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Culture & Médias

Musique et islam : vers une nouvelle offre sur le marché du religieux et de l’interculturel

Rédigé par | Lundi 26 Juin 2017 à 13:35

           


Musique et islam : vers une nouvelle offre sur le marché du religieux et de l’interculturel
Cette revendication d’islamité diffère-t-elle selon les pays ?

Farid El Asri : Pour le cas de la France, c’est une logique de déconstruction du cliché médiatique ou politique sur l’islam. C’est assez offensif, assez revendicatif et déconstructiviste.

Pour le cas de la Grande-Bretagne et dans le champ anglo-saxon en général, c’est assez revendicatif mais une revendication relativement apaisée. C’est d’ailleurs dans ces pays-là qu’on va voir émerger le courant de ce qu’on va appeler « islamic rap », du rap islamique, étiqueté en tant que tel. Et on va voir des filles en jilbab faire du rap sur des scènes un peu underground et qui n’ont aucun problème à bâtir leur image.

On voit que dans les différents pays les artistes sont le reflet de leur société d’ancrage et réagissent par rapport au débat sur l’islam à partir de ce qu’ils vivent sur le plan émotionnel.

Dans le monde musulman, que ce soit le pourtour méditerranéen ou ailleurs, même jusqu’en Iran où c’est interdit par la loi, on a beaucoup moins la nécessité de revendiquer de l’islamité. Il y a une présence naturelle de musulmanité, et la musique reflète d’autres enjeux.

C’est dans l’axe occidental que l’islamité émerge beaucoup plus que dans le reste du monde musulman.

En quoi le succès d’artistes musulmans est-il symptomatique d’une nouvelle offre sur le marché du religieux ?

Farid El Asri : Il faut vraiment prendre conscience que nous avons une triple révolution. Auparavant, le public musulman venait s’abreuver dans les mosquées.

Puis, dans la seconde moitié des années 1990, on est passé des mosquées aux salles de conférence, parce que la langue a changé, les jeunes ne comprennent plus l’arabe, le turc ou autres langues d’origine. Ils cherchent des intellectuels ou des théologiens qui parlent leur langue, c’est-à-dire qu’ils parlent à la fois « jeune » et « dans » leur langue.

On assiste actuellement à un troisième basculement : les salles de conférence vers les salles de concert. Depuis ces dix dernières années, on commence à constater une hyperconsommation. Il y a une quinzaine d’années, c’était le tout-interdit, on ne pouvait écouter que du chant islamique. Mais, encore une fois, cette transition n’est pas non plus une rupture.

Cette tension entre l’interdit de la musique et son autorisation en islam a-t-elle été accentuée par Internet ?

Farid El Asri : L’Internet a réchauffé de manière différente une vieille recette. Cette polémique perdure depuis le IXe siècle et est classée dans les débats qu’on ne pourra pas conclure. Pourquoi ? Parce qu’on n’a pas de versets explicites sur la question, on n’a que des interprétations. Un des concepts juridiques en islam est qu’on part du principe de la licéité originelle, autrement dit tout est permis sauf ce qui est interdit s’agissant des affaires de la vie de tous les jours. Or le musical entre dans ce registre, il n’est pas dans le champ des adorations.

Donc ceux qui construisent l’interdit s’appuient sur l’interprétation de certains versets. Or il n’y a pas de versets explicites. Et s’agissant des hadiths exprimant de l’interdit explicite, la source n’est pas fiable à 100 %. Autrement dit, d’un point de vue technique, toutes tendances confondues, on ne peut pas catégoriquement construire de l’interdit d’un point de vue normatif. Que fait-on alors ? On va glisser de la norme vers la morale.

On va aller sur la culpabilisation morale avec trois éléments que l’on reproche à la musique. Le premier est d’associer la musique à l’alcool et à la femme (en référence aux beuveries de La Mecque et de Médine aux premiers temps de l’islam). Le deuxième élément est de reprocher à la musique l’éloignement d’une conscience politique (en référence aux Omeyyades qui se désintéressaient de la chose publique en s’enfermant dans leur palais d’où l’on entendait de la musique). Et le troisième reproche est l’association de la musique et du religieux, avec notamment la position d’Ibn Taymiyya qui considèrent les assemblées de soufis qui chantent et jouent du tambourin comme étant une bid’a, soit une innovation dans le champ de la religion, et il va alors interdire la référence de la musique dans l’expérience mystique.

Ce sont ces trois éléments qui restent en arrière-fond et qui continuent d’être distillés jusqu’à aujourd’hui.

Internet sature d’interdits, la majorité des sites Web qui parlent de la musique disent que c’est interdit mais ils ne font que du copier-coller d’avis... C’est du name dropping sans fin.

Il y a donc une logique tendue : comme on ne parvient pas à voir clairement comment, sur le plan technique, l’avis juridique se construit, alors on pense être en porte-à-faux par rapport à la norme et quelque part à la morale.

Cela ne conduit-il pas à la culpabilisation à la fois des consommateurs de musique, des producteurs et des artistes en tant que musulmans ? Est-ce un dilemme qui ne va jamais disparaitre ?

Farid El Asri : Je pense que c’est un dilemme qui commence progressivement à se résorber malgré tout. Il y a une quinzaine d’années, la tension était beaucoup plus forte. Il y avait une sorte de consensus sur l’interdit et les producteurs de musique étaient quasi blacklistés avec une vraie culpabilisation.

Aujourd’hui, on assiste à des formes d’intersections assez intéressantes entre le musical et le religieux, la réappropriation d’un certain nombre d’artistes, la consommation des publics musulmans qui reviennent progressivement vers la musique. Ils parviennent à faire des sélections et à défendre une musique ou un chant qui aurait un sens pour eux.

Parallèlement, certains vont utiliser la référence à la musique pour catégoriser l’autre dans sa pratique religieuse. Autrement dit : si tu me dis que tu écoutes de la musique, même si tu es un intellectuel ou un religieux musulman qui défend le chant musical, tu es d’office un musulman light qui participe à l’affaiblissement de la morale de la communauté…

Musique et islam : vers une nouvelle offre sur le marché du religieux et de l’interculturel
On est donc dans une culpabilité flottante. D’ailleurs, il y a eu beaucoup d’artistes qui ont arrêté leur carrière pour des raisons musicales même si certains reviennent… comme c’est le cas de Kery James.

Mais il me semble qu’on commence à dépasser cela malgré tout. Les gens commencent à entrer dans une logique qui est post-normative. Et il n’y a pas que le champ de la musique, cela va aussi dans le champ des formules employées (salam alaykoum, macha Allah…), des jargons religieux où on s’enferme et on joue un personnage, les gens commencent à être fatigués de cela. Et même le marché du halal, où il faut exclusivement du halal pour être halalisés...

À mon sens, on atteint une limite tout à fait intéressante. On va ouvrir sur un nouveau champ le débat d’hier. Car le très-normatif traduit évidemment la paupérisation du religieux et la faiblesse de la référence à l’islam. Parce que, dans la réalité contemporaine, l’islam en crise va avoir tendance à aller vers de la norme pour se rappeler les limites, comme ça l’individu sait qui il est.

Alors que l’islam, c’est une expérience de profondeur, d’une mystique, d’une tradition, d’une civilisation… C’est hyper grand et complexe ! L’islam est tellement grand qu’on peut y assumer un peu quand même toutes nos contradictions !

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Journaliste à Saphirnews.com ; rédactrice en chef de Salamnews En savoir plus sur cet auteur


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