Cinéma, DVD

« Cinq caméras brisées » : « Filmer, c’est ma façon de résister »

Rédigé par Nadia Sweeny | Jeudi 18 Avril 2013 à 06:00

« Cinq caméras brisées » est non seulement un très beau film, nominé aux Oscars 2013, mais un véritable coup de fouet pour le spectateur qui s’immisce dans la réalité de la vie quotidienne palestinienne. Rencontre avec les réalisateurs Emad Burnat, 41 ans, habitant du village de Bil’in, en Palestine, et Guy Davidi, 34 ans, un cinéaste né à Jaffa en Israël.



Emad Burnat (en avant) avec Guy Davidi, les réalisateurs du documentaire « Cinq caméras brisées », retraçant le quotidien des habitants du village de Bil'in, en Palestine.

Saphirnews : Comment avez-vous grandi, que faisiez-vous avant ce film ?

Emad Burnat : La vie n’est pas facile en Palestine et nous grandissons avec beaucoup de pression due à l’occupation. Je me souviens la première fois que j’ai vu les soldats, j’avais 10 ans. C’était la première guerre du Liban. Les tanks sont arrivés dans mon village et j’ai eu très peur. J’ai fait des cauchemars pendant longtemps. En fait, tu ne vis pas vraiment ton enfance. Tu grandis trop vite.

Avant de commencer à filmer, j’étais jardinier en Israël. J’aimais ce travail car il était en lien avec la terre. Je me souviens la manière dont les Israéliens utilisaient l’eau à outrance alors que moi, quand je rentrais chez moi, je n’avais pas d’eau courante. A partir de l’an 2000 (déclenchement de la seconde Intifada, ndlr), je n’ai plus eu le droit d’y aller.

Guy Davidi : Je n’ai pas eu une enfance facile. Je n’ai manqué de rien mais j’ai perdu mon père à l’âge de 10 ans. Du coup, j’ai grandi vite. À 11/12 ans, le système éducatif israélien commence à te préparer au service militaire. Tu entends des histoires héroïques de soldats, de l’Holocauste et ils pèsent lourd sur toi. Des membres de ma famille sont des rescapés de l’Holocauste et quand tu grandis en Israël avec cette souffrance du passé, on t’enseigne qu’en tant que juif, tu seras toujours une victime. Et que si tu ne veux plus être une victime, tu dois t’imposer, entrer dans l’armée et protéger le pays. Nous sommes hantés par cette peur. Même la langue arabe finit par te faire peur. Il y a un moment je me suis dit : « Je ne veux pas vivre avec ça ! »

Au moment du service militaire, obligatoire en Israël pour trois ans, je n’avais aucune connaissance du conflit. Mon expérience de l’armée a été très brève. J’ai été choqué par la machine militaire. C’est un processus qui te détruit pour te permettre de faire certaines choses. C’est un système oppressif. Les gens ont peur de refuser car si tu n’y vas pas, tu es marqué dans la société. J’ai refusé de continuer. Je me suis battu contre ma famille, mes amis et l’armée. Au bout de trois mois, j’ai convaincu l’armée que j’étais défaillant psychologiquement. Il n’y a que deux façons pour s’en sortir : passer pour fou ou aller en prison. Le Shabak (service de sécurité intérieur israélien) a voulu m’enrôler. Quand ils ont vu mon dossier militaire, ils ont abandonné.

Emad Burnat : En Palestine, des adolescents reçoivent aussi des courriers du Shabak les obligeant à aller les rencontrer sous peine d’être arrêtés. Beaucoup de jeunes ne résistent pas à la pression de la puissance militaire, ils deviennent des informateurs. Cette réalité devient un problème dans la société palestinienne. Il y a tellement de problèmes à évoquer qu’on pourrait y passer des jours, mais au moins quand j’ai grandi, les terres autour de mon village étaient magnifiques. Il n’y avait pas de buildings comme maintenant, la vallée était propre. Aujourd’hui, les colons balancent leur détritus. C’est sale. Ils ont détruit la terre.

Guy Davidi, comment vous êtes-vous engagés dans le mouvement pour la paix ?

