Culture & Médias

Les feux de l’amour, mode stambouliote

Rédigé par Faïza Ghozali | Vendredi 10 Juin 2011 à 11:19

Vous avez aimé “Dallas” et le “Texas” ? Vous adorerez Murat à Istanbul, où le brushing d’Asi a éclipsé celui de Sue Helen. Depuis environ cinq ans, les feuilletons turcs sont devenus un vrai phénomène de société, dans le pays et au-delà des frontières.



Les courbes douces du Bosphore luisent de mille feux sous les lumières qui éclairent Istanbul. Une coupe à la main, un couple s’enlace tendrement, le regard plongé depuis leur terrasse luxueuse dans les flots nocturnes. Il fait nuit, il fait chaud…
Ils sont des millions à assister à la scène. Assis sur le canapé du salon, devant l’écran, ils suivent leur feuilleton favori. Made in Turquie. « Je regarde quasi tous les épisodes, avoue Yigit, un jeune ingénieur stambouliote en génie électrique. Je fais en sorte de ne pas en rater un ». Son amie, une étudiante de 22 ans, précise : « Mon feuilleton favori est Yoprak Dolamu Duyju ».

Exit “Santa Barbara” et autres telenovelas, évincés par “Ask-I Memnu”, “Gümüs”, “Binbir Gece” et tutti quanti ! Depuis cinq ans environ, c’est une véritable industrie du soap opera qui s’est développée dans le pays. Avec ses feuilletons fleuves, ses produits dérivés et ses acteurs starisés : Kivanc Tatlitug et Songul Oden, dont l’amour contrarié déroule les épisodes de “Gümüs”, Tuba Büyüküstün qui incarne à la fois Lamiss dans “Hilamurlar Altinda” et Asi dans le feuilleton éponyme au côté de Murat Yildiri (Demir … Tous beaux, riches, jeunes, minces (Kivanc Tatlitug est aussi mannequin)…, ils drainent des foules de fans hystériques dans leur sillage et alimentent les potins mondains. Sur Facebook, la page de “Yoprak Dolamu Duyju”, une « doyenne » des sagas, diffusée sur la télévision publique depuis près de dix ans, affiche des milliers de fans. Celles de Kivanc Tatlitug, qui se déclinent par dizaines, comptent jusque plus de 170 000 admirateurs - il s’agit en fait surtout d’admiratrices. Qui ne résident pas tou(te)s en Turquie.

La diaspora turque adore. « Ça marche énormément. Peut-être mieux qu’en Turquie pour certaines séries », confirme Verlik Selami, rédacteur en chef adjoint de Zaman France, déclinaison hexagonale du fameux quotidien turc qui a su essaimer ses « filiales » au sein de la diaspora en Europe. La recette du succès de ces soap operas, qui ont évincé les superproductions américaines et brésiliennes ? « La qualité s’est beaucoup améliorée, explique l’actrice Derya Durmaz. Jolie brune élancée d’une trentaine d’années, elle a fait chavirer les cœurs dans “Ihlamurlar Altinda” et “Nazli Yarim” notamment, avant d’orienter sa carrière plutôt vers le théâtre et ses engagement humanitaires. Les feuilletons ont l’air de productions occidentales, mais ils restent orientaux ». Elle ajoute : « Les gens peuvent davantage s’y identifier, parce qu’ils leur sont culturellement plus proches que les productions américaines ».

Un avis que partage Varlik Selami, en le nuançant : « Peut-être un peu moins les jeunes que leurs aînés. Mais on peut aussi distinguer, sans trop tomber dans la caricature non plus, un public plutôt féminin d’un côté et de l’autre, ceux qui rassemblent un public plutôt masculin ». En gros, les bluettes et amoures orageuses à l’eau de rose attireraient davantage un public de femmes au foyer. Les hommes, eux, pencheraient davantage pour les feuilletons comme “Tek Türkiye” (“Une seule Turquie”) ou “Kurtlar Vadisi” (“La Vallée des Loups”) – qui a fait polémique autour d’accusations d’antisémitisme. Ces sagas, « qui évoquent en toile de fond les bouleversements politiques et sociaux qui traversent la Turquie, explique Varlik Selami, suscitent {leur} leur intérêt {car} ils savent éveiller le sentiment patriotique. Les rivalités entre le clan militaire et celui d’Erdogan sont évoquées, par exemple. »

Modernes, les feuilletons turcs ? Beaucoup le disent. Tant dans la forme que dans le contenu : on y campe des femmes modernes et autonomes qui réussissent leur vie professionnelle, des gays apparaissent à l’écran, on accouche d’enfants hors mariage, des liaisons se nouent et se dénouent… Nombre de tabous sont bousculés, pour une société conservatrice, même si à la fin - ouf ! - la morale est (quasi) toujours sauve. Ce savant dosage, entre modernité et respect des valeurs islamiques, est le sel de la recette du succès à l’export. Car les turcophones ne sont pas les seuls contaminés par les feuilletons fleuves turcs.

En Grèce, en Serbie, en Syrie…, le succès est au rendez-vous. Quelque 85 millions de téléspectateurs, dans 22 pays différents, auraient regardé le dernier épisode de “Gümüs” ! Exit, au Maghreb, les mussalsalat égyptiens et autres telenovelas sud-américaines qui squattaient les écrans depuis plus d’une vingtaine d’année. Des rumeurs de scènes de ménage circulent, voire de meurtres commis par des maris jaloux de l’acteur vénéré par leur épouse. « Ils sont plus romantiques que les séries égyptiennes , où ça pleure et ça crie tout le temps, affirment Nacéra et sa fille, Maya, algéroises. Les décors sont plus beaux et moins kitch ». « J’aime la tendresse d’Anur à l’égard de la femme qu’il aime », soupire une jeune Marocaine, fan de “Wa Yabka al hob” (version arabe de “Binbir Jiji”). « Ils sont modernes et en même temps musulmans, comme nous », renchérit une autre.

Modernes, vraiment ? Les avis divergent. Sur les personnages féminins incarnés à l’écran, notamment qui, in fine, charrient certains clichés. « En apparence, les héroïnes sont toujours des femmes qui réussissent, modernes, souligne Derya Durmaz. En réalité, elles restent dans la tradition, bonnes épouses, bonnes mères et filles respectueuse ». Autre grief formulé, la violence affichée au prétexte de modernité. Voilà quelques mois, des dizaines de milliers de plaintes ont inondé la RTÜK, le CSA turc, à la suite de la diffusion d’un épisode qui met en une scène un viol d’une extrême violence, dans laquelle quatre drogués abusent d’une jeune femme. « Lorsque la télévision glorifie les viols, cela banalise la violence sexuelle », dénonce Asli Tunc, professeur d’université à Istanbul, spécialiste en genres. Qui souligne : « Avant que ne se produise ce viol dans le feuilleton, cette jeune femme joue sur toute la gamme sexuelle ». Sous-entendu : elle l’a bien cherché…

Il y a un feuilleton, en revanche, dont Asli Tunc salue le réalisme novateur et la qualité. Le nom lui échappe : « L’intrigue se déroule dans une prison pour femmes, c’est très bien fait ». Les taux d’audience ont été excellents. L’on dit que les téléspectatrices les plus assidues, lorsqu’il était diffusé, étaient elles-mêmes des détenues.