Points de vue

Mort au despote ?

Rédigé par Yahya Michot | Mercredi 14 Septembre 2005 à 16:57

Dans le dernier tiers du XXe siècle, les fetwas anti-mongols d’Ibn Taymiyya ont connu une vogue peu commune auprès de divers auteurs islamistes qui s’en sont réclamés pour appeler à la révolution armée contre les régimes despotiques de leurs pays.



Assimilant les dictatures de l’Égypte ou de l’Algérie contemporaines aux envahisseurs tatars contre lesquels Ibn Taymiyya avait appelé la population syrienne à se mobiliser, ils procédèrent eux aussi en trois temps. Un : ces gouvernants soi-disant musulmans gouvernent en vertu d’autres lois que le Coran et la Sunna. Deux : ces gouvernants sont donc des apostats, c’est-à-dire pires même que des mécréants originels. Trois : combattre ces gouvernants apostats par un jihâd armé est non seulement permis mais obligatoire. Voilà donc que les Mongols n’étaient plus à l’extérieur de la cité musulmane mais à sa tête ! L’électricien ‘Abd al-Salâm Faraj (1954-1982), auteur de l’opuscule L’obligation absente (al-Farîdat al-ghâ’iba)[15] qui inspira l’assassinat d’Anouar Sadate, et le shaykh ‘Alî Belhâdj, dans Le discours décisif, s’agissant de la confrontation à l’injustice des gouvernants[16], sont deux représentants éminents de cet islamisme si l’on peut dire « mongolisant » car assimilant les tâghût modernes aux Mongols médiévaux. Quoi qu’il en soit par ailleurs de la légitimité et de la noblesse de leur combat politique – sur lesquelles je n’ai pas à me prononcer ici –, le patronage canonique taymiyyen dont de tels auteurs se réclament ne manque pas de poser un grave problème à l’historien des idées en Islam.

