Points de vue

L'institution familiale et son rôle dans la civilisation arabo-musulmane

Rédigé par El Médina | Samedi 1 Juillet 2017 à 09:00



La famille est une entité primordiale dans la société où chaque individu naît, se construit et perpétue les valeurs, les us et coutumes d’une culture donnée et plus globalement d’une civilisation entière. L'avènement de la modernité, tant dans le monde occidental qu’oriental, a donné lieu à une crise profonde de l’unité familiale, chahutée par de nombreux fléaux tels que le matérialisme et l’individualisme. Le déclin de l'institution du mariage, l'augmentation croissante du taux de divorce, la perte progressive de l'autorité parentale et le délitement du lien familial représentent autant de symptômes de cette crise. Un certain nombre de valeurs semblent s’évaporer devant des mœurs considérées comme plus libertaires et permettant à l’individu de s’épanouir sans mesurer les conséquences sur autrui et sur le monde de manière élargie. La solidarité, la fidélité, l'amour, l'abnégation ou l'altruisme, valeurs que l'on apprend dès l'enfance au sein de la famille tendent à faire place dès l'enfance à la culture de l'égoïsme, de l'individualisme ou même de l'intéressement.

Face à ce constat, nous avons souhaité nous intéresser au concept de l’institution familiale telle que l'islam l'entendait et telle qu'elle a pu se manifester dans la civilisation arabo-musulmane afin de bénéficier de ses enseignements face aux problématiques contemporaines. Quels sont les principes de la famille proposés par l'islam ? Comment se sont-ils matérialisés dans l'histoire des cultures et des sociétés musulmanes ? La réactualisation de ce modèle peut-elle être une solution à cette crise ? Il s'agit d'autant de questions auxquelles nous tenterons modestement de répondre dans le développement qui suit.

Vers une définition de la famille

Le concept de famille au sens oriental traditionnel serait différent de l’acception occidentale moderne. En effet, la famille selon l’Insee et selon l’une des définitions du sociologue Pierre Bourdieu (La reproduction, Edition de Minuit) est un « ensemble d’individus apparentés, liés entre eux, soit par l’alliance (le mariage), soit par la filiation, soit plus exceptionnellement, par l’adoption (parenté), et vivant sous un même toit (cohabitation) ». La famille de base serait donc constituée des parents (mère et père) et des enfants. Les parents ont pour responsabilité l’éducation de leurs enfants et une transmission des valeurs et des principes religieux et moraux.

La famille, dans une conception plus orientale, va plus loin en ayant divers substantifs se référant à la famille. Nous pouvons citer les différentes notions, renfermant des concepts, de la « famille » dans la culture arabe et qui se retrouvent dans de nombreuses cultures traditionnelles. La famille (« Al Ahl ») est d’abord un groupe de personnes qui résident ensemble en partageant et transmettant les mêmes valeurs, la même éducation (« tarbiya »). « Usra », au sens premier, signifie « bouclier » et a été par la suite utilisé pour définir « le clan, les proches qui renforcent l’individu ». Cela renvoie donc aux notions de force et de protection. Ce renforcement s’opère naturellement par le partage et la transmission des mêmes valeurs. Autre terme utilisé, « qâraba », qui est plutôt juridique, englobant les ascendants, les descendants, et les affiliés (frères, sœurs, oncles, tantes, cousins et leurs descendants...) et, enfin, les parents par alliance.

Contrairement à la définition de la famille proposée par Pierre Bourdieu, la définition de la famille est ici élargie et inclut d'autres membres, c’est-à-dire les oncles, les tantes, leurs enfants, les grands-parents maternels et paternels ainsi que ceux qui, dans l’entourage de la famille, permettraient de participer à l’éducation de l’enfant et à la transmission des savoirs à celui-ci. A l’époque du Prophète Muhammad (PSL), la famille désignait la tribu à laquelle on appartenait. Les Quraychites étaient divisés en diverses tribus, dont quelques tribus connues : Jumas, Makhzûm, ‘Abd Manaf (qui elle-même fut divisée en quatre tribus : ‘Abd Chams, Al Muttalib, Nawfal et Hâchim). Le Prophète Muhammad a dit : « Dieu a choisi Ismail parmi les fils d’Abraham, Kinâna parmi les fils d’Ismail, Quraych parmi les fils de Kinâna, Hâchim parmi les fils de Quraych et Il m’a choisi parmi les fils de Hâchim. »

