Société

Vincent Geisser : un chercheur sous haute surveillance ?

Une procédure disciplinaire attend le spécialiste de l’islam

Rédigé par | Samedi 27 Juin 2009 à 12:00

Vincent Geisser, chercheur au CNRS, reconnu pour ses travaux sur l’islam, fait actuellement l’objet d’une procédure disciplinaire de la part de sa direction pour « injures publiques » envers un fonctionnaire de défense de la même institution. Celle-ci se tiendra lundi 29 juin. Mais l’affaire qui oppose les deux hommes s’inscrit dans un conflit à plus long terme, Vincent Geisser accusant le fonctionnaire de « pressions » sur ses recherches en raison de ses « relations de proximité avec les milieux musulmans ». Retour aux faits.



Vincent Geisser est convoqué en conseil de discipline le 29 juin.
Pour Vincent Geisser, le monde de la recherche se mobilise. Ils sont aujourd’hui plus de 4 000 à avoir signé la pétition en sa faveur. De Pascal Boniface, directeur de l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), à Ghislaine Alleaume, directrice de l’IREMAM (Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman), en passant par Olivier Roy et Edgar Morin, directeurs de recherche au CNRS, tous s’insurgent contre la procédure disciplinaire intentée par le CNRS contre le chercheur spécialiste de l’islam.

Sa convocation devant la commission administrative paritaire, qui se tiendra lundi 29 juin, porte sur un courriel du chercheur adressé au comité de soutien de Sabrina Trojet. Cette dernière, doctorante de l’université de Toulouse, a été licenciée par celui-ci, en février dernier, pour faute professionnelle en raison du port du voile. Rien de préjudiciable pour M. Geisser jusqu’à ce que ce mail, datant du 4 avril 2009, soit rendu public et qu’il ait fait le tour du Net.

Et voici l'extrait qui a mis le feu aux poudres : « Le FD (fonctionnaire de défense, ndlr) est un idéologue qui traque les musulmans et leurs “amis”, comme à une certaine époque, on traquait les Juifs et les Justes. Le FD constitue des dossiers sécuritaires sur un nombre de chercheurs du CNRS afin de les faire sanctionner. Sa cible privilégiée ? Les chercheurs travaillant sur le monde arabe et musulman, mais aussi les chercheurs ayant des accointances avec l'islam », pouvait-on lire sur le site du comité de soutien.

Le FD en question, que M. Geisser accuse de pressions et de harcèlement envers lui et certains de ses pairs, est Joseph Illand, employé au CNRS. A lire le mail, il y serait pour quelque chose dans le renvoi de Sabrina, qui travaillait dans un laboratoire mixte entre le CNRS et son université. Mais comment le chercheur en est arrivé à faire une telle comparaison ?

Un conflit qui dure depuis 2004

L’affaire actuelle entre M. Geisser et M. Illand date non pas d’aujourd’hui mais d'il y a cinq ans. Affecté à l’IREMAM en 2004, M. Geisser lançait, avec son équipe, une enquête sur la place des enseignants-chercheurs d’origine maghrébine en France et de leur contribution au rayonnement de la recherche française. C’est là qu’est apparu le FD du CNRS. Selon M. Geisser, il ne devait être là que pour régulariser l’enquête auprès de la CNIL (Commission nationale de l'informatique et des libertés).

Au fil du temps, « nous allons très rapidement nous rendre compte des soubassements sécuritaires de l’affaire », déclare M. Geisser dans un témoignage rendu public. Car le sujet de recherche, de nature « sensible », est traité au sein d'un établissement, lui aussi, « sensible » qu’est l’IREMAM. Puis, devant l’absence de garantie pour la CNIL de ne faire aucun tri sur les noms à consonance maghrébine dans l’annuaire des chercheurs, l’enquête sera suspendue en mars 2007. La direction demandera à l’équipe de travail de « procéder à la destruction de tous les éléments collectés dans le cadre de cette enquête ».

Mais, pour M. Geisser, cela ne fait aucun doute : le dossier auprès de la CNIL n’aurait jamais été transmis et les pressions du FD « sur les instances locales, régionales et nationales du CNRS afin de me limiter dans mes activités scientifiques et intellectuelles, allant jusqu’à exiger des sanctions à mon égard » aura eu raison de l’enquête.

« L’action du fonctionnaire de défense durant ces quatre années n’avait nullement pour but de m’assister techniquement dans la procédure de légalisation de l’enquête, mais tout simplement de l’enterrer, sous prétexte que son auteur serait suspect d’ "islamophilie" ou de relations de proximité avec les milieux musulmans », explique M. Geisser, accusé par M. Illand d’infiltrer le CNRS avec un « lobby islamique ».

Une accusation « grotesque » pour M. Geisser qui, de surcroît, n'est pas musulman. Contributeur régulier pour Oumma.com et auteur de La Nouvelle Islamophobie, paru en septembre 2003, Vincent Geisser est reconnu par ses pairs pour ses travaux objectifs sur l’islam. C’est dans ce « climat de suspicion » autour de « ceux qui (…) ont le "malheur" de travailler sur les questions d’islam, d’islamisme et d’autoritarisme dans le monde arabe » que s’inscrit l’affaire actuelle, précise M. Geisser, qui apprend, par ailleurs, qu’en février 2006 M. Illand dispose d’un dossier complet concernant toutes ses activités publiques.