Ainsi qu’indiqué plus haut, les fetwas anti-mongols d’Ibn Taymiyya furent en effet des écrits de circonstance. Ce furent des textes de mobilisation contre un envahisseur étranger, relatifs donc à une politique de défense extérieure. Quand par contre le théologien s’exprima sur la poli­tique intérieure du sultanat égypto-syrien dont il était res­sortissant, son discours fut d’une nature toute diffé­rente. Alors même que les Mamlûks exerçaient au Caire le pou­voir d’une manière qui, au regard d’une stricte application de la Sharî‘a, pouvait susciter les plus graves réserves ou critiques, il recom­manda surtout la patience. Certes, ainsi que le Pro­phète l’a dit, « il n’y a pas à obéir à une créature en désobéis­sant au Créateur. » Il nous est par ailleurs aussi ordonné par le Prophète « de dire – ou d’assumer – le Vrai où que que nous soyons, sans avoir peur, s’agissant de Dieu, du blâme de personne ». Ceci étant, face à l’in­justice ou à l’oppression de gouvernants, c’est la patience qui s’impose et il n’est pas permis de s’engager contre eux dans la sédi­tion. Le Prophète l’a dit : « Quiconque voit chez son émir une chose qu’il déteste, qu’il soit patient à son égard ! Qui se sé­pare d’un empan de la communion des croyants et meurt, sa mort est celle d’un homme de l’âge de l’Igno­rance. » Ibn Taymiyya invite en somme à se souvenir com­ment, selon les Sahîhs d’al-Bukhârî et de Muslim, ‘Ubâda b. al-Sâmit et d’autres prêtèrent allégeance au Prophète : « Nous avons prêté allégeance au Messager de Dieu – que Dieu le bénisse et lui donne la paix ! – en prenant les en­gage­ments suivants : écouter et obéir quand cela nous est facile et quand cela nous est difficile, quand nous en avons envie et quand la chose nous répugne, en la préfé­rant à nous-mêmes ; ne pas disputer l’autorité à ceux qui la détiennent ; dire – ou assumer – la Vérité où que nous soyons ; n’avoir peur, s’agissant de Dieu, du blâme de per­sonne. » De la prison du Caire où il est injustement enfermé en 706/1307, après un procès aussi inique qu’expéditif, le Shaykh de l’Islam commente cette tradition de l’allé­geance en y voyant « trois fondements réunissant tout : obéir dans l’obéis­sance à Dieu, même si celui qui ordonne est injuste, s’abstenir de disputer l’autorité à ceux qui la détiennent, assumer la Vérité sans peur du créé. ». Dans un autre texte où il cite le même hadîth, Ibn Taymiyya précise encore : « Tout ceci est de ce qui rend évident que ce que le Prophète – le Dieu Très-Haut prie sur lui et lui donne la paix ! – a ordonné – patienter vis-à-vis de l’oppression (jawr) des imâms et renoncer à les combattre et à se révolter contre (khurûj ‘alâ) eux – est la meilleure (aslah) des affaires pour les serviteurs de Dieu, s’agissant de leur vie dans ce monde et de leur retour vers Dieu dans l’au-delà, et que, de par l’action de quelqu’un qui s’oppose à cela, délibérément ou erronément, rien de bon ne se produit mais, bien plutôt, de la corruption […] Si quelqu’un dit que ‘Alî et al-Husayn ne renoncèrent finalement à combattre qu’en raison de leur impuissance, parce qu’ils n’avaient point d’auxiliaires (ansâr) et que, à combattre, beaucoup d’âmes auraient été tuées sans que le bien (maslaha) recherché ne se produise, on lui dira : “ Tel est exactement le sage principe (hikma) auquel le législateur (shâri‘) – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – s’en tint en interdisant de se révolter contre les émirs et en incitant à renoncer à combattre en cas de dissension (fitna), les acteurs impliqués là-dedans considérassent-ils leur objectif comme étant la commanderie du convenable et la prohibition du répréhensible ” […] Lorsque ce qui est répréhensible ne cesse que de par quelque chose qui est plus répréhensible encore, le faire cesser de cette façon devient répréhensible. Et lorsque quelque chose de convenable ne se produit que de par quelque chose de répréhensible dont le caractère corrupteur est plus grand que la bonté (maslaha) de cette chose convenable, faire se produire cette chose convenable de cette façon est répréhensible[17]. »

Quelles qu’en soient les raisons – une fidélité stricte au Messager, un moralisme pragmatique du moindre mal ou, plus vraisemblablement encore, vu la manière d’agir même du Prophète – sur lui la Paix ! –, les deux à la fois –, le loyalisme et le quiétisme non violents d’Ibn Taymiyya vis-à-vis du pouvoir dont il dépend sont un fait indéniable. Dans l’hypothèse, elle-même sujette à discussion, où des textes médiévaux pour­raient être utilisés pour comprendre et régenter le présent, ce loyalisme interdit en soi toute transposition de ses fet­was de mobilisation anti-mongole du domaine des affaires étrangères ou de la défense vers celui de la poli­tique intérieure. Ibn Taymiyya partisan de la révolution armée ou tyrannicide ? Ce ne sont pas seulement de multiples écrits de sa plume qui réfutent les simplifications de l’islamisme mongolisant, mais le nombre d’années qu’il passa en détention. Dans une de ses lettres de prison, il écrit d’ailleurs : « Moi, de quoi aurais-je peur ? Si je suis tué, je serai d’entre les martyrs les plus éminents. La miséricorde et le contentement de Dieu seront sur moi jusqu’au Jour de la résurrection tandis que s’abattront, sur celui qui m’a tué, la malédiction perpétuelle ici-bas et le tourment dans l’au-delà ! Pour sûr, quiconque croit en Dieu et en Son Messager saura que j’ai été tué pour la religion de Dieu. Si je suis emprisonné, eh bien, en ce qui me concerne, être emprisonné est d’entre les plus grandes grâces de Dieu à mon égard. Par Dieu, je ne saurais comment exprimer ma gratitude pour la grâce que Dieu m’a octroyée, en cet emprisonnement[18] ! »

