Points de vue

La « civilisation musulmane » : la religion de la sortie de l’humanité ?

Par Olivier Bobineau et Sylvie Taussig*

Rédigé par Olivier Bobineau et Sylvie Taussig | Lundi 13 Février 2012 à 16:54



Le ministre de l’Intérieur, par ses propos récents, est à l’opposé de ce que suppose sa fonction d’intérêt général. Au lieu d’avoir une intention droite, de ne pas employer un mot pour un autre, de faire coïncider les paroles et les pensées, de fournir à ses concitoyens des éléments de compréhension du monde, il attise les passions et incompréhensions par des propos pour le moins « obscurs ». En réalité, il ne fait pas que condamner certaines dérives, il opère un quadruple tour de force.

Tout d’abord, dans la tradition française, le terme de civilisation a toujours eu un contenu positif : il signifie un modèle culturel de développement humain, dont la transmission des valeurs est assurée selon un idéal projeté qui, s’il était élargi à l’ensemble des êtres humains, ferait grandir l’humanité. Cette intention est même confirmée par l’article 88 de notre Constitution : « La République peut conclure des accords avec des États qui désirent s’associer à elle pour développer leurs civilisations. » Or, M. Guéant laisse entendre exactement l’opposé, à savoir que certaines civilisations sont assignées à un état d’infériorité, et qu’elles peuvent même n’être pas entrées dans l’Histoire comme le suggérait le discours du Président Sarkozy à Dakar.

On savait à quel point une partie de la droite avait été séduite par les thèses de Samuel Huntington sur le choc des civilisations. Au regard des propos du ministre de l’intérieur, on peut supposer que l’ouvrage de l’éditorialiste du Financial Times Christopher Caldwell, Une révolution sous nos yeux. Comment l’islam va transformer la France et l’Europe constitue désormais le livre de chevet de ses proches. Cette hiérarchisation des civilisations place clairement M. Guéant à la droite du Front national, à proximité des différentialistes du GRECE ou encore du Bloc identitaire qui affiche son suprématisme blanc. Le terme de civilisation dans la bouche du ministre mobilise l’imaginaire colonial : nous leur avons apporté la lumière, en retour ils nous apportent l’obscurité, dont le voile est l’étendard.

Deuxième tour de force, le terme de civilisation est mobilisé pour désigner non pas même une culture, mais une religion, et non pas dans ce qu’elle a de plus humanisant, mais dans deux de ses dérives, la prière dans les rues et le voile des femmes. Une civilisation est par conséquent réduite à un fait complètement accessoire et à une de ses dérives. En effet, la prière dans les rues – 10 rues concernées en France, tout au plus – résulte en partie de la défaillance du système français à permettre aux musulmans l’exercice paisible et libre de leur culte comme le garantit l’article premier de la loi du 9 décembre 1905, de « séparation des Églises et de l’État ». Quant au port du voile, l’opinion publique, ne faisant pas la différence entre les différents voiles et différentes traditions, pense immédiatement à la burqa – qui n’est portée par aucune femme sur le territoire de la République.

Par conséquent, la civilisation islamique, que l’on a coutume d’appeler « Islam » avec un I majuscule pour la distinguer de l’« islam », religion indiquée par la minuscule, est caricaturée, alors même que l’on connaît historiquement la richesse de la pluralité religieuse de l’Islam. Le ministre fait passer son message : cette civilisation est, en condensé, essentiellement subversion de l’ordre établi, atteinte au lien républicain ainsi qu’inféodation des femmes. Si notre société va mal, la faute en revient à la religion musulmane, le bouc émissaire rêvé, facile à désigner puisque montré du doigt dans ses dérives minoritaires et identitaires.

Le troisième tour de force consiste à considérer que l’individu musulman en France est porteur en soi de cette civilisation, alors que, socialisé dans une société moderne, il participe pleinement à la « civilisation occidentale » qui est son cadre de référence. L’individu musulman est culturellement et civilisationnellement français, et de religion musulmane. En outre, comment des quelques individus minoritaires pourraient-ils incarner seuls ce qui fait civilisation, c’est-à-dire un système social, juridique, économique, des institutions politiques, des arts ?

Mais le quatrième tour de force va encore plus loin. Non content d’instrumentaliser à des fins politiques les analyses de Huntington, ou de Bernard Lewis, ou de Christopher Caldwell selon lesquelles les civilisations seraient des ensembles étanches et sans interaction, sans enrichissements mutuels par circulation et échanges des biens, des idées et des personnes, il opère un ultime déplacement. Avec l’idée d’une civilisation républicaine, voilà que cette « civilisation musulmane », portée par des individus d’une confession dangereuse et sans projection souhaitable, se retrouve présente dans le territoire de la « civilisation républicaine » et donc une sorte de cinquième colonne, subversive, dont la contagion risque de détruire les valeurs humaines.

En investissant le terme de civilisation de contenus racialistes implicites – race, ethnie, peuple inférieur –, M. Guéant fait plus que mobiliser l’imaginaire colonial. Il va jusqu’à présenter une civilisation comme non porteuse d’humanisation. En cela, implicitement, les musulmans sont sinon diabolisés ou démonisés, du moins présentés comme l’ennemi intérieur, porteur de la peste. Ils ne sont plus seulement des « étrangers », ils sont des humains inférieurs.

Par cet ensemble de glissements sémantiques, le ministre fait de manifestations marginales de la religion musulmane la source d’une sortie de l’humanité de ses fidèles.



* Olivier Bobineau, sociologue des religions, chercheur au Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (CNRS/EPHE), est l'auteur, notamment, de Former des imams pour la République. L’exemple français, CNRS Éditions, 2010.
Sylvie Taussig, chercheure au CNRS, écrivain, est l'auteure, notamment, de L'Islam en France (avec Yves Charles Zarka, Cynthia Fleury), PUF, 2008.