Des charges pesantes contre le FD, mais qui restent à prouver

Dans le cadre de ses fonctions, M. Illand ne doit – officiellement du moins – absolument pas influer dans les travaux des chercheurs, quels que soient leurs domaines. Alors les accusations de M. Geisser sont-elles infondées ? « En tout cas, le directeur général du CNRS n’a reçu aucune plainte. Si M. Geisser a des éléments à fournir concernant le comportement de M. Illand, il pourra nous les adresser afin qu’on puisse travailler dessus », assure un membre de la direction du CNRS, interrogé par Saphirnews, mais qui a souhaité rester anonyme et que l’on appellera M. D.

Concernant M. Illand, « son rôle générique est de défendre le patrimoine scientifique mais concrètement il a plusieurs missions », explique M. D. « D’abord, la sécurité des systèmes d’information pour éviter, par exemple, que nos sites Web soient victimes d’attaques ou servent de relais pour attaquer d’autres sites et entreprendre des activités illégales. Ensuite, une activité de protection des personnes qui font des missions dans des pays à risques comme récemment au Mexique. Enfin, il veille à la sécurité de certains laboratoires travaillant sur des sujets classés "sécurité défense". »

Polémique autour du « manquement » au devoir de réserve

La pression aurait été tellement forte pour M. Geisser qu’il serait allé trop loin dans ses propos à l’encontre du fonctionnaire. « J’avoue que la modération dont j’avais fait preuve jusqu’à présent finit par céder, et ce d’autant plus que je constate que le FD a fait une "nouvelle victime" », s’explique-t-il. D’autre part, le mail revêtait un caractère « strictement privé » et n’avait pas vocation à apparaître sur Internet ni à remettre en cause le CNRS « en tant qu’institution scientifique », poursuit-il.

Que nenni pour la direction du CNRS, qui le convoque pour « manquement grave subséquent à l’obligation de réserve » pour des propos « aux conséquences dommageables (…) tant pour l’établissement que pour le fonctionnaire de sécurité de défense ».

C’est justement autour de l’obligation de réserve que tourne le débat. Pour le Collectif pour la sauvegarde de la liberté intellectuelle des chercheurs et enseignants-chercheurs de la fonction publique, ce devoir « ne peut en aucun cas valoir pour les intellectuels, y compris lorsqu’ils sont fonctionnaires. Les y soumettre revient purement et simplement à les faire disparaître comme intellectuels, c’est ruiner la liberté dont ils ont besoin pour continuer leur œuvre salutaire », lit-on dans la lettre ouverte du 10 juin 2009 adressée à Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.

Pour Esther Benbassa, directrice d'études à l'EPHE (Ecole pratique des hautes études), à l’initiative de la pétition, « dès lors que "la liberté de pensée et d’opinion des chercheurs" est expressément garantie par Mme la Ministre, que le dossier constitué contre M. Geisser ne comporte en tout et pour tout qu’un mail, et que ce mail est privé (diffusé à l’insu de son auteur et contre sa volonté), il n’y a en tout état de cause ni diffamation susceptible de justifier une procédure judiciaire, ni matière à la réunion d’un conseil de discipline ». Pour cette spécialiste de l’histoire du judaïsme qui demande la suspension de la procédure, il est clair que « cette convocation intervient après quatre ans de harcèlement ».

Autre son de cloche du côté de la direction. « En donnant son avis de manière publique, le fonctionnaire a bien manqué à son devoir de réserve », explique M. D., contestant ainsi le caractère privé du courriel. « D’abord, l’insulte, même de manière privée, est tout aussi répréhensible. De plus, le mail a été envoyé au comité de soutien et non pas à Sabrina Trojet, ce qui montre que le mail avait vocation à être public. C’est seulement à la demande de l’avocat de M. Illand qu’il a été retiré du site. Il fallait saisir les autorités du CNRS sur de telles pratiques ».

Une autre procédure contre M. Geisser en cours

La direction « ne souhaite pas donner l’impression que, par ses interventions publiques, celles-ci puissent orienter les débats, afin que les membres de la commission puissent statuer en toute sérénité », précise le membre de la direction, tout en ajoutant, plus tard, que cette convocation sera « l’occasion pour M. Geisser de faire valoir son point de vue sur le sujet. Il pourra citer des experts ou des témoins ».

En parallèle de la procédure disciplinaire, une plainte pour « diffamation » a été lancée par M. Illand. Jusque-là silencieux, il préfère encore rester discret pour le moment. « Par souci de ne pas influer sur une procédure administrative en cours, j'ai choisi le silence jusqu'à son terme, quoi qu'il m'en coûte » déclare-t-il à Saphirnews.

Mais M. Illand tient à préciser une chose : « De tous les coups reçus, l'accusation d'être animé d'"un sentiment anti-musulman" – sous la plume de la journaliste du Monde – m'est de loin la plus blessante. Heureusement, comme dit un proverbe arabe, "la corde du mensonge est courte". »

Alors qui a tort, qui a raison ? La décision de la commission du 29 juin donnera sans doute de nouveaux éléments de réponse. Quoi qu’il en soit, l’affaire est loin d’être close.


Rédactrice en chef de Saphirnews En savoir plus sur cet auteur