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Musulmans d’Espagne : « Depuis le gouvernement de Zapatero le dialogue avec l’Etat a repris »

Entretien avec Yusuf Fernandez, directeur du journal espagnol Webislam.com

Rédigé par Propos recueillis par Mohammed Colin | Lundi 8 Octobre 2007 à 13:04

Nouveau visage d’un islam européen, les musulmans d’Espagne sont passés de 100 000 à 1 millions de personnes en moins de dix années. L’Espagne qui connaît une croissance économique insolente à 3, 8 % relevé en 2006 a non seulement fait le choix de l’immigration mais tente également de renouer avec son héritage islamique tout en assumant une société cosmopolite à l’œuvre aujourd’hui. Pour mieux comprendre les enjeux que portent les musulmans en Espagne nous sommes allés rencontrer à Madrid Yusuf Fernandez, directeur du journal espagnol Webislam.com



SaphirNews.com : Pouvez-vous nous présentez Webislam ?

Yusuf Fernandez, directeur de webislam.com

Yusuf Fernandez : Webislam est une publication électronique qui a aujourd’hui dix ans. Dans ses premières années, le website suivait un rythme hebdomadaire de publication. Maintenant nous proposons un flux quotidien d’information dans les langues espagnole et anglaise. Nous abordons les nouvelles internationales et espagnoles. Mais notre ambition est de proposer une pensée musulmane en langue hispanique. Webislam avec ses 20 000 connections journalières s’est imposé comme le site musulman hispanique de référence. D’autant plus que notre public n’est pas circonscrit à l’Espagne. Nous nous sommes aperçus que nous avions un public important en Amérique latine notamment en Argentine.

SaphirNews.com : Quelles ont été les motivations de créer un tel support d’information ?


Yusuf Fernandez : En Espagne, il n’y avait aucune publication qui parle d’islam selon un point de vue musulman. Nous avions besoin d’exposer nos propre discours sur ce qui concerne les réalités sociales des musulmans. Face aux contraintes économiques Internet s’est imposé comme le support idéal. De plus, nous sommes convaincus que le support électronique est très prometteur. Internet nous a permis d’avoir une visibilité mondiale. Sans parler du fait que grâce aux outils virtuels de communication nous avons pu bâtir une rédaction décentralisée.

Je tiens par ailleurs à préciser que la vocation de webislam n’est pas de faire de la dawa comme l’entendent les prédicateurs religieux. Nous voulons d’une part expliquer à la société espagnole qu’être musulman peut être un choix individuel et d’autre part tout lutter contre les préjugés qui donnent à penser que l’islam est intrinsèquement guerrier et obscurantiste.
Ces préjugés circulent beaucoup dans les médias grand public en Espagne. Ces incompréhensions sont à l’origine du problème terminologique pour aborder le sujet de l’islam ainsi que de la pratique courante de l’amalgame. L’islam par exemple ne peut être confondu avec l’arabité. Le jihad n’est pas un pilier de l’islam. Nous en sommes encore là.

SaphirNews.com : Quel contenu éditorial apporte webislam ?


Yusuf Fernandez : Webislam véhicule une pensée islamique propre au contexte européen. La publication au travers de la Junta Islamica a initié dans ce sens quelques évènements publics pour débattre de questions sociales. Le congrès du féminisme islamique à Barcelone est un exemple qui illustre bien notre volonté à faire émerger une pensée islamique progressiste.

SaphirNews.com : Comment se traduit concrètement ce progressisme ?


