Points de vue

Salah Al-Din Al-Ayyubi, alias Saladin : gloire et magnanimité

Rédigé par Shathil N. Taqa | Vendredi 28 Juillet 2017 à 08:25

830 ans après la reprise Jérusalem, qui est Salah Al-Din Al-Ayyubi, dit Saladin ?



Saladin and Guy of Lusignan after Battle of Hattin - Said Tahsine (1904-1985 Syria)
« Nous voici de retour en Orient, Monsieur le sultan ! » Tels seraient les mots prononcés par le Général Gouraud, au mois de juillet 1920, devant la tombe de Salah al-Din (ou Saladin), alors que les troupes françaises venaient d’entrer dans Damas. La reprise par Salah al-Din al-Ayyubi de Jérusalem aux Francs en 1187 a fait du sultan le grand chevalier de l’islam, dont la mémoire ne cesse d’être exaltée dans le monde arabo-musulman.

Les dirigeants arabes modernes se sont à maintes reprises référés à son image de conquérant et de défenseur des lieux saints. Fait singulier, celui qu’on nomme Saladin bénéficia également d’une aura légendaire dans l’Occident chrétien médiéval pour sa libéralité, sa droiture, et sa mansuétude. Cet excellent souverain a réussi à cristalliser les vertus chevaleresques malgré l’âpreté des longues confrontations autour de la Ville sainte.



Un souverain idéal

L’état de la Grande Syrie et de l’Irak à la fin du XIe siècle n’est clairement pas celui que Salah al-Din a laissé derrière lui. A l’issue de la première croisade, les Francs avaient, le 15 juillet 1099, envahi et pris la Ville sainte face à des musulmans désunis. Ce n’est qu’à la fin de la deuxième moitié du XIIe siècle que les musulmans se ressaisirent à travers les incessants appels du prince turc Nur al-Din Ibn Zangi à reprendre celle qu’on nomme Al-Quds. A la mort de Nur al-Din en 1174, la Syrie musulmane est unifiée mais Jérusalem n’est toujours pas reprise malgré la construction par le prince turc d’un minbar (chaire à prêcher) destiné à être installé dans la mosquée al-Aqsa.

Rapidement, un homme se détache parmi les prétendants à la succession de Nur al-Din : un jeune officier, né en Irak en 1138, dont le nom est Salah al-Din al-Ayyubi. Salah al-Din avait été envoyé par le prince turc en compagnie de son oncle Chirkuh en Egypte et avait fini par contrôler le pays en dépossédant les Fatimides. Il devient sultan d’Egypte à partir de 1171.

Pourtant, rien ne prédestinait le jeune kurde à cette voie, l’éducation qu’avait reçue le natif de Tikrit voulait en priorité faire de lui un digne guerrier de haut rang. La plupart des informations* qu’on détient à propos du souverain proviennent de son entourage et en particulier de trois de ses collaborateurs à savoir son proche ami et conseiller al-Fadil, l’iranien Imad al-Din al-Isfahani et l’originaire de Mossoul Baha al-Din Ibn Shaddâd. D’autres auteurs dont des latins comme l’historien Guillaume de Tyr livreront de précieux documents permettant de compléter le tableau de sources sur Salah al-Din. Se dessine alors l’image d’un guerrier complet, courageux et endurant, qui de plus est un lettré féru de poésie arabe. Il reçut également une instruction religieuse lui enseignant l’orthodoxie sunnite par un homme de religion envoyé de Téhéran.

Une partie des auteurs musulmans, au Moyen-Age, ont tout de même souligné que les descriptions de l’homme et de son règne sont réalisées avec une intention clairement panégyrique. La prudence nécessaire face aux tableaux élogieux ne peut pas occulter le fait que ses amis comme ses ennemis s’accordent pour louer ses qualités de bon et idéal souverain. Son nom ne cesse d’être associé à l’esprit chevaleresque et courtois, à la générosité et au respect de ses adversaires.

Ainsi, dans le chant IV, intitulé l’Enfer, de son chef d’œuvre la Divine comédie, le poète florentin Dante place le chevalier parmi les héros de l’Antiquité : « Et je vis Saladin, seul, à l’écart », écrit-il. Il s’agit en fait d’une distinction qu’offre rarement un écrivain chrétien du Moyen-Age à un sultan musulman alors que la période fut marquée par d’âpres luttes entre musulmans et chrétiens. Plus tard, les modernes comme Voltaire et Lessing le dépeigneront comme un souverain éclairé, tolérant et ouvert sur toutes les religions.

