les attentats des derniers vingt ans.

Prenons l’exemple de Khaled Kelkal du GIA algérien, qui inaugure la série en France en 1995 à Lyon. Il commet des attentats contre des transports publics français et meurt les armes à la main face à la gendarmerie. Entre Kelkal et l’attentat contre le Bataclan, il est possible de tracer une continuité.

Durant ces vingt années, la grande majorité des terroristes sont en effet composés de deux groupes : les secondes générations, à savoir les jeunes nés de parents immigrés en Europe, et les convertis. Les secondes générations représentent environ 65 % et les convertis à peu près 20 % avec évidemment des variations.

22 ans, le temps d’une nouvelle génération

D’où une première question : pourquoi, pendant 22 ans, la proportion de seconde génération se maintient-elle constante ? 22 ans, c’est le temps d’une nouvelle génération. On s’attendrait maintenant à une troisième génération mais, sur le terrain, alors que nous constatons parfois la présence parmi les rangs jihadistes des premières générations, nous n’avons pratiquement pas de troisième. Phénomène curieux, la seconde génération semble donc constituer une constante.

De leur côté, les convertis représentent à peu près partout 20 % ou 25 %, voire 30 %, des radicaux. Le chiffre est semblable en France, en Allemagne, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Hollande, au Danemark. Si l’on avait affaire à un soulèvement de populations musulmanes qui se sentiraient opprimées par l’impérialisme néocolonialiste ou par le racisme et l’islamophobie, pourquoi le pourcentage de convertis tournerait depuis 20 ans autour de 25 % ?

Troisième élément : pratiquement aucun de ces jeunes peut mettre en avant un passé religieux, pratiquement aucun d’entre eux n’a fréquenté une madrasa, aucun ne possède un diplôme en sciences religieuses. La plupart du temps, la radicalisation religieuse et la décision de passer à la violence politique se sont faites en même temps. Parmi les jihadistes, la moitié sont délinquants, en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, un peu moins en Belgique. Leurs délits ne sont pas liés à l’Islam : c’est la drogue, les attaques de banque, qui les ont amenés en prison, où ils se sont radicalisés. La prison est, comme l’on sait, le grand lieu de la radicalisation.

En outre, pourquoi une surreprésentation des Maghrébins ? Cette affirmation a été contestée. Il reste qu’en Allemagne, où les Turcs dépassent largement les Maghrébins, les Turcs ne représentent même pas 10 % des radicalisés. Pourquoi ? Pourquoi en Hollande et en Belgique les responsables des attaques sont des Marocains et pas des Turcs ? Lors des attentats en Grande-Bretagne dans le printemps 2017, sur cinq terroristes qui se sont fait sauter, un seul était indo-pakistanais : cela ne correspond pas à la démographie des musulmans au Royaume Uni.

La mort est au cœur du projet jihadiste

Autre constat, autre question : pourquoi pratiquement toutes les cellules terroristes comptent de frères ? La moitié des vingt membres du groupe Bataclan-Zaventem sont des frères. On serait tentés de dire que la cause est à rechercher dans la famille, mais non, justement, il n’y a pas de famille : les pères, les oncles sont absents, il n’y a que les frères.

Et pourquoi une partie étonnante d’entre les jihadistes, à peu près 20 % des hommes, font un bébé à leur femme avant de se faire tuer ? Dans le cas de ceux qui vont en Syrie, c’est systématique : ils font tous un enfant, et l’organisation les pousse dans cette direction, avant de se faire tuer. C’est étonnant, parce que ces jeunes font des enfants alors qu’ils savent qu’ils ne les éduqueront pas.

Le rapport avec les parents est également intéressant : en général, les parents ne comprennent pas pourquoi leur enfant passe à la violence. Une grande partie des jeunes, tels les frères Abaoud et Abdeslam impliqués dans les attaques de 2015 en France, écrivent un testament. En général, ils s’adressent à leur mère et non pas à leur père. Ils s’expriment souvent l’espérance qu’elle pourra entrer au paradis, tout en étant une mauvaise musulmane, grâce au martyre du fils. En d’autres termes, ils inversent la relation générationnelle en devenant les parents spirituels de leurs parents, tout en refusant la transmission parentale, car ils refusent d’élever leurs propres enfants.

