Politique

Franck Frégosi : Qu’en est-il du mythe du vote musulman ?

Rédigé par Mérième Alaoui | Mercredi 12 Avril 2017 à 18:40

Bien que certaines études aient montré que les musulmans ont voté massivement François Hollande en 2012, Franck Frégosi tire la sonnette d’alarme. Pour le directeur de recherches au CNRS et professeur en sciences politiques à Aix-en-Provence, aucune étude précise ne permet de définir les contours du vote des Français de confession musulmane. Mais il existe des thèmes fondateurs qui peuvent rassembler cet électorat souvent issu de l’immigration et qui vit le plus souvent dans des quartiers périphériques. La laïcité « punitive », la stigmatisation, les discriminations et les progrès socio-économiques en font partie.




Saphirnews : Comment définir ce qu’on pourrait appeler le « vote musulman » ? Quelles en sont les principales caractéristiques ?

Franck Frégosi : Le vote musulman… Si tant est qu’il existe ! Car il faut être très prudent en la matière parce qu’on a tendance à extrapoler. Jusqu’à présent, il n’y a pas eu de travail approfondi, d’études ciblées sur un certain nombre de zones géographiques, de quartiers pour définir s’il y a ou non un électorat musulman. Mais nous avons certains éléments.

Des études montrent qu’en France plus l’intégration religieuse est grande, notamment dans le monde catholique, plus grande est la probabilité d’avoir un vote pour des partis conservateurs. François Fillon qui a déclaré sa foi catholique le sait très bien. D’autres études révèlent qu’il semblerait que ces populations, notamment issues des quartiers périphériques et qu’on assimile souvent comme étant systématiquement de confession musulmane, auraient plutôt tendance à voter pour des partis dits « progressistes », notamment pour le Parti socialiste. J’ajouterai qu’on a aujourd’hui des indices qui montrent que cette population se tourne aussi souvent vers l’abstentionnisme. C’est davantage le cas de la part d’hommes de banlieues ou de grandes villes, qui cumulent une marginalisation urbaine, sociale et économique.

Tous ces éléments ne tiennent compte que d’une appartenance sociologique. La question est de savoir quel est l’élément déterminant dans le vote : Est-ce que c’est le rapport plus ou moins distancié à l’islam ? Ou est-ce que ce n’est pas tout simplement le cumul d’un certain nombre de « stigmates » sociaux qui conduit plutôt à se réfugier dans l’abstention ou, pour certains, à voter pour les partis dits « progressistes » ? Il faudrait réaliser des enquêtes ponctuelles. Or, à ce jour, cela n’a pas été véritablement fait.

Saphirnews : D’autant que les musulmans ne forment pas une masse homogène…

Franck Frégosi : Quand on observe différents grands centres urbains comme Marseille, Lille, Bordeaux, Toulouse ou Lyon, je dirai qu’on a effectivement une vision d’un Islam de France qui est extrêmement diversifié. Au niveau de la pratique religieuse, ce qu’on sait aujourd’hui, c’est que, selon le degré d’intégration religieuse à l’islam, on va avoir des positionnements qui sont parfois diamétralement opposés. Par exemple, certaines études montrent que, dans certains quartiers où on note une présence du courant dit revivaliste de type salafiste par exemple, celui-ci s’accompagne plutôt du phénomène d’abstinence politique, c’est-à-dire qu’en général les formes d’expression salafiste que nous connaissons en France ont plutôt tendance à se tenir en retrait de la société. Et l’une des formes d’expression de ce retrait est de ne pas participer aux scrutins électoraux.

Mais y a-t-il tout de même des éléments déterminants dans le vote ? On l’a vu, en 2012, avec l’élection de François Hollande ou plutôt de l’éviction de Nicolas Sarkozy…

Franck Frégosi : En effet, vous avez là la principale explication. On a assisté à un vote de défiance caractérisé. Car il y a eu une surenchère à propos de l’Islam. Une surenchère telle qui a même obligé un certain nombre de responsables musulmans, dont le Conseil français du culte musulman (CFCM), qui n’est pas spécialement une institution habituée à s’opposer aux autorités, à la dénoncer.

