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Monde

« L’Etat islamique va s’installer durablement en Irak et en Syrie »

Rédigé par Christelle Gence | Mardi 15 Juillet 2014 à 06:00

           

Après la prise spectaculaire de Mossoul et de plusieurs villes d’Irak en juin, les insurgés de l’Etat islamique ont instauré le 29 juin un califat sur le territoire qu’ils contrôlent, à cheval sur l’Irak et la Syrie. Leur chef, Abou Bakr al-Baghdadi, qui a pris le nom d’Ibrahim et s’est fait proclamer calife par ses troupes, a appelé tous les musulmans à lui « obéir » et à rejoindre le califat. Comment expliquer la montée en puissance de l’Etat islamique ? Quel avenir pour le califat, mais aussi pour la région tout entière ? Etat des lieux avec Romain Caillet, chercheur à l'Institut français du Proche-Orient (IFPO) et spécialiste du salafisme contemporain.



Manifestation de soutien à l'Etat islamique dans la région de Ninive
Manifestation de soutien à l'Etat islamique dans la région de Ninive

Saphirnews : Comment expliquez-vous la montée en puissance de l’Etat islamique au cours de ces dernières semaines, depuis la prise de Mossoul particulièrement ?

Romain Caillet : L’Etat islamique (EI) – d’abord Etat islamique en Irak, puis Etat islamique en Irak et au Levant, et maintenant Etat islamique –, est un Etat dans l’Etat en Irak depuis des années. Il a le soutien de la majorité des sunnites d’Irak, qui se sentent marginalisés par le régime chiite de Nouri al-Maliki, qu’ils voient comme un régime sectaire. Des éléments laissaient à penser que Mossoul (deuxième ville d'Irak, ndlr) était un fief de l’EI, donc cela n’a pas été une surprise de les voir prendre Mossoul.

Romain Caillet
Romain Caillet

Qu’est-ce que cela révèle de la situation de l’Irak ?

Romain Caillet : La débâcle du régime de Nouri al-Maliki dans l’offensive, qui leur a permis de prendre beaucoup de villes, non seulement dans la région de Ninive, mais aussi dans les régions d’al-Anbar, de Kirkouk, de Diyala, montre deux choses : l’effondrement et l’incapacité d’al-Maliki à gouverner l’Irak d’une part ; et l’échec total des Américains qui avaient voulu écarter l’élite sunnite arabe de la gouvernance de l’Irak et de l’armée. On en voit le résultat aujourd’hui.

Malgré les milliards de dollars engloutis en Irak, les Américains n’ont pas été aptes à former un Etat avec la communauté chiite et à former une nouvelle armée, stratégie qui s’est traduite par une marginalisation de la communauté sunnite.

Vous dites que la majorité des sunnites les soutient ?

Romain Caillet : L’écrasante majorité des sunnites soutient l’insurrection contre le régime d’al-Maliki. Il se trouve que cette insurrection est menée par l’EI. Peut-être que cela ne durera pas, peut-être qu’ils finiront par refuser l’application littéraliste de la charia par l’EI, ou qu’ils finiront par les trouver trop autoritaires. Mais quasiment tous les sunnites soutiennent aujourd’hui cette insurrection. Sans aviation, sans hélicoptères, sans véritable d’armement lourd et avec les moyens qu’ils ont, l’EI n’aurait pas réussi à prendre toutes ces villes s’ils n’avaient pas un large soutien de la population.

D’où tirent-ils leurs moyens ? Qui les finance ?

Romain Caillet : Ils sont autofinancés. Avant même d’avoir pris des puits de pétrole, dans la seule région de Mossoul, ils prélevaient environ 100 millions de dollars par an en impôts (extorsion de fonds, impôt révolutionnaire…). Ensuite, il y a l’exploitation de puits de pétrole en Syrie et en Irak, et la prise d’otages occidentaux. Mais l’EI n’a quasiment pas de soutien étranger. Il suffit de lire sa littérature pour se rendre compte que leurs pires ennemis sont l’Arabie Saoudite et les régimes du Golfe, qu’ils vilipendent régulièrement. Rappelons que la plupart des brigades rebelles qui combattent aujourd’hui l’EI en Syrie sont financées, armées, voire parfois encadrées par ces régimes du Golfe.

