Les mots de l'actu

« Déchéance de la nationalité » ou ne plus être né…

Rédigé par Olivier Bobineau | Mercredi 6 Octobre 2010 à 02:31



L'Assemblée nationale a voté jeudi 30 septembre, à une courte majorité (75 voix contre 57), l'extension de la « déchéance de nationalité » aux Français naturalisés depuis moins de dix ans condamnés pour meurtre d’agents dépositaires de l’autorité publique, une mesure réclamée par le Président de la République.

Mais pourquoi une telle actualité ? Pourquoi cela occupe-t-il tant nos esprits attachés à la démocratie ?

Est-ce parce que la déchéance de la nationalité et son extension fait signe vers un autre temps, que l’on croyait révolu, les heures pétainistes ? Sans doute…

Est-ce parce qu’après s’en être pris aux Arabo-musulmans (débat sur l’identité nationale, burqa), puis aux Roms (expulsions massives), le gouvernement active la fibre nationale et s’attaque à présent aux criminels portant atteinte à la vie de représentants de l’autorité publique, ce qui porterait atteinte aux « intérêts fondamentaux de la nation » française et ces criminels seraient alors déchus de la nationalité ? Aussi…

Est-ce que parce qu’il s’agit finalement de rallier l’électorat du Front national au parti du Président à la veille d’une course présidentielle, et ce, malgré l’échec de cette stratégie aux dernières élections régionales, le FN obtenant malgré tout 11,42 % des votes ? Également…

Mais deux problèmes de fond ne sont pas abordés : la conception du pouvoir, inhérente à cette mesure d’extension de la déchéance de la nationalité et la conception anthropologique qui la fonde.

Voilà pourquoi il y a un malaise profond, voilà pourquoi cela ne peut qu’occuper le premier plan de l’actualité.

Une conception du pouvoir comme coopération et non comme domination

Tout d’abord, la conception du pouvoir. Si la stratégie est fondamentale en politique, si la conception du pouvoir comme domination et activation de la séparation gouvernants/gouvernés préside aujourd’hui la vie politique telle que Machiavel, Hobbes, Marx, Carl Schmitt l’avait conçue, il en est une autre pourtant dans l’Histoire de l’humanité : la conception du pouvoir, non comme domination, mais comme coopération.

Aristote développe le premier cette conception, lui qui définit le politique comme « mise en commun des actes et des paroles », mais aussi, plus proche de nous, la philosophe Hannah Arendt et, plus récemment, le philosophe et sociologue allemand Jürgen Habermas. Tous mettent au cœur de la pensée du pouvoir la coopération.

La démocratie est en ce sens le régime de coopération à partir de la délibération entre citoyens. Quand des thèmes aussi fondamentaux qu’être déchu de la nationalité sont traités dans une démocratie, ils appellent non seulement une délibération et un vote de la part des élus au Parlement, mais aussi des discussions entre les citoyens, porteurs et dépositaires premiers de la nationalité.

C’est cela la démocratie en paroles et en actes. La délibération entre les citoyens ne veut pas dire qu’il y a un vote des citoyens, nous ne sommes pas dans une démocratie directe et il ne s’agit pas de court-circuiter les assemblées parlementaires et leur travail. Toutefois, la démocratie délibérative exige une discussion et des échanges de point de vue demandant le temps de la… délibération justement.

Or, avons-nous une réelle délibération entre nous ? Et le temps qui nous est imparti, est-il suffisant ? Négatif.

Le Parlement vote une loi essentielle sans même avoir pris le temps de la discussion avec les citoyens-électeurs, en circonscription. Ce gouvernement et le Président signifient par là même leur conception du pouvoir : gouverner/dominer sans donner le temps à leurs gouvernés de délibérer sur les sujets vitaux de la nation, c’est-à-dire dominer sans coopérer…Combien de temps cela va-t-il durer ?

Une conception inhumaine d'un régime dit démocratique

Ensuite, la conception anthropologique présidant à la « déchéance de la nationalité ». Que signifie « déchéance » ? Cela vient du latin decadere qui veut dire « tomber », comme l’ange déchu, banni du Paradis. Decadere, décadence ou « être en décadence », c’est « ne plus être » ce que l’on est ou ce que l’on a été.

Et que signifie nationalité ? Ce terme vient du latin, également, natio, nasci, « naissance ». « Nationalité » est ainsi étymologiquement la situation d’une personne qui est née : en naissant, elle appartient à une nation. Mais aussi, la nation est l’espace-temps de sa naissance politique.

En somme, que signifie la « déchéance de la nationalité » ? Quelque chose de terriblement simple : « ne plus être né ».

Une fois que l’on a dit cela, une seule question se pose : quel sens peut avoir de proclamer des êtres humains « ne plus être nés » ? Quel régime démocratique peut prétendre « déchoir de la nationalité » des individus, c’est-à-dire délibérer et affirmer « ne plus être nés » des hommes et des femmes, quand bien même ils ont commis des crimes extrêmement graves ? Quelle est la conception de l’homme qui est au fondement de tels choix politiques pour dire de personnes qu’elles « ne sont plus nées », malgré l’extrême gravité du crime ? A coup sûr, c’est une conception à proprement inhumaine et barbare que de retirer la naissance politique à des êtres humains qui viennent de naître... à la nation française.

Est-ce à dire que nous serions, nous aussi, criminels à l’extrême ?…



* Olivier Bobineau, sociologue des religions, chercheur au Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (CNRS/EPHE), est maître de conférences à l’Institut catholique de Paris et à Sciences-Po Paris.