Points de vue

Rendre ce qui a été confié, un des piliers de l’éthique islamique

Rédigé par Seyfeddine Ben Mansour | Mardi 24 Juin 2014 à 06:00



Dans un canapé acheté d’occasion, trois jeunes New Yorkais, Reese Werkhoven, Cally Guasti et Lara Russo, trouvent la coquette somme de 40 000 dollars (30 000 euros). Ils la restituent. C’était là toutes les économies d’une vieille femme tombée malade, et qui ainsi aura pu se soigner. L’histoire est rapportée par le New York Post dans sa livraison du 14 mai.

Cette qualité – la remise scrupuleuse des dépôts confiés, fût-ce par le hasard –, a un nom en islam, c’est l’amâna. Elle constitue une des vertus cardinales du musulman, un des piliers de son éthique.

Muhammad, l’« Homme sûr »

Avant l’islam déjà, rapporte Tabarî (839-923) dans ses Chroniques, « Muhammad était connu parmi les Qurayshites [tribu dominante de la Mecque, à laquelle il appartient, et qui sera parmi ses plus farouches adversaires] pour sa probité, son honnêteté et sa droiture : on l’appelait Muhammad al-Amîn [l’homme sûr]. » Ce mot, amîn, est de la même famille que îmân, qui désigne la foi, ou encore, à travers l’hébreu, de amen/âmîn, – littéralement, « je crois » –, la formule par laquelle on clôt des prières dans les trois religions. Ces mots sont construits sur la racine ‘MN, une des plus fréquentes du Coran.

Entendue au sens le plus concret, l’amâna désigne un dépôt confié à un dépositaire. Par exemple, des dettes contractées en voyage entre deux personnes qui se font mutuellement confiance, comme il est question dans le très long verset II/282, suivi, en guise de conclusion, d’un verset court : « Si l’un d’entre vous confie quelque chose à un autre, sans témoin [et sans consignation écrite], que celui à qui il a été fait confiance [le dépositaire] le restitue à celui qui le lui a confié [le propriétaire], et qu’il craigne son Seigneur ! » (II/283).

Une vertu qui définit le musulman

La vertu en acte ici, l’amâna, est naturellement posée par Dieu comme étant définitoire de ses fidèles, de l’éthique islamique : « Bienheureux sont ceux qui respectent les dépôts qui leur sont confiés ainsi que leurs engagements ! » (XXIII/8). De manière particulière également, l’amâna concerne au premier chef les dirigeants (wulât al-amr), qui doivent, à terme, restituer le dépôt confié par le peuple, qu’il soit matériel, le Bayt al-Mâl, le Trésor public, ou immatériel, leur mandat (IV/58). Mais, les exégètes l’ont amplement montré, cette notion d’amâna revêt un sens beaucoup plus général, embrassant toute la sphère de la religion.

De Dieu à l'individu, les trois niveaux de l’amâna

Le grand théologien Fakhr ad-Dîn ar-Râzî (1150-1210) classe ainsi le respect fidèle des dépôts selon une hiérarchie à trois niveaux. D’abord, l’observance du dépôt confié par Dieu en suivant ses ordres et ses interdictions. Ibn ‘Umar, le fils du deuxième calife bien-guidé, considérait ainsi que tous les sens et membres de l’homme, – sa main, sa langue, ses yeux, etc. – sont autant de dépôts qu’un jour il devra rendre à Dieu, et qui entre-temps doivent être employés selon Sa volonté.

Ensuite, observer l'amâna vis-à-vis des êtres et des choses : respect des dépôts confiés, des poids et des mesures, de l’honneur et de la réputation des gens, devoir de justice des dirigeants, de direction et de conseil de la part des savants.

Enfin, l’homme doit respecter sa propre personne que Dieu lui a confiée en choisissant toujours le meilleur pour lui dans ce monde et dans l’autre. Ainsi, toujours selon ar-Râzî, l’amâna embrasse-t-elle l’ensemble des obligations qui nous lient à autrui. Elle précède logiquement l’ordre d’appliquer la justice, qui n’est jamais qu’une tentative de réparer un mal qui a déjà été fait, et qui ne serait pas advenu dans une situation d’égalité où chacun veille à préserver le droit de l’autre. Elle précède logiquement l’ordre d’appliquer la justice, conclut ar-Râzî, parce que l’homme doit s’occuper de lui-même avant de s’occuper d’autrui.

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Première parution de cet article dans Zaman le 2 juin 2014.