Points de vue

La fable de Si Soughane, des loups, des chèvres et du justicier

Rédigé par Ahmed Abdouni | Samedi 29 Aout 2015 à 09:00



Cette fable eut lieu il n’y a pas si longtemps, dans une contrée pas très lointaine. Elle met en scène une communauté constituée de loups, de chèvres, d’un justicier et enfin de Si Soughane, qui est en quelque sorte le manager de cette communauté.

Face à la férocité des loups qui décima les chèvres, Si Soughane eut l’idée, pour préserver ces caprins, de les enfermer dans un enclos qu’il baptisa « espace dédié à la liberté des chèvres ». Il leur intima l’ordre d’exercer leur liberté dans les limites de cet enclos à hautes murailles en leur jurant, la main sur le cœur, la voix chevrotante et le cœur débordant d’émotion, que « c’est là la meilleure liberté à laquelle on puisse rêver ». Il désigna cette haute et particulière distinction : « liberté dans la dignité, la pudeur et la sacralité ».

Il leur serina que les murailles ne les emprisonnaient pas, mais les protégeaient, les préservaient et leur donnaient de la hauteur par rapport aux loups qui croulaient sous le poids de cette domination qu’ils exerçaient sur la communauté. Et puis, concluait-il, l’air un tant soit peu agacé par les doléances caprines, il y allait de l’ordre naturel des choses. Ainsi vogue la galère de la chaîne alimentaire que Dieu a voulue !

Le temps passait et l’enclos devenait de plus en plus étroit, la conscience révéla les dessous du discours lénifiant, d’autant que les horizons du corps et de l’intelligence s’élargissaient. Les contraintes extérieures aidant, les murailles s’entachèrent de brèches sous les coups de cornes de la nécessité et de la conscience. Pour limiter les dégâts et colmater les fissures, Si Soughane s’ingénia de ménager des issues limitées dans les murailles de l’enclos pour que les chèvres puissent en profiter sans défier l’autorité. Comme l’ordre était strict, il fallut encadrer ce semblant de liberté d’un code de conduite et vestimentaire sacralisé pour ne point souffrir de contestation.

Aussi édifia-t-il un discours devant ses chèvres, moins liberticide que les précédents, et où le mot « liberté » ouvrait et fermait chaque phrase. Aux chèvres de crier victoire sur le confinement. Mais cette victoire « contractuelle » fut conditionnée par la clause de non-désobéissance à l’autorité de Dieu et corollairement à celle des loups. On demanda et on obtint que Dieu leur interdise de provoquer la virilité des loups en excitant leur concupiscence charnelle.

Aussi durent-elles accepter, pour être invisibles dans tout leur être et se transmuer en objets uniformes par l’apparence, de se draper dans un ample linceul dont elles n’avaient pas même le choix de la couleur. Elles reçurent aussi l’ordre de ne point bêler fort, de ne point tinter leurs clochettes en trottinant, et même de se tailler les sabots pour éviter tout bruit qui éveillerait le soupçon de leur présence.

Les loups condescendirent, alors, un espace plus large que l’enclos aux hautes murailles, sans pour autant consentir de côtoyer une espèce inférieure et infériorisante, en dehors du lit ‒ intérêts libidineux obligent. Celles-ci se soumettaient bon gré mal gré et, surtout, au gré de la volonté des loups qui convoquèrent Dieu, ses prophètes et ses saints passés et présents pour certifier leur sincérité et établir leur autorité. L’ordre fut rétabli et les loups s’en réjouirent, car, comme le disait Jean de La Fontaine, « le loup n’a tort que quand il n’est pas le plus fort ».

Deux biquettes qui n’avaient ou ne voulaient pas entendre parler de l’histoire de la chèvre de Monsieur Seguin, qui, soit dit pour rappel, paya son désir de liberté par sa fin tragique en rassasiant la faim du loup, un jour qu’elles s’en allaient faire des commissions eurent l’idée périlleuse de se défaire de leur linceul pour exercer leur droit de disposer d’elles-mêmes. Elles le foulèrent aux pieds et montrèrent une partie de ce dont elles avaient le droit d’être fières. Et le malheur advint.

Les loups s’attroupèrent tous crocs sortis, écumant de rage d’avoir été blessés dans leur libido narcissique par le bout de chair tendre de leur anatomie que les biquettes mirent à nu. Bien mal leur en prit. Elles frôlèrent le lynchage. Le justicier, tapis dans l’ombre et veillant au grain, s’empara des frondeuses qui troublèrent la sérénité des canidés en se rendant coupables du délit d’impudeur. Ces biquettes qui osèrent offenser Dieu et ses prophètes, en défiant ses chérubins sur terre furent mises en cage illico presto.

Morale de l’histoire : n’allez surtout pas croire qu’elle réactualise celle qui se dégage de l’histoire de « La chèvre de Monsieur Seguin », à savoir choisir entre une sécurité sans liberté et une liberté sans sécurité. Le temps de cette morale est révolu. L’ordre que nous présentent les thuriféraires du passé, à coup de citations, d’évocations, n’est pas naturel et encore moins voulu par Dieu, soit-il sublimé. Comme contre-morale, disons-leur que toute ressemblance entre l’histoire et des faits réels est voulue. Le choix vous est donné entre raison et instinct.

Si vous choisissiez le second, vous ne seriez ni mieux ni plus intelligents que vos pulsions. En revanche, l’homme obéissant à sa raison s’élève au-dessus de la bassesse que lui inspirent ses instincts dégradants par leur injustice et leur bestialité. Y céder nous dévalue immanquablement et nous rend dévolus à la condition animale, alors que nous sommes destinés à émanciper notre humanité, dans l’égalité et le respect du mode de se faire valoir que chaque être humain aura choisi.

Il n’est question ni de verser dans l’absolutisme sombre et aliénant, ni de céder au relativisme, annihilant toute valeur morale et donc humaine. L’homme s’élève par sa raison et s’abaisse par ses instincts. À nous de choisir ! La grandeur de l’homme, c’est d’être digne de la condition que lui offre son existence définie par son intelligence.

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Ahmed Abdouni, ancien diplomate marocain.