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Monde

Sénégal : « Les violences actuelles font craindre le pire des scénarios »

Rédigé par Benjamin Seze | Jeudi 23 Février 2012 à 00:00

           

L'élection présidentielle sénégalaise approche sur fond de manifestations contre la candidature du Président sortant, Abdoulaye Wade, et d'affrontements avec les forces de l'ordre. Interview croisée de Séverine Awenengo-Dalberto et d'Ibrahima Thioub, historiens spécialistes du Sénégal.



Sénégal : « Les violences actuelles font craindre le pire des scénarios »
Dimanche 26 février, les Sénégalais doivent élire leur chef de l'État. Une élection sous tension, marquée depuis quelques semaines par des manifestations, dans différentes villes du pays, violemment réprimées par les forces de l'ordre. À la tête de la contestation, des mouvements tels que le Mouvement du 23 juin (1) et « Y en a marre » (2) s'opposent à la candidature du président sortant Abdoulaye Wade - validée fin janvier par le Conseil constitutionnel - pour briguer un troisième mandat alors que, depuis 2001, la constitution du pays l'interdit.

Interview de Séverine Awenengo-Dalberto, historienne au Centre d'études des mondes africains (CEMAf), et d'Ibrahima Thioub, historien à l'université Cheikh Anta diop de Dakar.


TC : Comment analysez-vous le violent mouvement de contestation auquel fait face le pouvoir sénégalais ?

Séverine Awenengo-Dalberto : Les mobilisations des Sénégalais le 23 juin 2011 et celles se déroulant actuellement sont de l’ordre de la volonté de sauvegarder et de pérenniser les acquis démocratiques du Sénégal, face à un pouvoir dont certaines pratiques les dévoient (pression du régime de Wade sur la presse, contrôle du Conseil constitutionnel, redécoupage stratégique des circonscriptions électorales...).

Ibrahima Thioub : Le pays connaît une crise sociale majeure. La proportion de jeunes au chômage est importante, même parmi les plus diplômés. Ces jeunes constatent que les pratiques de prédation des ressources publiques par les élites politiques au pouvoir se poursuivent malgré l’alternance et que ce régime les a même portées à un niveau jusqu’ici inégalé. D’où une frustration de cette jeunesse qui se traduit par de vives tensions et des confrontations parfois meurtrières avec la police, particulièrement dans la banlieue de Dakar et dans les campus universitaires.

S’y ajoutent des pratiques politiques peu respectueuses des règles du jeu. En plus de la police, le parti au pouvoir s’appuie sur une milice de militants qui, en toute impunité, se rendent coupables de violences et d’intimidations envers les opposants et les journalistes. C’était déjà le cas sous Abou Diouf, mais cela s’est exacerbé ces derniers temps.

C’est un cocktail explosif dont la mèche a été allumée par la validation par le Conseil constitutionnel de la candidature d’Abdoulaye Wade à un troisième mandat à la tête de l'État.

Contrairement à ce que dit le pouvoir, ce mouvement n’est ni marginal, ni anodin. La preuve, il a réussit à faire retirer le projet de réforme constitutionnelle qui, en juin dernier, tentait de saper sérieusement les acquis démocratiques .


Le mouvement de contestation actuel a-t-il eu des précédents dans l’histoire du Sénégal ?

S. A.-D. : Les contestations liées aux processus électoraux, également sur le mode de la violence, ne sont pas une nouveauté au Sénégal – cela a été particulièrement le cas lors des élections de 1963 et de 1988.

I. T. : La culture de la contestation et de lutte contre les dérives du pouvoir politique est chose ancienne au Sénégal. Face à l’autoritarisme du gouverneur Lasserre, les populations de Saint-Louis l’ont arrêté et exilé à Gorée alors aux mains des Anglais, en 1802. Les femmes sénégalaises ont acquis le droit de vote en même temps que les Françaises en 1946. On peut retenir également, à titre d’exemple, la fameuse grève des cheminots de 1947, en plein régime colonial, et les émeutes urbaines de mai à juin 1968 qui ont fait chanceler le pouvoir de Senghor.
Plus récemment, la fermeture de la radio Sud FM par la police, en octobre 2005, a suscité de vives réactions dans les médias et la population, obligeant le pouvoir à faire marche arrière. Les luttes syndicales et étudiantes sont relativement fréquentes. Les marches dans les quartiers aussi, pour obtenir l’électricité par exemple. Même si le pouvoir tente de revenir sur ce droit, en voulant le soumettre à une autorisation administrative préalable, alors que c’est Abdoulaye Wade lui-même qui l’a fait inscrire dans la Constitution. C’est d’ailleurs à cette lutte au quotidien des citoyens que l’on doit le maintien de la démocratie.

