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Points de vue

La CEDH : attention à une laïcité négative

Rédigé par Jean Baubérot | Mardi 8 Juillet 2014 à 06:00

           


Héritage de la période Sarkozy-Copé-Guéant, la loi sur l’interdiction du voile intégral est loin de sortir indemne de l’arrêt rendu ce mardi 1er juillet par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Certes, très majoritairement, les juges ont débouté le recours effectué par la requérante (Affaire S.A.S. contre France). Mais ils ont accompagné leur jugement de considérants très sévères sur l’attitude actuelle de la France en matière de libertés publiques. Leur arrêt sonne comme un « Halte là, n’allez pas plus loin ! ».

Bref rappel : la loi sur l’interdiction du voile intégral a été votée en 2010 en dépit des avertissements du Conseil d’Etat. Celui-ci avait émis un avis défavorable à une « interdiction absolue et générale » et indiqué les lieux où la sécurité publique et la lutte contre la fraude justifiaient une interdiction. Il avait insisté sur les « fortes incertitudes constitutionnelles et conventionnelles » d’une telle loi. Fillon avait répliqué : peu importe, nous prenons un « risque juridique ».

Désavouer la loi, c'est donner raison aux extrémistes?

Lors d’un débat à l’EHESS (en mai 2010, ndlr), une juriste avait soutenu l’idée que la loi avait de fortes chances d’être retoquée par le Conseil constitutionnel. Je lui avais répondu en substance : vous avez sans doute raison, de votre point de vue de juriste. Mais, outre que le Conseil constitutionnel n’est pas une Cour suprême, il va être mis devant un dilemme, créé par la loi elle-même.

Alors que les quelques centaines de femmes qui portaient le voile intégral (devenues presque 2 000 après les mois de publicité gratuite par les débats autour de la loi sur la dite burqa) ne constituaient nullement un problème social ou politique, cette loi a mis en scène un grand affrontement République-extrémisme religieux. Pendant des mois, le problème a été (faussement) posé en ces termes. Donc, au niveau des représentations sociales, désavouer la loi semblerait « donner raison aux extrémistes ». Dans un tel contexte, le Conseil ne pourra qu’avaliser la loi.

C’est ce qui arriva. Le Conseil rétablit cependant la possibilité de porter le voile intégral autour des édifices religieux, et une manifestation ironique vit des femmes se vêtir d’un voile intégral pour déambuler autour de Notre-Dame de Paris.

La CEDH était dans le même dilemme que le Conseil constitutionnel, et je m’attendais à un tel verdict. Dans la conjoncture internationale actuelle, et même s’il est tout à fait injuste d’en faire porter le chapeau aux femmes en voile intégral, une autre décision serait apparue comme une « prime au radicalisme ». Elle n’était donc pas possible. Comme l’indique Max Weber, il faut savoir affronter les « faits désagréables » sinon on se drape en avocat d’une juste cause et on perd le contact avec la complexité du réel. J’ai clairement indiqué, à l’époque, lors de mon audition devant la Mission parlementaire, à la fois mon opposition au voile intégral et mon opposition à la loi (1). Je n’ai nullement changé d’avis. Mais c’est d’abord en jouant mon rôle de sociologue que je peux donner un apport citoyen. Et ce rôle consiste à rappeler, quand cela s’avère nécessaire, les dures « réalités ». Pour pouvoir être efficace, une lutte doit être la plus lucide possible.

Le fait neuf et important, et dont il faut se réjouir, est le suivant : moins proche du pouvoir politique, la Cour européenne n’a pas fait preuve de la même mansuétude envers la France que le Conseil constitutionnel. Certes, elle a admis que la loi pouvait faire partie des domaines où « la France disposait d’une ample marge d’appréciation », relevant que « les sanctions en jeu - 150 euros d’amende maximum et l’éventuelle obligation d’accomplir un stage de citoyenneté en sus ou à la place - sont parmi les plus légères que le législateur pouvait envisager ».

