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Monde

Sri Lanka : dix ans après la guerre civile, le chemin de croix pour une meilleure coexistence interreligieuse et interethnique

Spécial Journée internationale de la paix

Rédigé par Panuga Pulenthiran | Mardi 22 Septembre 2020 à 18:25

           

Dix ans après la fin de la guerre civile au Sri Lanka, la coexistence entre les groupes ethniques et religieux est plus fragile que jamais depuis l'arrivée récente au pouvoir d'un parti consacrant l’agenda ethno-nationaliste cinghalais-bouddhiste au détriment des minorités tamoules et musulmanes. Des initiatives interreligieuses et interethniques permettant de transcender les tensions entre les minorités sri-lankaises existent malgré tout. Un point avec Panuga Pulenthiran, en partenariat avec l'Observatoire Pharos du pluralisme des cultures et des religions.



© Foundation of Goodness/Tasnim Nazeer
© Foundation of Goodness/Tasnim Nazeer
Dossier - Promouvoir le pluralisme dans le monde, un vecteur de paix indispensable

En novembre 2019, l’ancien Secrétaire de la Défense à la fin de la guerre civile en 2009, Gotabhaya Rajapaksa, a été élu président du Sri Lanka et a nommé son frère Mahinda Rajapaksa, ancien président de 2005 à 2015, en tant que Premier ministre. Sa victoire présidentielle a été confortée par l’obtention de la majorité parlementaire pour son parti, le Sri Lanka People's Front. La prise de pouvoir par les frères Rajapaksa s’est traduite par la consécration de l’agenda ethno-nationaliste cinghalais-bouddhiste longtemps à l’œuvre afin de stigmatiser les minorités tamoules et musulmanes dans le pays. Le Sri Lanka plonge ainsi à nouveau dans une dérive autoritaire, menaçant la société civile, les minorités ethniques et religieuses du pays, déjà meurtries par un long conflit.

Une guerre civile sanglante, le fruit d'une longue histoire

En 2009, le Sri Lanka est sorti d’une guerre civile de plus de 27 ans, opposant la minorité tamoule, principalement présente dans le nord et l’est du pays, au gouvernement, majoritairement cinghalais. La guerre s’est achevée par un massacre de milliers de civils et la constatation de violations des droits humains, lors des affrontements entre l’armée gouvernementale et le groupe militaire séparatiste des Tigres de Libération de l’Eelam tamoul (LTTE), lors de la dernière phase de la guerre. Cet antagonisme entre majorité cinghalaise, de confession bouddhiste, et minorité tamoule est le fruit d’une longue histoire, remontant à l’indépendance en 1948 et la prise de pouvoir par les élites cinghalaises en exploitant un agenda nationaliste.

L’adoption du Sinhala Only Act en 1956 afin d’imposer le cinghalais comme langue officielle dans les administrations publiques et l’adoption de la Constitution de 1972, reconnaissant la primauté de la religion bouddhiste et entérinant la protection étatique de la langue cinghalaise, ont conduit à une marginalisation progressive des Tamouls et musulmans de langue tamoule de la vie publique, politique et économique. Les émeutes de 1983, surnommées « Black July Pogrom », dans le cœur économique de la capitale Colombo, ont vu la mort et l’exil vers le nord et l’est de milliers de Tamouls, à la suite d’assassinats soutenus par l’État. Ce pogrom est un point de rupture dans les relations entre Tamouls et Cinghalais et marque le début officiel de la guerre civile, bien que les tensions soient antérieures à 1983.

Les années 2015-2019 sont marquées par une brève ouverture politique sous la présidence de Maithripala Sirisena aux revendications de justice et d’inclusion des minorités. A contrario, le gouvernement actuel cinghalais, de confession bouddhiste, poursuit sa politique de discrimination et de marginalisation de la communauté tamoule, mais aussi des musulmans et chrétiens, influencé par la faction nationaliste bouddhiste, islamophobe et antichrétienne, le Bodu Bala Sena (BBS). La complexité de l’enjeu du pluralisme ethno-religieux au Sri Lanka requiert d’analyser les ramifications historiques des antagonismes actuels, afin de comprendre la trajectoire et les défis de chacun de ces groupes aujourd’hui, et de mieux apprécier les initiatives créées afin d’y répondre.