Qu'est-ce qui est nouveau dans le mouvement de contestation actuel ?

I. T. : C’est la jonction entre société civile et organisations politiques. Auparavant, les mouvements de ce type étaient lancés par les organisations politiques qui essayaient d’y faire adhérer les associations. Là, pour la première fois, le mouvement associatif s’est positionné à l’avant-garde du combat pour la défense de la constitution et, dans une certaine mesure, entraine à sa suite les organisations politiques d’une opposition affaiblie par son atomisation et le choc des ambitions personnelles de ses leaders, dont la plupart sont à la veille de la retraite politique et jouent leur dernière carte.

S. A.-D. : C’est la première fois que le contentieux porte sur la validation – et l’invalidation – d’une candidature, remettant fondamentalement en cause, en amont, l’ensemble du processus.


Certains observateurs ont constaté ces dernières semaines un essoufflement du mouvement. Pourquoi ?

I. T. : Le Mouvement du 23 juin (M23) demeure très fragile au regard du caractère hétéroclite de sa composition qui entraîne l’absence d’une stratégie claire et unifiée dans la définition des objectifs et de sa conduite tactique et stratégique, mais aussi et surtout de projet de société alternatif.

S. A.-D. : La répression des forces de l’ordre, qui a déjà fait plusieurs morts, la surdité d’Abdoulaye Wade face aux revendications de la rue, la récupération partisane d’une partie de la contestation, ont certainement joué dans l’essoufflement de la dynamique contestataire. Le M23 s’est trouvée dans une position inconfortable et ambigüe. Il ne semble pas s’être réellement préparé à la validation de la candidature de Wade par le Conseil constitutionnel, fin janvier. Or certains leaders de l’opposition, comme Macky Sall et Moustapha Niasse, ont commencé leur campagne électorale, avalisant de fait la légalité du processus électoral, en contradiction avec l’objectif originel du M23.
Aujourd’hui, ces mouvements sont en reconfiguration, à la fois dans leurs modes d’action et dans leurs alliances, tandis que la population sénégalaise, pour une majorité, paraît à présent préférer accepter le jeu des urnes pour faire sortir Wade.
Néanmoins s’organise actuellement, autour du mouvement « Y en a marre », qui a réaffirmé son positionnement hors des partis politiques et du côté des « citoyens » sénégalais, une reprise de la mobilisation. Mais on manque certainement de recul pour évaluer avec justesse l'ampleur et les effets.


Comment envisagez-vous ces derniers jours avant l'élection et l'après-26 février ? Peut-on craindre le pire ?

I. T. : Les violences actuelles, dans un contexte tropical, marqué par l’étroitesse des visions en conflit, font bien sûr craindre le pire des scénarios. Personne ne sait ce qui va se passer d’ici au 26 février et au-delà. Il demeure cependant que ces violences ne résultent pas d’une impasse du processus électoral. Les Sénégalais qui iront voter peuvent surprendre leur monde, comme ils l’ont si souvent fait. Si les élections se déroulent régulièrement, qu’elles ne sont pas bloquées par l’opposition ni court-circuitées par le pouvoir qui, sentant les choses lui échapper, voudrait créer le chaos, il est tout à fait possible qu’Abdoulaye Wade ne soit pas réélu.

S. A.-D. : Ce qui semble se dessiner est le scénario d’une fin de campagne électorale tendue. On peut imaginer que le verrouillage, en amont, de l’élection par Abdoulaye Wade et l’aplomb avec lequel il disqualifie depuis plusieurs semaines l’opposition politique et civile, signifie qu’il a prévu d’en sortir victorieux. Dans ce cas – et que cette victoire soit forcée ou non – il paraît fort probable que les Sénégalais se mobiliseront cette fois-ci très massivement : il n’y aura plus, alors, d’autre alternative que la rue pour le faire partir.


Notes
1. Coalition des partis d’opposition et d’organisations de la société civile issue des mobilisations du 23 juin 2011 contre le projet de réforme constitutionnelle visant à faire élire le président et son vice-président avec 25% des voix au premier tour. Le pouvoir avait alors retiré le projet.
2. Collectif de jeunes rappeurs sénégalais.





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