L'EI et l'Arabie Saoudite, les pires ennemis, pourquoi ?

Romain Caillet : L'un des plus célèbres ouvrages du corpus jihadiste contemporain est un traité intitulé Le dévoilement manifeste de la mécréance de l'État saoudien. L'auteur de cet ouvrage, Abu Muhammad al-Maqdisi, un cheikh jordanien d'origine palestinienne, y expose les trois éléments justifiant le takfir, l'exclusion de la sphère de l'islam, de cet Etat : l'alliance militaire avec les États-Unis (notamment depuis la guerre du Golfe), la participation saoudienne aux institutions internationales (l'Arabie saoudite étant un membre fondateur de l'ONU) et, enfin, le recours de plus en plus systématique au droit positif dans le système judiciaire saoudien.

Pour l’instant, l’EI est accepté par la population sunnite. Qu’est ce qui inverserait cet état des choses ?

Romain Caillet : Les journalistes d’Al-Jazzera ont été surpris à Mossoul en voyant que toute la population acclamait l’EI, ils n’en croyaient pas leurs yeux. En Syrie, l’allégeance des tribus syriennes de la vallée de l’Euphrate est plus volatile. Mais pour le moment, ils sont soutenus massivement par la population irakienne, qui préfère l’EI au régime chiite de Maliki.

Donc l’EI pourrait s’installer durablement en Irak ?

Romain Caillet : Oui, je pense que l’EI va s’installer durablement. Les sunnites savent que l’EI est leur seul espoir de redevenir maîtres chez eux. Ils ont certes un désavantage démographique en Irak, mais c’est l’objectif de l’EIIL que de fusionner avec la Syrie pour inverser le rapport démographique et avoir un Etat sunnite à cheval entre l’Irak et la Syrie. Peut-être que des gens plus modérés que l’EI prendront leur place. Mais je pense que le Moyen-Orient tel qu’on le connaissait est fini, que les frontières régionales issues des accords de Sykes-Picot (signés en 1916 entre la France et la Grande-Bretagne pour le découpage des frontières du Moyen-Orient, ndlr) n’existeront plus.

L’idée que les frontières vont disparaître n’est pas nouvelle. Walid Joumblatt, le leader druze, avait déjà émis cette idée quand a commencé la révolution en Syrie (en 2011, ndlr). Et Robert Fisk l’a reformulée dans un article pour The Independant, il y a quelques semaines, quand l’EI a rasé au bulldozer un mur de sable qui faisait office de frontière entre l’Irak et la Syrie.

L’EI va-t-il aussi durablement s’installer en Syrie ?

Romain Caillet : Bien sûr. Actuellement, ils occupent quasiment 90 % de la région de Deir Ezzor (est de la Syrie, ndlr). Globalement, la vallée de l’Euphrate, où il y a des populations culturellement très proches des sunnites irakiens, est clairement sous contrôle de l’EI. Il y a une cohérence historique dans un Etat comme celui-là. En Syrie, la vallée de l’Euphrate est peuplée de tribus qui ont été sédentarisées de force avec le tracé des frontières, et ces tribus nomades étaient à cheval sur l’Irak et la Syrie. J’ai fait des entretiens avec des gens qui ne sont pas proches de l’EI, mais qui se sentent appartenir à une tribu, qui se sentent bédouins avant d’être Syriens et ils se sont toujours sentis plus proches des Irakiens que des Syriens de Damas ou du littoral, sans même parler de la question confessionnelle. Parce qu’au-delà, il y aussi une culture qu’ils ont en commun.

Après, est-ce que l’EI a la possibilité de s’installer plus loin que la vallée de l’Euphrate ? Je ne le sais pas. A l’ouest d’Alep et dans la région d’Idlib, où les populations se sentent pleinement syriennes, et pas du tout proches des Irakiens, il y a un gros rejet de l’EI.