À cet égard, S. Simon n’a pas tout à fait tort de rattacher Usâma Ben Lâden au Shaykh de l’Islam mamlûk. Avec Faraj et Belhâdj, U. Ben Lâden a en commun (1) de reprocher aux gouvernants d’un pays musulman – en l’occurrence l’Arabie Séoudite – de gouverner sur la base d’une législation humaine, différente de la Sharî‘a ; (2) en conséquence, de les juger apostats. Plutôt que d’appeler, en un troisième temps de sa réflexion, à la lutte armée contre le régime des Séouds, dans sa Lettre ouverte au Roi Fahd (août 1995), Usâma Ben Lâden se contente par contre d’inviter celui-ci à abdiquer[19]. Et lorsque, un an plus tard, en août 1996, il constate l’échec des appels pacifiques à la réforme du régime séoudien et finit par appeler aux armes en se référant à son tour aux fetwas anti-mongols d’Ibn Taymiyya, ce n’est pas contre la famille des Séouds mais contre les Américains, des infidèles « juifs et croisés » qu’ils ont invités à occuper la Terre sainte de l’Islam lors de la première Guerre du Golfe et dont ils sont selon lui les valets[20]. L’islamisme de l’opposant séoudien, quand il s’appuie sur les fetwas anti-mongols d’Ibn Taymiyya, est bien un islamisme mongolisant. Parce que ce sont les Américains qu’il assimile aux envahisseurs Tatars médiévaux, pas le régime de Riyâd, Usâma Ben Lâden « mongolise » cependant d’une manière beaucoup moins infidèle au théologien damascain qu’un Faraj ou un Belhâdj[21].

--------------------------------------------------------------------------------

[15]. Voir J. J. G. Jansen, The Neglected Duty: The Creed of Sadat’s Assas­sins and Islamic Resurgence in the Middle East, New York, Macmillan - Londres, Collier Macmillan, 1986.
[16]. BelhÂdj, Abû ‘Abd al-Fattâh ‘Alî, Fasl al-kalâm fî muwâjaha zulm al-hukkâm. Publication du Front Islamique du Salut, sans indication ni de lieu ni de date (1993). Voir aussi l’extrait traduit dans mon Textes XIII, p. 28-30.
[17]. Ibn Taymiyya, Minhâj al-sunnat al-nabawiyya fî naqd kalâm al-Shî‘at al-qada­riyya, éd. M. R. SÂlim, 9 t., Le Caire, Maktabat Ibn Taymiyya, 1409/1989 ; t. IV, p. 531, 536.
[18]. Ibn Taymiyya, trad. Michot, Textes spirituels d’Ibn Taymiyya. IX : « Moi, je ne vous ai pas demandé de me faire sortir d’ici… », in Le Musulman, 22, mars-juin 1993, p. 15.
[19]. Voir U. Ben LÂden, An Open Letter to King Fahd, Part III, Conclusions. Sur internet : www.jihadunspun.com/articles/10082002-open.letter.to.king.fahd/openletter2.html.
[20]. Voir U. Ben LÂden, Ladenese Epistle: Declaration of War, Part I. Sur internet: www.sid-hill.com/911/ubl-1a.htm.

En mars 1997, U. Ben Lâden continue à refuser de lever les armes contre le régime séoudien. À un journaliste lui demandant s’il « y aura des tentatives d’assassinat à l’encontre de la famille régnante d’Arabie Séoudite », il répond : « S’agissant de ce que vous avez mentionné de la famille régnante, ceux qui exercent le pouvoir sont pleinement responsables de tout ce qui pourrait arriver. Ils sont l’ombre de la présence américaine. Le peuple et les jeunes concentrent leurs efforts sur le sponsor, pas sur le sponsorisé. La concentration, à ce moment du jihâd, se fait à l’encontre des occupants américains de l’Arabie » (Excerpts from Peter Arnett’s interview of Osama bin laden on CNN, 1997. Sur internet : www.chretiens-et-juifs.org/article.php?voir[]=755&voir[]=5664).