Cette définition large de la famille combine trois concepts évoqués précédemment : « ahl » du fait que cela représente un collectif partageant les mêmes valeurs, « qaraba » pour l’affiliation, « ‘a’ila » (du verbe ‘ala qui signifie prendre en charge, nourrir, dépenser) pour la solidarité et la prise en charge, et « usra » pour les notions de clan et de protection.

Ces différents concepts ont permis de construire les différents modèles à travers l’histoire de la civilisation arabo-musulmane. Souvent, plusieurs concepts furent mêlés pour obtenir les modèles existants. Des modèles qui ont varié en fonction des cultures, des époques et des lieux d’habitation (pour exemple, une différenciation notable entre les zones urbaines et les zones rurales).

Comme nous pouvons le voir, la notion de mariage est essentielle car elle est à la base même de la constitution de l’institution familiale. En islam, toute éducation permet à l’enfant de se préparer à la fondation d’une famille avec la perpétuation des valeurs transcendantes. Ainsi, l’une des finalités du mariage est de permettre à chaque enfant d’avoir une filiation quasi certaine à l’égard de ses parents. Celle-ci permet à chaque enfant de s’inscrire dans une lignée, une continuité, et de participer à une histoire singulière. Le « je » s’épanouit et s’inscrit dans un tout, non seulement contemporain, mais également historique.

La notion de lignée s’allie avec l’aspect eschatologique dans la dernière partie de cette parole prophétique : « Quand l'Homme meurt, ses œuvres cessent à l'exception de trois : une aumône courante, un savoir utile, un enfant vertueux qui prie pour lui. » (Rapporté par Muslim). Par ailleurs, le mariage a également pour objectif d’assurer une bonne éducation aux enfants issus du mariage considérant que l’épanouissement de l’enfant exige la présence des deux parents.


La famille et l’éducation des enfants

La famille possède un rôle primordial dans la transmission des valeurs à la fois religieuses et morales, des comportements et attitudes envers soi et envers l’autre mais également dans la transmission de savoirs faire. L’entité familiale se caractérise par la mise en place d’un système promouvant l’harmonie familiale. C’est le noyau central de la vie d’un musulman (dont la vocation principale et essentielle est d’être le vicaire de Dieu sur Terre), où l’enfant puis l’adulte se construisent. Éduquer un enfant revient à construire la société de demain, c’est dire l'importance de l'éducation au sein de la famille et de la société elle-même.

Il va sans dire que les membres de la famille transmettent ce qu’ils considèrent de plus important à leurs yeux. C’est ainsi que la foi et les prescriptions religieuses occupaient une place importante, l’objectif des parents étant d’assurer une réussite essentiellement spirituelle puis matérielle de leurs enfants. En effet, selon la tradition musulmane, il incombe aux parents de transmettre les différents savoirs religieux dès que l’enfant est apte psychologiquement à les recevoir.

Dans la conception islamique traditionnelle, l’épanouissement de l’enfant était essentiel. Ainsi, la relation parent/enfant se basait sur l’amour et le respect. De par les parents, l’enfant puise dans ces modèles complémentaires les outils nécessaires afin d’assurer son équilibre psychosociologique. Les frères et sœurs ont un rôle de soutien, de solidarité et d’entraide. Les oncles et tantes ainsi que les grands parents, membres de la famille selon la définition élargie (qaraba), participent à l’éducation des enfants et à la transmission des savoirs, des valeurs et des principes religieux.