Nouri al-Maliki
Nouri al-Maliki

Quelles sont les responsabilités de Nouri al-Maliki dans la situation actuelle ?

Romain Caillet : Il a pratiqué une politique sectaire en marginalisant les sunnites. Il a fait croire que la lutte contre l’EI est un combat entre le chiisme et le sunnisme. Il a été jusqu’à dire que l’EIIL était l’armée de Yazid (qui a tué Hussein, fils de Ali et petit-fils du Prophète, lors de la bataille de Kerbala en 670, ndlr), ce qui a choqué même si Yazid n’est pas une référence positive dans la tradition sunnite. Nouri al-Maliki a fait systématiquement référence dans ses discours à la mémoire chiite et à la lutte contre les Omeyyades. Cela a braqué les Arabes sunnites, qui étaient l’élite du régime de Saddam Hussein. Depuis des décennies, ils étaient habitués à être dominants, et ils se sont retrouvés dans une situation d’humiliation qu’ils n’ont pas acceptée. C’est la différence avec les Syriens sunnites qui sont soumis depuis 40 ans à un pouvoir alaouite, ce qui explique la résignation d’une grande partie d’entre eux face au régime de Bachar al-Assad. A contrario, les Arabes sunnites d’Irak, jusque 2003, étaient les maîtres incontestés du pays.

Depuis, tous les observateurs s’accordent à dire que la communauté sunnite a été marginalisée. Jusqu’en 2003, l’armée, les services de renseignements étaient tenus par des sunnites, et tous ces gens se sont retrouvés du jour au lendemain exclus du pouvoir, avec une envie de revanche. Ils avaient des compétences et beaucoup ont rejoint les rangs de l’EI. Pour la première fois dans l’Histoire, un groupe jihadiste a des chefs qui sont d’anciens officiers de haut rang et des anciens cadres des services de renseignement. Cette organisation a de vrais stratèges à sa tête. C’est la clé. Ce ne sont pas de simples religieux saoudiens qui se sont radicalisés et qui veulent se faire exploser. Ce sont des professionnels de la guerre, du renseignement et de la stratégie.

Une intervention occidentale est-elle envisageable ?

Romain Caillet : Une intervention occidentale pourrait les arrêter. Mais dans la configuration actuelle, les Occidentaux ne peuvent pas intervenir en Irak parce que tous les sunnites sont avec l’EI pour le moment. S’ils interviennent dans une guerre civile entre sunnites et chiites, ils seront accusés de prendre partie pour un des camps.

De l’autre côté, en Syrie, c’est un peu plus complexe qu’une guerre entre chiites et sunnites. Les Occidentaux ont refusé d’intervenir pour venir à bout du régime de Bachar al-Assad, ce qui voudrait dire qu’ils interviendraient systématiquement contre les sunnites. En plus puis ils seraient accusés de faire le jeu de Téhéran, ce qui disqualifierait l’Occident aux yeux des sunnites irakiens, radicaliserait les sunnites syriens et, de manière générale, le monde musulman aurait l’impression que l’Occident soutient l’expansionnisme iranien.

De la même manière que le soutien inconditionnel des Etats-Unis à Israël nourrit un ressentiment anti-américain, un soutien inconditionnel de l’Occident à l’expansionnisme iranien nourrirait un ressentiment sunnite qui irait bien au-delà de la question irakienne.

Qui alors pourrait intervenir ?

Romain Caillet : Dès l’instant où la population ne sera plus de leur côté, il pourrait y avoir une intervention des Kurdes aidée par d’autres forces anti-EI au sein de la communauté sunnite. Cela pourra prendre plusieurs formes, à travers peut-être un soutien occidental très fort au gouvernement irakien avec des bombardements aériens continus. Ou alors simplement des forces sunnites qui se révoltent contre l’EI et qui seraient appuyées par les Kurdes. Mais, dans les deux hypothèses, cela nécessite que la population sunnite ne soit plus du côté de l’EI et je ne sais pas si cela va arriver.





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