Al-Quds, ville sainte reconquise

Entre 1175 et 1186, un statu quo assoit la situation politique dans la Grande Syrie mais certains signes annoncent un basculement. Salâh al-Dîn reprend le discours de l’unification encouragé par Nur al-Din, qui sous-entend la nécessaire reprise de Jérusalem, et lance quelques razzias en 1177 contre les Francs. D’abord infructueuses, ces entreprises se soldent dans les premiers temps de défaites. Mais du côté des Francs, la situation se dégrade au fur et à mesure que les rois se succèdent. La mort du roi Amaury I en 1174 a vu se succéder deux rois, Baudouin IV et son fils, dont le règne fut particulièrement court comme le raconte Abbès Zouache, auteur de Saladin face à Jérusalem paru dans Le monde histoire et civilisation (janvier 2016). A cela s’ajoutent des luttes de factions entre les Hospitaliers et les Templiers. En 1186, une trêve est signée avec Gui de Lusignan.

Au début de l’an 1187, l’événement qui déclenchera la bataille décisive survient avec Renaud de Châtillon qui attaque une caravane musulmane. Il ne fallait pas tant pour que Salah al-Din, remonté, quitte Damas début mars. Des troupes d’Egypte le rejoignent également. Au mois d’avril, les terres de Renaud sont ravagées. Les Francs prennent conscience de la menace et mettent de côté leurs querelles. Deux armées se préparent afin d’en découdre. Les historiens médiévaux estiment à 30 000 le nombre d’hommes du côté de l’armée musulmane et 20 000 du côté chrétien. L’affrontement à lieu à Hattin, le 4 juillet 1187, où l’armée chrétienne est mise en déroute par Salah al-Din. Les morts et les blessés se comptent par milliers mais les grands hommes se révèlent dans les grandes batailles dit-on. Salah al-Din, magnanime, épargne Gui de Lusignan mais tue en duel le lendemain Renaud de Châtillon.

Le sultan ne se dirige pas vers Jérusalem avant d’avoir pris le soin de faire tomber les cités côtières les unes après les autres. Le royaume des Francs est réduit à peau de chagrin. Un rescapé du désastre de Hattin, Balian d’Ibelin, prépare la résistance à l’intérieur de Jérusalem et fait adouber des fils de bourgeois et des jeunes hommes à partir de l’âge de 15 ans.

Fin septembre, Salah al-Din entame le siège de la ville pendant quinze jours et envoie une pluie de bombardements. Une brèche se fait dans la muraille grâce au travail des sapeurs, ce qui rend la situation encore plus insoutenable pour les Francs. Ces derniers finissent par se résoudre à négocier, ce que le souverain musulman accepte. Les négociations débouchent sur un accord le 2 octobre où il est prévu que les Francs peuvent libérer un homme, une femme et un enfant à condition de payer respectivement dix, cinq et deux dinars. Quant aux autres qui n’ont pu payer, ils deviennent esclaves. Salah al-Din n’a pas fait que tenir sa promesse, selon certains témoins, il fit en plus escorter ceux qui avaient payé jusqu’à Tyr, à l’image de tout souverain aux valeurs mahométanes.

La conquête de Jérusalem grâce à l’action de Salah al-Din eut un retentissement considérable. En outre, on fit installer le minbar de Nur al-Din. En Europe, on prépara une nouvelle croisade avec Richard Cœur de Lion qui se soldera sur un échec. Exception faite pour quelques années au 13e siècle, la troisième ville sainte de l’Islam resta pendant des siècles aux mains des musulmans jusqu’à l’avènement de la colonisation et la dépossession subies par les musulmans au 20e siècle.

​Une ombre qui plane en terre d’Islam

La colonisation européenne, la création de l’Etat hébreu, l’annexion de Jérusalem, les défaites qui ont suivi, l’échec de l’unification des pays arabes, et enfin les humiliations subies par les interventions américaines ont amené les arabo-musulmans à redécouvrir cette figure de libérateur, souverain idéal, courageux et conquérant qui a pu autrefois rendre fierté et honneur aux musulmans. En y regardant de plus près, les dirigeants musulmans avaient déjà fait renaître cette grande figure de l’Islam dès le XIXème. On se souvient notamment du sultan ottoman Abdülhamid II qui, animé par un esprit panislamique, se posa comme le successeur de Salah al-Din et le réunificateur du monde musulman.

