Points de vue

De l’indépendance de l’Algérie à la révolution syrienne : pour une sortie du colonialisme

Par Frédéric Farid Sarkis*

Rédigé par Frédéric Farid Sarkis | Mardi 31 Janvier 2012 à 17:18



En mars 2012, il y aura simultanément le 50e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie et l’anniversaire des révolutions arabes et en particulier celle de la révolution syrienne qui a démarré le 15 mars 2011.

Ces deux anniversaires, s’ils sont séparés par cinquante ans, sont dans la même continuité historique. Les mouvements de décolonisation ont été une première étape dans la lutte des peuples pour leurs droits à l’autodétermination et la construction de projets nationaux. Si la génération des « pères » a échoué dans leur projet social et démocratique, aujourd’hui leurs enfants reprennent le flambeau et reprennent le projet que leurs parents n’ont pas su ni pu mener à terme.

Si la révolution syrienne est née à la suite des vagues de révolutions qui ont traversé le monde arabe, de la Tunisie à l’Égypte, elle a évolué de manière singulière. Les révolutions en Tunisie et en Égypte se sont faites dans l’urgence et ont pris un chemin de transformation partant de l’institution antérieure. Ce chemin est difficile et, à tout moment, il peut y avoir un risque de retour en arrière, comme on voit aujourd’hui en Égypte.

La Libye, elle, a pris un chemin inverse. La révolution s’est vite transformée en révolution armée et a pu, avec l’accord de l’ONU et le soutien des pays occidentaux, renverser l’ensemble de l’institution antérieurement en place. Or l’intervention occidentale a fait que la révolution est allée plus vite que la capacité de la société libyenne nouvelle a eu pour créer son unité nationale. D’où les difficultés actuelles pour construire le consensus national postrévolution. La forme des combats où des civils et des adolescents ont été recrutés et parfois envoyés à la mort aura immanquablement un coût pour la société lybienne de demain.

En Tunisie ou en Égypte, la chute du dictateur s’est faite en quelques mois, les activistes et révolutionnaires se sont organisés dans l’urgence en premier lieu pour soutenir les manifestants et faire connaître à travers Internet et les médias internationaux de la réalité de la révolution et de la répression.

Le pouvoir syrien a perdu pied dans la société

En Syrie, la révolution dure maintenant depuis plus de neuf mois. La force des manifestations et le maintien de leur caractère pacifique n’ont pas suffi à faire plier un pouvoir sanguinaire et qui ira jusqu’au bout. Après avoir connu des phases équivalentes à celles des autres révolutions, elle a atteint aujourd’hui un palier nouveau qui n’a pas son équivalent dans les autres pays.

Depuis neuf mois, pour résister à la répression barbare des forces de sécurité syrienne, les manifestants ont dû s’organiser. S’organiser pour défendre le caractère pacifique des manifestations, s’organiser pour faire parvenir des vivres et aides là où il y en a le plus urgemment besoin. S’organiser pour continuer à filmer et à faire parvenir au monde la réalité de la répression en Syrie.

Grâce aux militants quadrillant le terrain, à l’entraide entre habitants de l’intérieur comme ceux de la diaspora, aux réseaux Internet, aux médias internationaux, une « communauté » nationale est progressivement née en Syrie. Cette Syrie-là est héritière de celle que ses parents ont essayé de mettre en place après la décolonisation, mais refuse le système de violence et de corruption que le père Hafez al-Assad a laissé en héritage à son fils Bachar.

Sur le terrain, le pouvoir syrien a perdu pied dans la société. Il n’a aujourd’hui plus aucune légitimité ni réalité pour une grande partie du pays, sinon par l’existence de forces de répression sanguinaires qui essaient de « mater » leur peuple. Dans toute une partie de la Syrie, il n’y a plus d’administration, de justice ni de municipalités qui fonctionnent. Dans de nombreuses villes, les gens se sentent libérés du régime Assad, même s’ils doivent lutter contre son armée. Les manifestations sont des moments de joie où on crie sa liberté, même si le prix de ce cri est peut-être la mort.

Des points communs avec la situation de la guerre d’Algérie

Pour ces manifestants et pour une grande partie de la population syrienne, il n’y aura plus de retour en arrière. Si le pouvoir répressif est fait de Syriens, en tant qu’institution, il est un corps étranger au corps national. Ainsi, la situation en Syrie se rapproche par de nombreux aspects à ce qu’on a pu connaître en Algérie lors de la colonisation française.

La même nécessité qu’a eue la résistance algérienne à s’organiser pour contrer en efficacité l’ordre colonial français agit aujourd’hui en Syrie pour construire la résistance à la répression sanguinaire de Assad.