La CEDH critique à l'égard de la France

Elle a rejeté les motifs de sécurité car, à ce niveau, une interdiction absolue ne lui semble pas « proportionnée ». Elle a également rejeté les motifs de l’égalité femme-homme et de la dignité des personnes, car elle estime que la requérante souhaite se vêtir « comme son approche de la religion le lui dicte ». En revanche, elle accepte un autre motif que le Conseil d’Etat avait jugé fragile : « le fait que l’État défendeur considère que le visage joue un rôle important dans l’interaction sociale » et admet « que la clôture qu’oppose aux autres le voile cachant le visage soit perçue par l’État défendeur comme portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble ».

Mais la Cour multiplie les considérants qui montrent que, pour elle, la France se trouve à la limite des règles d’une société démocratique. D’abord, elle précise que « la flexibilité de la notion de "vivre ensemble" et le risque d’excès qui en découle commandent qu’elle (la France) procède à un examen attentif de la nécessité de la restriction contestée ». En clair : si vous pouviez assouplir la loi, ce serait bien ! Sachez en tout que vous êtes à la limite de ce qui est possible dans une société démocratique.

Ensuite, elle se montre sévère et insiste, de façon encore plus précise, sur les dangers d’un basculement hors de la démocratie. En effet, elle « admet qu’il puisse paraître démesuré, au regard du faible nombre de femmes concernées, d’avoir fait le choix d’une loi d’interdiction générale. Elle constate en outre que cette interdiction a un fort impact négatif sur la situation des femmes qui ont fait le choix de porter le voile intégral pour des raisons tenant à leurs convictions et que de nombreux acteurs nationaux et internationaux de la protection des droits fondamentaux (2) considèrent qu’une interdiction générale est disproportionnée ».

« La Cour se dit par ailleurs très préoccupée par des indications selon lesquelles des propos islamophobes auraient marqué le débat précédant l’adoption de la loi du 11 octobre 2010. Elle souligne à cet égard qu’un État qui s’engage dans un tel processus législatif prend le risque de contribuer à consolider des stéréotypes affectant certaines catégories de personnes et d’encourager l’expression de l’intolérance alors qu’il se doit au contraire de promouvoir la tolérance. Elle rappelle en outre que des propos constitutifs d’une attaque générale et véhémente contre un groupe identifié par une religion ou des origines ethniques sont incompatibles avec les valeurs de tolérance, de paix sociale et de non-discrimination qui sous-tendent la Convention et ne relèvent pas du droit à la liberté d’expression qu’elle consacre ». Des propos à lire, à relire, à diffuser.

Enfin, la Cour relève que la loi « n’affecte pas la liberté de porter dans l’espace public des habits ou éléments vestimentaires qui n’ont pas pour effet de dissimuler le visage ». C’est une façon de bien distinguer voile intégral et voile tout court et, à mon sens, cette phrase suivant le long considérant que je viens de citer, est aussi une façon de dire au gouvernement français : pas de nouvelle loi sur le voile (non intégral), car là, je ne pourrais plus vous absoudre ! Or, on sait que s’il y a des « furieusement religieux » (selon l’expression du sociologue américain Peter Berger), il existe également des furieusement laïques qui seraient prêts à brader la démocratie au nom de leur laïcité négative, pendant de la laïcité pseudo positive à la Sarkozy.

Il est ironique que l’arrêt de la Cour intervienne le jour où Sarkozy est mis en garde à vue. La gauche saura-t-elle prendre le nécessaire virage pour prôner une laïcité non falsifiée et irrécupérable par la droite dure et le FN ?

(1) Cf. Une laïcité falsifiée, que La Découverte vient de rééditer en livre de poche, cf. l’annexe 2 p. 169-176.
(2) Notamment la Commission nationale consultative des droits de l’homme (§§ 18-19 de l’arrêt), d’organisations non-gouvernementales telles que les tierces intervenantes, de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (§§ 35-36) et du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (§ 37).

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Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE), Jean Baubérot est l'auteur, notamment, de deux « Que sais-je ? », de La laïcité expliquée à M. Sarkozy (Albin Michel) et (avec M. Milot) de Laïcités sans frontières (Le Seuil). Il est également auteur de Une si vive révolte (Ed. de l'Atelier) en février 2014. Première parution de cet article le 16 juin 2014 dans Laïcité et regard critique sur la société.






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