Cinéma, DVD

Oray, le portrait complexe d’un homme musulman pratiquant porté sur grand écran

Rédigé par Alexandra Dols | Mercredi 13 Octobre 2021 à 17:00



« Au début du film, le héros dit que parfois, nous devons choisir entre l’enfer et le paradis. Je pense que l’être humain est trop complexe pour pouvoir choisir entre deux côtés ; nous devons apprendre à combiner plusieurs identités différentes. C’est la chose la plus importante que je voulais dire. » Tels sont les mots du réalisateur turco-allemand de confession musulmane Mehmet Akif Buyutukalay, auteur du film de de fiction Oray, lauréat du prix du meilleur premier long-métrage à la Berlinale et du Grand prix du Festival d'Angers en 2019.

Oray, le personnage principal, interprété par Zejhun Demirov, récompensé par le Götz George Young Talent Award, est un Turco-Allemand qui se décrit comme un « Rrom macédonien d’origine ottomane ».

Figure dans ce film d’un tiraillement philosophique, ses principes, valeurs et convictions religieuses, ici musulmanes, se télescopent avec ses pulsions, son désir et son amour pour sa femme. Oray, généreux, charismatique, mais aussi puéril et impulsif, prononce dans un accès de colère la formule du divorce instantané (ou « talâq ») et qui, selon l'imam auquel se réfère Oray, mène à la répudiation de sa femme. Burcu. En prononçant la formule « talâq, talâq, talâq » de la sorte – en colère et sur un répondeur téléphonique –, il doit, comme le recommande son imam, s’éloigner d’elle pendant une période déterminée, voire divorcer.

Oray, une masculinité au-delà des clichés habituels

Oray n’est pas un personnage féministe. Et j'aurais presque envie de dire tant mieux : tous les personnages d’hommes musulmans (réellement musulmans ou perçus comme tels) ne doivent pas être proféministes ou homosexuels pour prétendre être représentés au cinéma autrement que comme des hommes violents, des ennemis d’Etat, des terroristes potentiels, des suspects permanents.

Bien sûr, la multiplication de nouvelles représentations de masculinités, alliées dans la lutte contre les patriarcats est souhaitable. Mais elles ne doivent pas être les seules représentations acceptables, adoubées et diffusées par l’industrie cinématographique lorsqu’il s’agit de figures d’hommes racisés et/ou musulmans pratiquants.

Rainer Werner Fassbinder, un cinéaste allemand précieux aux yeux de Mehmet Akif Buyutukalay, défendait selon Michael Töteberg « une conception selon laquelle l’idéalisation n’est qu’une autre forme de diffamation et que, de ce fait, on n’a pas le droit de passer sous silence les défauts et modèles de comportements négatifs d’une minorité, mais qu’il faut au contraire les décrire de telles façons qu’on puisse reconnaitre en eux les conséquences de la situation sociale ». (1) Les masculinités musulmanes sont la cible de stéréotypes racistes et déshumanisants. La figure de l’homme musulman est peut-être, en cette France de 2021, celle qui génère le moins d’empathie et d’identification chez les spectateurs.trices. Or le cinéma a précisément ce pouvoir de faire surgir des perspectives sur le monde qui ne sont pas les nôtres, de les faire s’entre-connaitre.

La femme d’Oray, Burcu, interprétée par Deniz Orta, est un personnage finalement périphérique mais consistant et structuré. Elle sait précisément ce qu’elle veut et ce qu’elle ne veut pas comme mode de vie. Son système de valeur est clair, à l’inverse de celui de son mari.

Un cas de conscience

C’est un personnage d’homme musulman complexe qui est déployé ici ; pris dans les affres de son cœur en dispute avec sa conscience, un conflit de loyauté ultime entre les attentes de Dieu, celles de sa femme, celles de son imam et celles de sa communauté. Un homme pris dans une multi-précarité à sa sortie de prison, qui se débat pour se construire une stabilité matérielle, psychique et spirituelle.

Une des forces du film est de porter à l’écran un profond dilemme : lorsque notre désir, notre amour est contrarié par nos lois intimes, nos convictions, que faire? Peut-on négocier et si oui comment ?

Précisément ici, lorsqu’il s’agit de questions liées au mariage et au divorce, au sort des femmes et aux questions intimes, quel est le message coranique et que relève-t-il de la coutume et des usages ? Alors « que les médias et l’Etat attendent le moindre faux pas des fidèles de la mosquée pour leur tomber dessus » comme l’évoque l’imam dans le film, quel effet cela a-t-il sur la marge de manœuvre des musulman.es d’Allemagne (et de France ?) pour discuter, interroger le message coranique en toute quiétude ?

Une exception culturelle au cinéma en France

Le réalisateur Mehmet Akif Buyutukalay convoque les inspirations et héritages des frères Dardenne, de Rainer Werner Fassbinder ou encore du cinéma roumain, pour développer une approche naturaliste et très réaliste. Il met en scène la force que représente pour les différentes générations d’immigré.es, ces allemand.es racisé.es, l’organisation communautaire.

Qu’elle soit religieuse, diasporique ou encore fraternelle, entre hommes/frères, c’est un levier de solidarité pour évoluer et construire sa situation dans leur société européenne d’accueil, qui n’en a souvent que le nom mais non point l’hospitalité. Oray n'est pas pour autant un film de dénonciation de la société allemande ; il se concentre sur la réalité et les conflits qui traversent le monde intérieur d’Oray et son cercle proche. Une exception culturelle au cinéma en France.

Oray, de Mehmet Akif Büyükatalay
Allemagne, 1h37
Avec Zejhun Demirov, Deniz Orta, Cem Göktas
Sortie en salles le 27 octobre

(1) Dans l’avant-propos de « L’anarchie de l’imagination. Entretiens et interviews », L’Arche, 2005.

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Alexandra Dols est auteure et réalisatrice de documentaires parmi lesquels Moudjahidate, des engagements de femmes dans la guerre de libération de l'Algérie (2007), et Derrière les fronts, résistance et résilience en Palestine (2017). Elle travaille pour la distribution du film Oray en France.