Yusuf Fernandez : Il s’appuie tout d’abord sur une lecture renouvelée du texte coranique. Vous savez comme moi qu’on aime à citer le fameux verset qui parle de frapper sa femme désobéissante. On retient ce sens parce que l’on va traduire le mot coranique « daraba » par frapper. Pourtant ce mot est polysémique. Il peut signifier certes « frapper », mais aussi « faire l’amour » ou bien partir. Une lecture contemporaine emprunt de dignité humaine et de justice sociale nous engage à opter pour le sens de « partir ». Ainsi lorsque l’on rencontre des tensions au sein de son couple on ne frappe pas mais on s’éloigne le temps de laisser retomber la colère pour ensuite être en capacité de dialoguer avec son conjoint.
Pour revenir au féminisme, nous disons que les chemins vers l’émancipation sont multiples. Certes nous reconnaissons l’apport décisif des idéologies matérialistes à l’émergence du féminisme. Mais nous encourageons également une lecture féminine du texte coranique et de la sunna pour ouvrir des chemins d’émancipation à l’intérieur de l’islam.
Enfin, puisque l’on incrimine l’islam et les musulmans de tous les violences inimaginables, nous musulmans nous devons être clair à l’endroit du terrorisme pratiqué au nom de l’islam. Nous devons le combattre de toutes nos forces. Le terrorisme n’est pas négociable. C’est le sens de la fatwa émise par Mansur Escudero contre Ben Laden, qui stipule que "Ben Laden, Al Qaïda et tous ceux qui prétendent justifier le terrorisme en se fondant sur le Coran sacré sont hors de l'Islam".

SaphirNews.com : Pouvez vous nous dire qui sont les musulmans d’Espagne ?


Yusuf Fernandez : Nous comptons aujourd’hui plus d’un million de musulmans en Espagne dont 90 % d’entre eux sont venus il y a moins de 10 années. Ce qui signifie que les musulmans dans notre pays constituent une réalité contemporaine toute nouvelle. La majorité des musulmans sont de la première génération. Aujourd’hui l’islam en Espagne est essentiellement de culture marocaine. Par conséquent l’islam et l’immigration sont dans le discours public des réalités qui fonctionnent ensemble. Bien sûr, beaucoup de musulmans sont confrontés aux problèmes de régularisation. Les musulmans n’ont donc pas encore la possibilité d’aller voter. Ce qui n’est pas sans poser de problème s’agissant de la construction de lieu de culte.
Ce qui va être important pour les musulmans d’Espagne sera leur capacité à étudier les autres contextes européens et d’y puiser le meilleur.

SaphirNews.com : A ce propos, quels sont les principaux défis que les musulmans d’Espagne ont à relever ?


Yusuf Fernandez : Le premier c’est d’être accepter par la société. L’islam pour les espagnols n’est qu’une réalité liée aux migrants. Pour beaucoup l’islam est renvoyé aux images de pauvreté, de violence, à l’étranger invasif… On oublie ainsi l’apport civilisationnel des musulmans au patrimoine européen. Des figures comme Ibn Rush, Ibn Sina sont totalement inconnues pour beaucoup d’espagnol. Si vous demandez à des madrilènes le fondateur de la cité de Madrid, nombreux seront étonnés d’apprendre que ce fut un arabe, Muhammed 1er Emir de Cordoue. Depuis la mort de Franco et suite à la movida il existe cependant des intellectuels de tout horizon qui appellent à la redécouverte de l’héritage d’Al Andalus. Ce mouvement intellectuel et culturel est à encourager. C’est une manière d’accroître l’ouverture de l’Espagne sur le monde et en particulier sur le bassin méditerranéen.
L’autre défi concerne la question sociale des migrants. On rencontre beaucoup de difficultés quant à l’acquisition de la langue espagnole par les enfants, l’accès au logement. Ce phénomène s’explique par le fait que l’immigration a moins de 10 années. Donc le problème de l’islam est lié à la nature migrante.
Enfin, la production discursive sur l’islam est également une préoccupation majeure. Nous sommes en présence d’une production soit élitiste traitant le plus souvent de la mystique musulmane, soit d’inspiration wahhabite avec un discours hors-contexte. Mais rien entre les deux qui puisse proposer une vision de l’islam pédagogique et surtout contextualisée dont auront besoin les jeunes générations.