Guy Davidi : A 14 ans, j’écrivais beaucoup de nouvelles. J’ai découvert le cinéma à 16 ans. Je voulais raconter des histoires, c’était mon truc. Avant même de connaitre quoi que se soit à propos des Palestiniens et de la politique, je voulais écrire à propos de cette situation. Je me suis aperçu que je ne connaissais rien et que je ne pouvais créer des choses qu’à partir de mon imagination. C’est ça qui m’a d’abord attiré vers la Cisjordanie. Une fois que tu vois ce qui se passe, que tu rencontres ces gens, tu ne peux pas faire autrement que d’y retourner pour les soutenir.

Il y avait déjà quelques activistes israéliens, membres des mouvements de paix qui partaient en Cisjordanie et à Gaza pour aider les Palestiniens. Après le projet du mur de séparation, quand les villageois ont découvert que des terres allaient être encore confisquées, ils ont commencé à inviter des Israéliens. A partir de 2003, j’allais souvent dans les villages. Mais ce qui est important de comprendre, c’est que dans ces nouveaux mouvements, notamment les anarchistes contre le mur, nous n’allons pas pour laver notre conscience. Non, nous y allons de manière très pragmatique pour véritablement aider les gens. Moi, je n’ai aucun problème de conscience. Je n’ai pas servi dans l’armée, je fais ce que je peux pour arrêter l’occupation et je n’ai pas à me sentir coupable…

Emad Burnat : Oui mais bon, si tu parles aux réfugiés palestiniens qui vivent maintenant au Liban ou ailleurs et que tu leur dis « Je ne suis pas coupable », tu as tort parce que tu vis sur leur terre.

Guy Davidi : Oui, il y a eu injustice, mais ce n’est pas ma faute.

Emad Brunat : Sur cette question, tout le monde en Israël est coupable. Même nous qui vivons dans les villages, nous ne ressentons pas la même chose que les réfugiés qui vivent dans les camps. Moi à la limite, c’est plus facile je vis encore sur ma terre. Mais eux ont tout perdu.

Guy Davidi : Je sais bien. C’est très difficile pour eux. Ce que je veux dire Emad, c’est que ce n’est pas bon de travailler à partir de la culpabilité. La culpabilité est un sentiment intéressant si tu le ressens pour un court moment, que tu prends tes responsabilités et que tu essayes de changer les choses. Ces nouveaux mouvements de paix, qui ont dépassé le sentiment de culpabilité, sont plus engagés, efficaces et constructifs. Nous essayons de porter la parole des Palestiniens dans la société israélienne. Lorsque nous sommes dans les manifestations, nous essayons de faire tampon. Juste par notre présence, les soldats tirent moins.

Emad Burnat : C’est vrai qu’ils font parfois plus attention de ne pas trop tirer quand il y a des Israéliens. Mais pour parler avec eux, c’est mieux quand nous y allons car les soldats vous considèrent comme des traîtres.

Guy Davidi : Oui, ils nous détestent mais ils vont faire attention de ne pas nous tirer dessus. Parce qu’on est juif, israélien et qu’il y a de très grosses conséquences dans la société israélienne pour ce genre de choses.

Vous souvenez-vous de votre première fois à Bil’in ?

Guy Davidi : La première fois que j’y suis allé, j’allais visiter un ami, Wadji. Je l’ai rencontré la première fois à Bil’in et je l’ai tout de suite apprécié. Quand je suis arrivé à Bil’in, j’ai voulu faire des documentaires sur ce village. Après quelques semaines là-bas, j’ai fait un film sur la question de l’eau. Il y avait beaucoup de journalistes et d’Israéliens qui filmaient déjà les manifestations alors j’ai voulu aborder un sujet qu’on ne peut pas voir, c’était un bon moyen d’entrer dans la vie quotidienne des gens. Je me suis installé là-bas pendant deux ou trois mois et j’ai compris beaucoup de choses. Ça a été difficile pour le village de m’accepter au début, parce que je suis Israélien. Ils avaient peur de la normalisation des relations avec nous. Ils avaient peur que les autres Palestiniens les critiquent et les accusent de collaboration, de corruption. Ça nous a pris longtemps pour nous faire accepter mais ça a été positif. Lorsqu’Emad m’a sollicité pour le film, les villageois l’ont soutenu.