Il est certain que, même pour un musulman ordinaire qui n’est pas spécialement investi dans une association, les propos, la figure de Nicolas Sarkozy ont pu constituer un élément repoussoir. Les électeurs ont été incités à davantage regarder du côté de François Hollande avec l’idée que le Parti socialiste est quand même un parti supposé être sensible aux catégories sociales les plus défavorisées, même si, aujourd’hui, on voit que les choses ont largement évolué...

Les débats sur la laïcité poursuivent-ils cette stigmatisation ?

Franck Fregosi, sociologue.
Franck Frégosi : Il y a sans doute au sein des électeurs dits « musulmans » le sentiment d’être systématiquement instrumentalisés. Certains seront très sensibles de voir dans certains programmes qu’on envisage d’étendre le champ d’application d’une laïcité perçue comme « punitive », qui vise systématiquement les musulmans. Comme, notamment, le cas de l’interdiction du voile à l’Université. Cela fait partie des propositions de certains partis politiques, là où d’autres se contentent de rappeler que la laïcité est la liberté de pratiquer ou pas. Cette liberté qui peut éventuellement passer par des formes d’accommodements, comme l’a évoqué Benoît Hamon. Il était d’ailleurs intéressant d’observer lors du premier débat télévisé avec les candidats, qu’il y a eu un affrontement assez frontal de Benoît Hamon, de Jean-Luc Mélenchon et d'Emmanuel Macron, tous les trois contre Marine le Pen accusée de vouloir instituer une « police du vêtement ». François Fillon était lui, resté en retrait.

Notons également que c’est un Benoît Hamon qui a gagné les primaires de la gauche face un Manuel Valls qui défendait une laïcité comme étant une valeur suprême presque équivalente à une sorte de substrat de l'identité nationale. Quelques candidats ont donc compris l’importance du rapport à la laïcité pour un certain électorat.

Est-ce que la mobilisation autour de la « Manif pour tous » a attiré certains musulmans vers le vote conservateur ?

Franck Frégosi : En effet, la « Manif pour tous » a été un élément déclencheur. Des groupes musulmans ont publiquement fait état de leur désaccord avec cette orientation. L’idée de faire évoluer la législation sur le mariage afin de permettre à des personnes de même sexe de s’unir a été, pour certaines composantes de ce qu’on appelle les musulmans de France, qui ont une proximité sans doute plus grande avec la pratique religieuse, a été perçue comme un élément difficilement acceptable. Certains ont participé à la « Manif pour tous », d’autres ont fait état publiquement de leur désaccord avec cette orientation. On a vu des messages sur Internet du type « On va s’en souvenir ». Des responsables politiques ont pu prendre conscience de cet électorat.
Des élus, notamment des Républicains, ont essayé de capter cette attention. Cela a même été reproché à certaines personnalités comme Alain Juppé surnommé « Ali Juppé ». Lors des municipales, j’ai même pu constater, par exemple à Marseille, que certains élus (de gauche) jouaient sur cette corde-là. Ils faisaient valoir qu’ils étaient, eux aussi, hostiles à la loi du mariage dit « pour tous », faisant clairement des appels du pied en direction d’un électorat proche de l’Islam...

Que pèsent les conditions socio-économiques difficiles des quartiers populaires dans la balance électorale ?

Franck Frégosi : Ces dits « musulmans » assimilés aux quartiers populaires sont également très attachés à la question du progrès économique et social. Historiquement, une partie de la population d’origine musulmane était plutôt victime de stigmatisation sociale, de marginalisation même si, aujourd’hui, nous voyons émerger une classe moyenne supérieure. Il y a, d’un côté, la considération d’une certaine pesanteur sociale, notamment pour les jeunes générations davantage victimes de discriminations.

Mais il y a aussi, de l’autre côté, la question importante de la liberté d’entreprendre. Ainsi, le vote « à gauche » n’est pas forcément automatique. Je connais plusieurs acteurs associatifs musulmans qui sont aussi chefs d’entreprise, qui peuvent tout à fait avoir un vote économiquement conservateur parce que cela les arrange. Les petits entrepreneurs, les commerçants, les restaurateurs qui sont finalement des artisans ont plus de chances de voter en fonction de leurs intérêts socio-économiques. C’est pour cela qu’il faut bien relativiser la dimension confessionnelle. Comme tous les Français lambda, les musulmans votent surtout selon leur situation personnelle.