SaphirNews.com : Quelles ont été les réactions de la société espagnole face aux attentats de Madrid ?


Yusuf Fernandez : De manière générale, mis à part le milieu catholique traditionaliste les espagnols ont su faire la part des choses. Et je dois dire que j’ai été agréablement surpris. On a bien compris que ces terroristes n’étaient pas du tout représentatif des musulmans venus paisiblement travailler en Espagne. Suite aux attentats, une majorité d’Espagnol ont condamné le gouvernement Aznar pour avoir engagé l’Espagne en Irak auprès des Etats-Unis.

SaphirNews.com : Quelles sont les relations entre les musulmans et les autorités publiques ?


Yusuf Fernandez : C’est un sujet très dense. Le processus de représentation des musulmans d’Espagne est relativement jeune. La reconnaissance des musulmans a commencé avec l’accord signé en 1992 entre les organisations musulmanes et l’Etat espagnol sous le gouvernement socialiste Felipe Gonzales. Cet accord aborde les questions du statut de l’imam, des aumôneries à l’hôpital, celles des prisons, la place militaire, l’enseignement de l’islam à l’école.

Sous le gouvernement de droite dirigé par Aznar, l’accord a été gelé. Aucun contact n’a été pris entre les organisations musulmanes et l’Etat. Ensuite avec le gouvernement de Zapatero les choses ont été reprises et on commence à voir quelques résultats intéressants. Aujourd’hui nous avons par exemple trente professeurs en Espagne qui enseigne l’islam. Et l’Etat distribue une enveloppe d’un millions d’euros auprès des associations. Certes c’est la proportion infime comparée aux subventions que reçoit l’Eglise Catholique. Mais symboliquement c’est déjà une reconnaissance.

SaphirNews.com : Qu’est ce qui explique l’attitude si différente entre la gauche et la droite à l’égard des musulmans ?


Yusuf Fernandez : Effectivement, le principal souci en Espagne, réside dans le fait que la vision de la gauche et de la droite sur la question musulmane est diamétralement opposée et qu’il n’y a donc pas de continuité gouvernementale sur cette question. La droite espagnole n’a rien de commun avec la droite française qui par ailleurs nous envions. La droite espagnole sous haute influence de catholique traditionnaliste voit d’un mauvais œil l’installation et la visibilité de l’islam en Espagne. L’identité que défend la droite espagnole s’est forgée sur la reconquista, qui s’acheva à l’époque des rois catholiques, quand Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille chassèrent les derniers musulmans de Grenade en 1492. Cependant la droite s’oblige à ne pas crier trop fort son aversion face à l’installation de l’islam car l’Eglise dont elle est proche ayant des privilèges considérables aurait beaucoup à perdre. La droite fait donc le choix d’ignorer le fait musulman et d’ignorer les revendications musulmanes pour un statut égalitaire du culte.

Du côté de la gauche, on prône une politique d’égalité sociale et de respect de la différence. C’est pourquoi le gouvernement mais aussi les élus locaux sont très ouverts et attentifs aux demandes formulées par les musulmans.

Je dois néanmoins dire que la trop grande ouverture de la gauche privilégiant le contact avec représentants musulmans ultra-conservateurs m’interroge. Le processus de représentation a par exemple totalement écarté les espagnols musulmans convertis et les intellectuels pourtant très bien intégrés à la société et surtout capables de négocier face à l’Etat. La commission Islamique (ndlr organe similaire au CFCM) est aujourd’hui composée essentiellement de personnes qui ont une vision de l’islam inféodée aux pays étrangers (Maroc, Arabie Saoudite, Syrie…) et surtout une vision non contextualisée de la pratique religieuse. La commission islamique n’a pas réellement les moyens de défendre l’intérêt collectif du culte musulman en Espagne. Ses membres sont davantage préoccupés à gagner de l’espace politique pour faire peser auprès de l’Etat chacune de leur fédération.

Liens vers :

Webislam

Junta Islamica