Emad Burnat : Au début, quand ils sont arrivés, on a trouvé ça étrange. On a pensé qu’ils étaient des espions.

Guy Davidi : C’est pour ça que nous étions très vigilants sur ceux qui nous accompagnaient.

Emad Burnat : Nous savons que certains d’entre eux viennent juste pour surveiller. Nous avons du mal à faire confiance. Il y a eu beaucoup d’histoires, notamment une femme qui donnait des informations aux soldats sur les lieux où les enfants se cachaient. Et puis nous savons que leur mouvement est extrêmement minoritaire en Israël et qu’ils n’ont pas beaucoup de poids sur la politique de leur pays.

Dans le film vous dites qu’« il est parfois difficile de tourner la colère en quelque chose de positif »…

Emad Burnat : Tout le monde a ressenti de la colère. Le plus fort est celui qui la contrôle et l’utilise pour des choses positives. Parfois, tu penses à faire des choses extrêmes et puis tu réfléchis à ta famille, tes enfants et aux conséquences. Je comprends les gens qui font des choses stupides. C’est une pression à l’intérieur, une rage et parfois, ça explose. Certaines personnes font des choses violentes dans un moment de colère, mais au final, ça te fait perdre ta vie.

Guy Davidi : La question de la colère est très importante dans le film. Car ce sentiment est aussi présent dans l’audience, les gens regardent le film et partent en colère. Or, je ne pense pas que la colère soit un sentiment par lequel il faille motiver le public. Les activistes dans le monde engrainent souvent les gens en disant : « Tu dois te sentir en colère pour la Palestine et faire quelque chose ». Je ne trouve pas ça efficace. La colère est une énergie très forte qui te fait exploser et qui disparait vite. Or, regardez les Palestiniens : les villageois de Bil’in s’organisent, se concertent. C’est constructif. Les activistes qui viennent au village sont parfois beaucoup plus en colère que les villageois eux-mêmes ! Ils ne vivent pas la situation au quotidien et ils ne savent pas gérer ce sentiment. Les activistes israéliens sont pareils.

On veut parfois leur donner une image du type : « Regardez ces Israéliens et ces Palestiniens ensemble dans la non violence, c’est beau ! » Mais personne n’est à l’abri. Si un enfant se fait tuer dans la manifestation, des Israéliens lancent des pierres. C’est une réaction qui fait partie de l’humanité de tout un chacun. On ne choisit pas la voie de la non violence juste parce que ça fait bien dans les médias. Le pacifisme, c’est un véritable challenge.

Vous, Emad, vous avez choisi de filmer.

Emad Burnat : Oui, c’est ma part dans la lutte. La caméra m’a parfois sauvé la vie, parfois elle est la raison pour laquelle on essaye de me tuer. Ma caméra est mon arme. Filmer, c’est ma façon de résister. Je devais le faire. C’était ma responsabilité.

Guy Davidi : J’ai essayé d’aborder la question par des biais divers, alors j’ai fait un documentaire sur les travailleurs palestiniens qui construisent la colonie. Je voulais étudier le paradoxe entre ces hommes, notamment l’un d’entre eux qui travaillent à construire les bâtiments de la colonie et qui manifeste contre le tracé du mur qui favorise la même colonie.

Emad Burnat : Celui dont tu parles n’a jamais participé à la manifestation.

Guy Davidi : Il y est allé au moins une fois. Il avait très peur de perdre son boulot. Mais pour moi, c’était intéressant de voir comment la société palestinienne est affectée par ces questions. Je cherchais un point de vue alternatif et j’ai été tout à fait surpris quand Emad m’a proposé de voir ce qu’on pouvait faire avec ses rushs.

Pourquoi lui avoir proposé de vous aider ?