Le XXe siècle comme le XXIe ont livré les musulmans, et les peuples arabes en particulier, à un sentiment d’impuissance et de perte d’indépendance qui appelait nécessairement à la réapparition de ce chevalier - certes kurde mais ceci ne doit pas avoir une importance dans un Moyen-Orient se présentant par nature comme une mosaïque d’ethnies – qui est attaché à l’Islam et aux valeurs arabes : l’hospitalité, la générosité, l’honneur, la longanimité et le courage. Inévitablement, il est celui que les peuples prennent pour héros et que les dirigeants comme Gamal Abdel Nasser ou Saddam Hussain ont pris comme référence dans le but de se poser comme les nouveaux chefs charismatiques des Arabes. Cette référence au sultan ayyoubide pose également la question de l’historiographie arabe à son propos.

En effet, certains historiens comme Anne-Marie Edde, auteur de Saladin (Flammarion, 2012) ont pu reprocher aux auteurs arabes de privilégier la réaction politique et idéologique à la démarche historique et scientifique, et de ne pas dissocier le passé du présent et l’histoire de l’actualité. L’historiographie arabe sera appelée, dans les années à venir, à s’orienter vers une vision plus objective de Salah al-Din, mais aussi vers l’analyse du discours couvrant son règne et l’étude de la représentation qu’ont voulu en donner les auteurs arabo-musulmans depuis le 12e siècle jusqu’à nos jours. Un ouvrage de Muhammed Mu’nis ‘Awad paru en 2008 en Egypte (Salah al-Din al-Ayyubi bayn al-ta’rik wa l’ustura) a permis d’ouvrir de nouvelles perspectives tant son approche s’est orienté vers un travail plus « scientifique » consistant à fidèlement replacer Salah al-Din dans son contexte.

​Les arabo-musulmans face à leur histoire

Timbre représentant Saladin et Saddam Hussain en libérateur de Jérusalem
L’histoire glorieuse de l’islam et de ses chevaliers se voit ainsi à maintes fois appelée au secours moral alors que les déconvenues s’enchaînent. Ceci est a priori légitime et normal. Si le souvenir du passé permet effectivement non seulement de méditer sur les ruines des civilisations disparues ou de se lamenter sur la folie éternelle des hommes, il est aussi et avant tout ce qui permet à chacun de s’inscrire dans une continuité historique et dans une somme de filiations et de fidélités.

​Malheureusement, le présent regorge (et aujourd’hui plus que jamais) de tentatives de filiations ratées alliant le pathétique et l’horrible. L’héritage doit être assumé de façon singulière en fonction de l’espace et du temps dans lequel l’homme est amené à labourer. Une autre dérive s’est révélée regrettable au sujet de la Palestine : celle de l’instrumentalisation de la reconquête de Jérusalem à des fins bassement politiciennes.

La cause de Jérusalem (ou Al-Quds) est devenue un cheval de Troie qui prend en otage les sentiments des sympathisants et ne sert qu’à de simples calculs politiques sans aucune vision historique et une réelle volonté politique, ce qui a pour conséquence d’en faire une marchandise que les hommes politiques s’échangent dans un vaste marché de discours larmoyants excellant dans le domaine du pharisaïsme. Lorsque ce n’est pas une récupération de l’histoire, c’est au contraire une autre dérive qui apparaît sous la forme de l’être marivaudien ; sans aucun sens de l’histoire, ni passé, ni futur, ce personnage naît à chaque instant. Sa vie ne semble être qu’une succession d’instants où des points s’organisent sur une ligne et c’est l’instant et non la ligne qui compte. ​​

​La redécouverte de Salah al-Din ne peut méconnaître certains points fondamentaux : ce fut un guerrier et un sultan honorable, fin stratège et conquérant alliant vertus et piétés tel que l’Islam l’exige. Ce qui a enfin fait de lui un héros du monde musulman ? Cette capacité à gagner le respect de l’adversaire ou de l’ennemi, qu’il soit musulman ou non musulman. Sa magnanimité envers les chevaliers chrétiens, qui pourtant le combattaient corps et âmes, le hisse parmi les grands hommes que la gloire a honorés. Les éloges des auteurs latins en témoignent. N’est-ce pas là l’empreinte du souverain glorieux ? Celui qui assiège les cœurs avant d’assiéger les villes ?

*Anne-Marie Edde, Saladin, Flammarion, 2012

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Shathil N. Taqa est membre d'El Médina, une association animée par la volonté de partager la connaissance et la compréhension de l'histoire, la culture et l'héritage de la civilisation arabo-musulmane. El Médina, en partenariat avec Saphirnews, propose de partir à la redécouverte de cette civilisation.

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