Histoire et construction identitaire : la fabrique du complexe minoritaire de la majorité

La trajectoire sri lankaise actuelle ne peut se comprendre qu’à partir d’une analyse de la construction historique des identités peuplant l’île. La guerre civile n’a pas seulement opposé deux ethnies mais également des versions contrastées de l’Histoire. L’ethno-nationalisme cinghalais-bouddhiste se traduit par une perception du Sri Lanka comme étant une terre cinghalaise et bouddhiste où d’autres groupes comme les Tamouls, de confession majoritairement hindoue, musulmane ou chrétienne sont arrivés par vagues d’immigrations successives. Cette interprétation de l’Histoire fait partie de l’imaginaire collectif car enseignée dans les écoles publiques et cercles religieux bouddhistes, confortant l’idée de majorité menacée par des groupes ethniques et religieux étrangers à une terre cinghalaise-bouddhiste originelle.

Sri Lanka : dix ans après la guerre civile, le chemin de croix pour une meilleure coexistence interreligieuse et interethnique
La guerre civile est ainsi le résultat d’une opposition de la frange nationaliste cinghalaise-bouddhiste à l’octroi de tout droit à la communauté tamoule, qui aurait été davantage privilégiée lors de la colonisation britannique dans l’accès à des postes politiques et administratifs. Elle s’est également farouchement opposée à l’octroi d’une plus grande autonomie des provinces du nord et de l’est.

La fin de la guerre a été ainsi perçue comme la victoire du nationalisme cinghalais-bouddhiste sur les revendications séparatistes et nationalistes de la communauté tamoule ayant cherché à diviser le pays. La période de l’après-guerre se caractérise par l’émergence de factions nationalistes telles que le BBS, affichant ouvertement un agenda islamophobe et anti-chrétien. Cette faction justifie ces prises de position en prétextant une supposée augmentation exponentielle de la population musulmane, contrôlant graduellement l’économie et cherchant à stériliser la population cinghalaise et des rumeurs de conversions de bouddhistes vers le christianisme.

Ainsi, la nécessité de protéger la population cinghalaise, de confession bouddhiste, est devenue un enjeu primordial sur la scène politique sri lankaise et menace la coexistence de ces différents groupes dans cet environnement polarisé.

Tamouls, musulmans, chrétiens au Sri Lanka en 2020

La communauté tamoule est socio-économiquement fragilisée après la guerre et fait face à un climat d’impunité pour les exactions commises durant le conflit. La militarisation du nord et de l’est s’est accentuée depuis l’arrivée au pouvoir de Gotabhaya Rajapaksa, avec la réinstauration de checkpoints et contrôles pour se rendre au nord. Les familles, associations de victimes et ONG, ayant ouvertement appelé les autorités à rendre des comptes sur le sort de leurs proches disparus ou fait campagne pour obtenir justice, n’osent plus afficher leur opposition, craignant de subir des tentatives d’intimidation ou de harcèlement de la part du gouvernement actuel.

Ce climat de peur touche également les musulmans, victimes d’une rhétorique islamophobe, cultivée depuis plusieurs années par le BBS. Dans un discours similaire au Bharatiya Janata Party en Inde, le BBS, soutenu par les partis politiques cinghalais et allié depuis 2014 au 969 Movement de Wirathu au Myanmar, blâme les musulmans de contrôler l’économie, d’organiser des campagnes de stérilisation et de conversion forcées de bouddhistes à l’islam.

Le BBS a également été à l’origine ou a encouragé de violentes attaques contre des commerces, foyers et mosquées en 2014 dans le district d’Ampara, en 2017 à Gintota, en 2018 à Kandy (où la population a répondu à des appels à la violence sur les réseaux sociaux) et en 2019, en représailles aux attentats terroristes du dimanche de Pâques, perpétrés par des jihadistes sri lankais ayant rejoint Daech. Les attaques terroristes de 2018 ont particulièrement bouleversé le pays.

Il en est de même pour l’instrumentalisation par les partis politiques et factions nationalistes. Ce constat vaut aussi pour la réponse gouvernementale aux attaques, à travers la prise de mesures discriminatoires telles que l’interdiction de la burqa intégrale, ont considérablement renforcé ce sentiment d’islamophobie.