Emad Burnat : Je filmais beaucoup. J’étais la seule caméra du village et des gens sont venus me demandes des rushs pour les médias. J’ai aussi travaillé sur un autre documentaire « Bili’in my love » et je me suis dit que je devais avoir un projet à moi. Je ne pensais pas faire un film, tellement de gens filmaient déjà. Et puis j’ai commencé à m’intéresser de plus en plus à mes amis. Je les filmais. Je me suis aussi attardé sur Djibril, mon dernier fils qui venait de naître et qui grandissait. Après plusieurs années, j’ai commencé à chercher des fonds et de l’aide. Je connaissais Guy et je lui ai proposé de m’aider. Le but n’était pas d’en faire un film israélo-palestinien. C’est vraiment le film de Bil’in, du village. C’est un film palestinien.

Le fait que Guy soit israélien vous a ouvert les portes de l’Europe et de l’Occident ?

Emad Burnat : Oui, mais je ne pense pas que se soit spécifiquement parce qu’il est Israélien. C’est parce qu’il a des contacts et qu’il est ouvert sur le monde et qu’il sait parler avec les codes de l’Occident. Il a aussi permis à ce que le film soit diffusé en Israël. Moi seul, je n’aurais pas pu le faire.

Les gens ont dit que le film avait eu du succès parce qu’il est israélo-palestinien, mais ce n’est pas vrai ! Personne n’en a rien faire d’Israël, ni de la Palestine. Il a eu du succès parce que c’est un film touchant, un film qui atteint le cœur et qui montre la vie de vraies personnes. Ça montre la profondeur de la vie. Comment un enfant naît et grandit dans cette situation, pose des questions, commence à comprendre ce qui se passe… ce film montre l’humanité.

Vous ne vouliez pas que le film soit politique…

Emad Burnat : Je déteste la politique ! Mais notre vie est politique… on ne peut pas échapper à ça.

Guy Davidi : Oui, tout est politique, même la décision de travailler ensemble est politique. Quand il m’a demandé de travailler avec lui, je lui ai dit qu’on va être très critiqué par nos sociétés respectives... Même le fait de concentrer le film sur Emad et de l’entendre parler en voix off est une décision politique. Moi, je ne suis que celui qui permet qu’on entende sa voix.

Par contre, nous ne voulions pas utiliser un ton accusateur ou activiste. Il n’y a pas de jugement dans le film. Le plus important est de garder sa sincérité, sans idéalisation. L’idée était de montrer comment les gens vivent sous occupation de manière la plus honnête possible.

Quelles ont été les réactions ?

Emad Burnat : La première a eu lieu à Ramallah, c’était plein. À la fin, il y a eu un débat. On m’a demandé pourquoi j’avais travaillé avec un Israélien. Je leur ai dit : « Quand je vous ai demandé de l’aide, personne n’en a eu rien à faire ! »

Guy Davidi : Les histoires ont des pouvoirs. Un pouvoir politique. Elles construisent notre conscience. Les politiciens utilisent des histoires pour manipuler les gens, ils créent des « mythes ». Quand tu crées une histoire avec sincérité, tu as un pouvoir politique important. Les gens sont touchés par ces histoires. Il y a eu différentes réactions, violentes parfois ou carrément surprenante. Un mec est venu me voir et il m’a dit : « Je suis d’extrême droite et aujourd’hui, je ne sais plus où je suis. Tu as changé ma vie et je ne sais pas ce que je vais faire ! »

Vous avez espoir de changer les choses ?

Guy Davidi : Les choses changent. Même ceux que ça met en colère, ça les change. Quelque chose se passe en eux, sinon ils ne seraient pas si affectés. Ils sont venus voir le film, alors ça prendra peut être des semaines, des mois, des années, mais ils ne seront plus en mesure d’effacer les images de ces enfants qu’on enlève de chez eux. Ils ne pourront plus les oublier.

En partenariat avec Saphirnews et le Festival International du Film des Droits de l’Homme, Altermondes organise la projection du film documentaire « Cinq caméras brisées » est organisée jeudi 18 avril à 20h au cinéma Le Nouveau Latina, à Paris. Pour en savoir plus, cliquez ici.