Pourquoi tous les terroristes des dernières années meurent dans l’action ? L’homme qui a commis l’attentat de la Manchester Arena le 23 mai 2017 aurait pu glisser son sac à dos sous son siège et quitter la salle avant de faire exploser la bombe qu’il y avait cachée. Il a choisi de mourir. De même, ceux qui attaquent la police avec un couteau sont sûrs de mourir. Il n’y a qu’une seule conclusion possible : la mort est au cœur du projet djihadiste. Ce n’est pas la construction d’une société ni d’un État islamique qui attire les djihadistes, c’est la mort.

Un dernier élément majeur est l’iconoclasme. Les jihadistes détruisent tout ce qui est culturel, pas seulement les expressions de la culture païenne ou chrétienne : lors de la chute de Mossoul en juin 2017, ils ont fait sauter la mosquée historique d’al-Nuri, où pourtant al-Baghdadi avait proclamé le retour du califat en 2014. Il faut également prendre en compte l’esthétique de la violence. Les vidéos de décapitation de Daesh, qui nous horrifient – et à juste raison – sont montées selon des codes esthétiques empruntés aux narcos mexicains.

Il est bien connu que la propagande de Daesh joue à fond sur l’esthétique de la culture jeune contemporaine (pas de tous les jeunes, évidemment), la culture des jeux vidéo, des films ultraviolents, etc. Le résultat esthétique est une islamisation de la culture jeune contemporaine occidentale. Pour donner un exemple, la façon de procéder d’un bourreau saoudien est différente de celle des jihadistes. Entre les deux, il y a un élément commun, la décapitation, mais la mise en scène, la justification, l’esthétisation sont complètement différentes.

La stratégie de Daesh conduit à la mort de Daesh

L’ensemble de ces éléments me conduit à dire, comme je l’ai répété autrefois, qu’au cœur du projet des jihadistes il se trouve un certain nihilisme. Le terme n’est peut-être pas bien choisi parce que ces militants croient aller au paradis. Comme ils sont sincèrement croyants, parler de nihilisme n’est pas judicieux dans ce sens. Le fait demeure qu’ils n’ont aucun projet sur terre. Ils se tuent en tuant le maximum de gens, froidement, sans émotions. Le grand génie d’al-Qaeda d’abord et de Daesh ensuite, c’est d’avoir permis à des sentiments nihilistes, morbides, mortifères de s’inscrire dans une grande construction narrative héroïque islamique. Car ils sont bien musulmans quand ils passent à l’action.

Toutefois, il y a dans leurs actions quelque chose d’incompréhensible du point de vue rationnel. La stratégie de Daesh conduit à la mort de Daesh et tout ce qu’il met en scène depuis le début conduit à sa disparition. La victoire de Daesh est impossible sauf si Daesh pense que les sociétés occidentales vont s’effondrer sous le coup de leurs propres peurs par un effet de sidération. C’était l’illusion de Ben Laden, par ailleurs, mais les choses ont marché bien autrement.

Les jihadistes mettent le doigt sur un vide de la spiritualité, une grande angoisse. Ces jeunes ne se battent pas pour l’utopie d’une société nouvelle. Même s’il y a certains cas, par ailleurs douteux, de jeunes partis pour faire de l’humanitaire islamique, pratiquement aucun d’entre eux n’emprunte le chemin pour l’Irak ou la Syrie pour soigner les gens. Leur but est le combat.

S’ils sont en rupture totale avec la société, ils le sont également avec la communauté musulmane : on n’a aucun exemple de jeunes jihadistes avec un passé de militant pro-palestinien. Aucun d’entre eux n’est passé en Europe par les Frères musulmans. L’unique exception est le Hizb ut-Tahrir, la première organisation à avoir mis sur le marché, si je puis dire, dans les années 1990 le concept de califat mondial instantané. Ce mouvement prônant un califat mondial déterritorialisé, après avoir acquis dans les années 2000 beaucoup d’influence chez les jeunes étudiants britanniques de seconde génération, a décliné parce qu’il refusait la violence armée. Quand les jeunes ont vu la montée en puissance d’al-Qaeda et de Daesh, ils ont plus ou moins quitté le Hizb ut-Tahrir. Une scission s’est produite, d’où est né ce qui s’appelle Islam4UK et qui est impliqué dans les derniers attentats. Mais c’est l’exception, pas la norme.