Ces attaques terroristes ont également ébranlé les chrétiens sri lankais, considérés comme communauté fédératrice à travers les ethnies. Mis à part les accusations de conversions forcées, la communauté chrétienne fut relativement épargnée par les attaques violentes jusqu’à l’après-guerre, où des incidents à caractère discriminatoire contre des croyants ou églises ont été relevés.

Des solutions dans un contexte hostile à la réconciliation

La richesse et la vivacité de la société civile sri lankaise ont permis de créer des initiatives diversifiées afin de répondre à la complexité des tensions ethno-religieuses et y remédier par le dialogue interethnique et interreligieux. La construction d’une paix durable passe par l’établissement de mécanismes de justice indépendants mais également l’implication des communautés, meurtries par le conflit et les discriminations grandissantes.

L’ONG National Peace Council of Sri Lanka, fondée en 1995 en réponse aux violences durant les élections de 1994, mobilise la population en faveur de la paix, à travers des formations et des dialogues entre communautés. L’organisation a mis en place des sessions de formations sur le pluralisme des comités interreligieux. Ces comités comprennent des leaders religieux, des fonctionnaires, officiers de police et membres de la société civile.

Ces sessions succèdent à la création d’un collectif engagé pour la liberté de religion, ayant identifié des sites de tensions religieuses. Ce collectif se propose ensuite de former des officiers de police et leaders religieux, respectivement à une meilleure protection des croyants et à la promotion du pluralisme religieux dans leurs communautés. Ce projet a été d’abord été mis en œuvre dans quelques districts de l’île et sera reproduit nationalement en fonction de son succès.

© ONG Sri Lanka Unites
© ONG Sri Lanka Unites
La jeunesse est particulièrement mobilisée dans l’après-guerre et aspire à une société inclusive et pacifiste après des années de conflit. Sri Lanka Unites travaille par exemple sur la déconstruction des préjugés ethno-religieux, qui prévalent dans les institutions publiques et promeut une réconciliation inclusive avec les reconciliation centers.

Les femmes ont souvent été les victimes oubliées du conflit et sont confrontées à des difficultés socio-économiques afin de s’insérer dans la société. The Centre for Equality and Justice soutient ainsi les femmes tamoules, cinghalaises et musulmanes touchées par la guerre, afin d’être autonome économiquement et réaliser l’égalité de genre.

Le Sri Lanka est le deuxième pays au monde avec le plus grand nombre de disparitions forcées, et Tamouls comme Cinghalais, lors de la répression des insurrections marxistes de 1971 et 1987-1989 du Janata Vimukhti Peramuna, ont été victimes de ces disparitions. Families of Disappeared est un collectif créé par Brito Fernando, réunissant les familles de personnes disparues. Ce collectif a pour objectif de constituer un pont entre Cinghalais et Tamouls ayant vécu l’expérience douloureuse de la disparition d’un proche. Le collectif souhaite créer une force commune tout en déconstruisant les préjugés dans les deux communautés. Gotabhaya Rajapaksa a cependant affirmé dans un communiqué que tous les disparus étaient décédés, sans essayer de fournir des preuves à cette déclaration, renforçant le sentiment d’impunité sur cette question.

Le rattachement du Secrétariat des ONG au ministère de la Défense va impliquer un plus grand contrôle de ces initiatives, qui vont être progressivement mises à mal. La présidence de Gotabhaya Rakapasa a annoncé dès son arrivée au pouvoir son intention de se retirer de la résolution 30/1 des Nations unies, requérant la création d’institutions indépendantes pour répondre aux accusations de violations des droits humains durant et après la guerre.

La gestion militarisée de la crise liée à la pandémie de Covid-19 est un élément supplémentaire vers un autoritarisme plus prononcé et les dernières mesures annoncées comme la modification de la Constitution afin de renforcer les pouvoirs du Président ou des mesures discriminatoires comme le projet de loi prévoyant l’interdiction de l’abattage du bétail, présagent des jours sombres pour les minorités du pays.

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Diplômée d’un Master en Droits de l’Homme et Action Humanitaire de Sciences Po Paris, Panuga Pulenthiran a principalement travaillé dans le domaine des droits humains aux Nations unies et au Parlement Européen ainsi qu'au Sri Lanka dans un think-tank dédié aux questions de gouvernance et démocratie.

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