Dans sa longue déclaration sur le régime séoudien de décembre 2004, Usâma Ben Lâden excommunie une fois de plus les Séouds, entre autres motifs pour gouvernance fondée sur d’autres lois que la Sharî‘a, et leur rappelle que « gouverner est un contrat entre l’imâm (le gouvernant) et les gens qui sont gouvernés par lui. Ce contrat implique des droits et des obligations pour les deux parties. Il prévoit aussi des cas de rupture et d’annulation. Un des motifs d’annulation du contrat est trahir la religion et la communauté (umma). Or c’est exactement ce que vous avez fait… » Ceci étant, plutôt que d’appeler à la révolution, l’opposant séoudien se limite finalement à s’adresser aux « respectés savants de la Vérité, aux gens proéminents occupant des positions clé de leadership et aux marchands », pour leur dire : « Vous devez réaliser la gravité de la situation avant qu’il soit trop tard, parce que les événements se précipitent et que les choses évoluent à une vitesse incroyable vers une explosion. Faites donc de votre mieux pour désamorcer le problème. Qu’on le sache, les Mujâhidîn, dans le pays des Saintes Mosquées, n’ont pas encore commencé la lutte contre le gouvernement. S’ils la commencent, ils commenceront indubitablement avec la tête de la mécréance (kufr), c’est-à-dire les gouvernants de Riyâd. Ce qui se passe maintenant dans le pays est tout juste une extension de la guerre contre la coalition des Croisés, dirigée par l’Amérique, qui mène partout la guerre contre nous. Nous agissons donc de même et cela inclut le pays des deux Saintes Mosquées. Nous avons l’intention de les expulser de là, si Dieu veut ! » (U. Ben LÂden, A Statement to the Saudi Rulers, 16 déc. 2004. Sur internet : www.jihadunspun.com/BinLadensNetwork/statements/sr8.html). En comparaison du modus operandi de plusieurs mouvements terroristes de l’extrême-gauche européenne durant le XXe siècle, voilà une retenue surprenante, a fortiori après une dizaine d’années de dissidence et de la part d’un « ennemi mondial numéro 1 » !
Selon Stephen Schwartz, « le “jihâd” d’Usâma Ben Lâden, comme celui d’Ibn Taymiyya avant lui, est mené d’abord et avant tout contre les Musulmans, et spécialement contre les gouvernants musulmans que ces opposants ont jugé, selon les critères d’une piété feinte, être insuffisants en tant que croyants » (‘Jihad’: the true belief, site Open Democracy: free thinking for the world, 13 août 2003. Sur internet : www.opendemocracy.net/xml/xhtml/articles/1435.html). Les textes de l’un et l’autre intéressés prouvent clairement la fausseté d’un tel jugement.
[21]. De ce point de vue, R. Worth a totalement raison d’écrire que « Mr bin Laden semble avoir dévié de la tradition radicale en un sens, en focalisant ses attaques sur les États-Unis plutôt que sur les régimes arabes. Dans sa déclaration de 1996, il alla jusqu’à dire que les Musulmans devraient laisser de côté leurs propres différents de manière à se focaliser sur le combat contre l’ennemi occidental – une sérieuse prise de distance par rapport à la doctrine de Qutb et, même, des meurtriers de Sadate, qui prétendaient que le combat interne était celui qui importait » (R. Worth, The Deep Intellectual Roots of Islamic Terror, in New York Times, 13 oct. 2001. Sur internet : www.globalpolicy.org/wtc/analysis/1013intel.htm).