Les responsabilités de chacun se doivent d’être partagées harmonieusement. C’est ainsi que chaque individu, de par sa quête spirituelle, aspire à une harmonie collective sans que les droits ne soient demandés ou exigées par contrainte, mais constitue l’aboutissement naturel de cette élévation individuelle. La parole prophétique suivante résume parfaitement cette vocation spirituelle et sociale : « Vous êtes tous des bergers et vous êtes responsables de l’objet de votre garde. » (Rapporté par Al-Bukhârî et Muslim)

Outre les savoirs religieux et profanes, différentes valeurs récurrentes aux familles arabo-musulmanes se transmettaient. En effet, la valeur de base est l’Amour : l’Amour envers Dieu, le Prophète Muhammad, l’amour du Coran et de sa famille. Lorsque les familles réussissaient à transmettre cette valeur de l’Amour (en alchimie avec la foi), elles instauraient un climat affectif et apaisant afin que l’enfant grandisse en ayant un bon équilibre mental, psychologique et affectif. Ceci était important afin de favoriser la construction d’un adulte et de la société de demain.

Les valeurs transmises reposaient donc sur l’obéissance envers les parents, le respect de soi et des autres. Les parents étant considérés comme possédant une plus grande sagesse que l’enfant, ce dernier se devait de les écouter et de les respecter. On cultivait la patience, l’humilité et la modestie car l’apprentissage de la soumission sincère au Dieu unique apprenait à l’enfant qu’il n’était rien face à son Seigneur. Il faut toutefois noter qu'en islam, la désobéissance aux parents est considérée comme légitime lorsque ces derniers réclament des actions illicites, et même dans ce cas, il est exigé à l’individu de se comporter de la meilleure des manières envers eux.

Le partage, la solidarité et la générosité dans la famille tant envers les parents, les frères et sœurs qu'envers la famille élargie étaient des valeurs essentielles. L’éthique et la morale présentes de par le lien transcendantal présent dans chaque fait, geste et parole, occupaient une place prépondérante, loin de la vision cartésienne, clé de voûte de la société moderne, où l’individualisme, le désir et la recherche du bonheur essentiellement matérialiste, ont fait oublier l’essence de l’Homme, et des valeurs inhérentes.​

La famille et son impact dans la société

La famille est une institution sociale fondamentale dans la vision traditionaliste de la société. La modernité a remis en cause plusieurs de ses rôles, suite à la « libération » de l’individu, où cette institution valeureuse qu’est la famille tend à s’effacer dans un processus d’individualisation de la vie privée. La consécration de l’être humain au rang de quasi-divinité réoriente sa vocation, qui se définit ainsi par une réclamation de droits jugés universels (l’émergence de tous les mouvements de défense de droits) plus que par une vocation spirituelle et métaphysique (et par essence contenant l’universalité), intégrant l’individu dans des institutions non étatiques, essentielles à la continuité de sociétés aux aspirations métaphysiques. L’institution familiale en fait partie plus qu’intégrante. Le rôle de l’institution familiale ne se réduisait pas à ce qu’il est actuellement dans les sociétés modernes, où l’Etat, continuité de l’institution de l’Eglise, s’érige dans un contrôle des rôles étant afférés essentiellement à d’autres institutions sociales et supposées indépendantes.

Au-delà de l’éducation (dont nous avons vu le rôle plus que déterminant de la famille dans la construction de la société, et qui tend à disparaître face à des institutions ou d’autres sources d’influence, telles que l'école, l’Etat via l’Education nationale…), la famille dans la civilisation arabo-musulmane constituait un pilier institutionnel, et ce dans plusieurs domaines : le lien social, la transmission des valeurs, l’édification de modèles ou encore la répartition des richesses.

En effet, la relation entre les institutions diffère, de par son évolution, de celle que l’on pouvait rencontrer jadis dans les villes, villages et dans les oasis des nomades arabes, berbères, perses… La famille était la clé de voûte, puisque l’enfant y passait ses premières années, ô combien déterminantes, dans la transmission de valeurs, de vision de la société et du monde. La piété, l’amour de Dieu et du prochain, le bien et le mal, naissaient de la famille. L’Etat ne jouait alors qu’un rôle secondaire puisque même dans l’éducation, les cours étaient assurés par des maîtres indépendants ou par d’autres institutions telles que les madrassa et les universités.