La forme de la répression elle-même, visant à « mater » la population par la seule force des armes et par une guerre « anti-insurrectionnelle » ou « anti-terroriste », fait penser, en ce cinquantième anniversaire, à la guerre faite par la France coloniale au peuple algérien.
Si Internet et l’accès possible aux médias internationaux modifie la forme de la résistance, il y a de nombreux points communs avec la situation de la guerre d’Algérie. Sur le terrain, de nombreuses formes d’entraide et d’organisation sont en train de se construire.

Pendant la guerre d’Algérie, l’argent et l’aide envoyés de la métropole par les Algériens et leurs soutiens français ont été essentiels au soutien à la résistance. En Syrie, c’est aujourd’hui la diaspora qui joue ce rôle. Dès les premiers jours, les collectes d’argent, l’aide logistique et le soutien humanitaire se sont organisés partout dans le monde grâce à la présence de Syriens résidant à l’étranger. L’organisation des activistes syriens se fait sans distinction entre ceux qui sont présents en Syrie et ceux qui sont connectés via Internet de l’étranger.

Si, lors de la colonisation algérienne, il y avait une métropole appuyant administrativement, militairement et financièrement la répression, aujourd’hui, en Syrie, le pouvoir est sous perfusion de pouvoirs extérieurs qui le soutiennent pour défendre leurs intérêts. L’Iran, la Chine, la Russie et de nombreux pays arabes soutiennent plus ou moins directement ce pouvoir, chacun pour des raisons différentes.

Le Général de Gaulle, comprenant que l’indépendance était inéluctable, s’est efforcé de maintenir un rapport de force permettant de négocier au mieux les intérêts français. De la même manière, l’Occident sait qu’à moyen ou long terme la page Assad est tournée en Syrie. Cependant, ses intérêts sont nombreux et imbriqués dans la région et il attend de voir comment va se dessiner la suite et les garanties qu’il va pouvoir négocier avant de soutenir concrètement un changement de régime en Syrie.

Syrie : la seule révolution arabe où le peuple aura par sa propre lutte fait chuter le régime

L’Histoire ne se reproduit jamais à l’identique et les différences sont aussi importantes à analyser que les similitudes pour comprendre les dynamiques en cours.

Dans le cas de l’Algérie, la forme d’organisation de la résistance du FLN, qui a permis à la lutte de libération nationale d’être victorieuse, explique en partie les échecs et l’autoritarisme du régime qui a émergé à la suite de l’indépendance. En Syrie, le peuple ne s’oppose pas à une armée d’occupation et à une colonisation de peuplement comme en Algérie et il dispose des nouveaux moyens de communication comme l’utilisation des médias et des réseaux sociaux sur Internet lui permettant une forme d’organisation beaucoup plus horizontale et démocratique. Le caractère non violent revendiqué par les manifestants, malgré la barbarie de la répression, ouvre des perspectives nouvelles en termes de valeurs et de projet pour la Syrie nouvelle.

Le caractère multiculturel de la société syrienne est aussi une chance pour la construction d’un modèle politique qui permette de sortir des clivages communautaires qu’on a pu connaître au Liban ou en Irak. Si le pouvoir essaie de jouer au « pompier pyromane » pour exciter les tensions communautaires ; tout en se posant comme garant de l’unité nationale, il est à constater que les révolutionnaires syriens ont su déjouer cette propagande et font de la cohésion nationale l’un des axes principaux de leur projet. Parmi les activistes, on trouve des Syriens de toutes confessions ou origines qui travaillent main dans la main.

Enfin, il est essentiel de rappeler l’Histoire et les raisons de l’échec des mouvements de libération nationale qui ont succédé à la décolonisation pour construire les contre-pouvoirs et les réponses institutionnelles adaptées à la donne d’aujourd’hui.

Il est aujourd’hui inéluctable que la révolution syrienne arrivera à faire chuter le régime du clan Assad. Elle sera alors la seule révolution arabe où le peuple aura par sa propre lutte fait chuter le régime en place. Il n’est alors pas étonnant que les régimes arabes fassent tout pour qu’une solution de « transition » incluant le régime en place soit trouvée comme on le voit aujourd’hui avec la farce de « plan arabe » et l’envoi de négociateurs sous protection du pouvoir en place.

Cette préoccupation ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux comme l’Arabie Saoudite mais concerne aussi des pays en phase « transitionnelle » comme l’Égypte, dont l’armée voit d’un mauvais œil le symbole d’un peuple qui puisse faire chuter une armée nationale par sa résistance.

Ce qui se joue en Syrie aujourd’hui est non plus la question de l’indépendance, mais celle d’une vraie souveraineté populaire. En soutenant la révolution syrienne, c’est la sortie de la colonisation au Moyen-Orient qu’on peut aujourd’hui soutenir.


* Frédéric Farid Sarkis, opposant syrien, membre fondateur de Sortir du colonialisme.