Priorité à la reconnexion sociale et culturelle du religieux

Le décalage entre la population d’origine musulmane en Europe et ces groupes de radicaux est complet. Ils vivent toujours en marge des populations musulmanes, que ce soit sociologiquement, culturellement et même sur le plan religieux. Aucune organisation mainstream musulmane ne compte 25 % de convertis, à part peut-être quelques confréries néo-soufies.

La proportion élevée de convertis est à mon sens un fait majeur dans la mesure où le point commun entre les secondes générations et les convertis est justement la rupture avec la culture de leurs parents ou plus exactement la rupture du lien entre religion et culture qui existait chez leurs parents. En règle générale, les premières générations d’immigrés en Europe ont été incapables de transmettre l’Islam culturel, leur « Islam national », sauf les Turcs, ce qui, à mon avis, explique la proportion très faible de Turcs parmi les radicaux. Dans la population turque, pour différentes raisons, la langue et la culture se sont transmises, grâce en particulier au travail du gouvernement d’Ankara, ce qui par ailleurs n’est pas sans effets négatifs.

Cette déculturation du religieux aboutit à une espèce d’exacerbation d’un pur religieux qu’on n’arrive pas à connecter ni avec une culture ni avec une vie sociale. C’est un Islam qui est également désocialisé.

Il y a donc un grand travail à faire sur la reculturation, la resocialisation du religieux. Évidemment, les méthodes changeront selon que l’on ait affaire à des pays à majorité musulmane ou à des pays où les musulmans sont des immigrés. Toutefois, il importe de rappeler que la crise de la culture religieuse touche aussi les pays musulmans traditionnels et s’exprime par le succès du salafisme, qui est par définition la proclamation d’un religieux en dehors de toute culture. Dans ce sens, le salafisme, bien qu’il ne soit certainement pas la cause du terrorisme, montre beaucoup de points communs avec ce dernier dans la façon où il conçoit la relation entre culture et religion. La priorité est donc la reconnexion sociale et culturelle du religieux, que ce soit en Europe ou dans les pays musulmans.

Des chrétiens commencent à connaître le même phénomène de déculturation dans des pays où la sécularisation est telle que les communautés se sentent finalement en marge de leur propre société. En France, elles tendent à se reconstruire comme une communauté de foi dans un rapport de tensions et de conflit avec la société dominante.

La déculturation touche en fait toutes les religions, mais elle prend une forme exacerbée dans l’Islam à cause des conflits au Moyen-Orient, par effet des migrations qui l’accentuent et aussi parce que, aujourd’hui, il n’y a que les organisations radicales islamiques qui prêchent sur le plan global la totale rupture avec l’ordre mondial existant. Si vous êtes un jeune en quête de radicalisation parce que vous êtes globalisé, il n’y a plus qu’une cause maintenant, c’est Daesh, et le génie de Daesh a été de jouer là-dessus.

Et toutefois, Daesh va disparaître au Proche-Orient. Que restera-t-il après ? Que va-t-il rester des jeunes qui reviendront de Syrie et d’Irak ? Que vont faire ces jeunes qui ont toujours le même sentiment de révolte par rapport au monde et à la société ? Où iront-ils ? Vont-ils réinventer une cause islamique ou quelque chose de totalement différent ? Ce sont là les enjeux à long terme auxquels nous devons penser, bien au-delà de la question à court terme de la sécurité et du terrorisme.

Note
[1] L’intellectuel égyptien Sayyid Qutb (1906-1966), après avoir adhéré aux Frères musulmans, adopta des positions de plus en plus extrémistes jusqu’à théoriser la légitimité de l’action armée contre le gouvernement égyptien taxé d’apostasie. Il fut pendu par Nasser. Muhammad ‘Abd al-Salam Faraj (1954-1982), disciple de Sayyid Qutb, est surtout connu par son pamphlet Le devoir manquant (al-Farīda al-ghā’iba), où il souligne l’importance du djihad. Il fut tué en 1982 à cause de son rôle dans l’assassinat du président égyptien Sadat (ndlr).