L’éducation via ces institutions était la continuité de l’éducation familiale. Elles remplissaient le rôle d’apprentissage de savoirs, de connaissances, de savoirs-être et de savoirs-faire. Les frontières entre ces différents apprentissages n’étaient pas imperméables. Les lieux de savoirs jouissaient d’une indépendance, laissant le choix aux individus d’adopter les enseignements de telle ou telle institution. Il n’y a eu que très rarement l’intervention de l’Etat dans les connaissances transmises, mise à part celle des connaissances religieuses avec les oulémas dans certaines dynasties dont les califes souhaitaient avoir une mainmise sur les enseignements religieux notamment afin de propager telle ou telle vision de l’islam. Les institutions éducatives étaient complémentaires à l’institution familiale et ne s’érigeaient pas comme étant une institution ayant le monopole de l’éducation comme c'est le cas dans des sociétés modernes, où l’école façonne l’enfant dans des idéaux prédéterminés par la superpuissance de l’Etat Nation.

L’institution familiale intégrait, de même, la prise en charge de l’individu face aux aléas de la vie, avec principalement le manque de ressources (spirituelles et/ou matérielles). Les personnes ne pouvaient se retrouver sans toit, sans nourriture, sans soutien durant leur jeunesse, leur vie adulte ainsi que leur vieillesse. La structure de la famille permettait de répondre à ce rôle, comme étant une de ses vocations primaires. Les autres institutions ne remplissaient ce rôle que si la famille manquait, pour diverses raisons, d’accomplir ces tâches, plus que nécessaires au bon-vivre ensemble, à l’harmonie dans les sociétés.

Dans la transmission et le partage des richesses, les familles occupaient également un rôle central à travers, essentiellement, les awqaf (un waqf, au singulier, est une cession volontaire, irrévocable et permanente d'une partie d’une richesse - en espèces ou en nature - à un projet social, principalement une école/université, un hôpital, une mosquée, un transport en commun…). Les familles assuraient ainsi, par ces dons profitables, un impact social positif, et surtout transmettaient au sein des familles aisées, le sens du partage, de l’empathie et du lien social directement avec les personnes nécessiteuses. Les awqaf s’inscrivent dans la suite logique de la zakat et de l’aumône.

Au final, la famille arabo-musulmane était fondée sur les rapports d’amour, d’affection, d’entraide et de solidarité. L’enfant, éduqué dans cette famille, reproduira ces rapports familiaux dans ses rapports avec les autres. Le rôle de la famille, dans la transmission des valeurs et dans l’édification de modèles, permet à la société de faire perdurer celles-ci au fil des siècles. Ainsi, comment et pourquoi avons-nous perdu nos valeurs ? Et quels seraient les moyens afin d’aboutir à la mise en place de modèles familiaux, puisant dans ces valeurs, et répondant aux défis contemporains ?

Bibliographie
E.-F. Gautier, Moeurs et coutumes des Musulmans, vol. in-8°, Dussaud René, Syria, Année 1931, Volume 12, Numéro 4, p. 383 – 385
Mohamed Hocine Benkheira, Avner Giladi, Catherine Mayeur-Jouaen, Jacqueline Sublet, La Famille en Islam d’après les sources arabes.
Syed Muhammad Naquib al-Attas,"The concept of education in Islam"
Conférence de Najmeddine Khalfallah, Le rôle de la famille dans la transmission des valeurs et du savoir, 11/12/2012 à Paris
Cours de Droit de la famille de Dr Abdelmadjid Ihaddadene
Article Cahiers de la Méditerranée : Famille, Familles, grandes familles : une introduction.

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El Médina est une association animée par la volonté de partager la connaissance et la compréhension de l'histoire, la culture et l'héritage de la civilisation arabo-musulmane. El Médina, en partenariat avec Saphirnews, propose chaque semaine de partir à la redécouverte de cette civilisation.

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