Bien-être

Les accidents de la route de l’amour moderne

De l’amour

Rédigé par | Mercredi 9 Aout 2017 à 15:26



Pourquoi y a-t-il beaucoup plus de divorces aujourd’hui qu’hier ? Certes, tous les divorces et séparations ne sont pas un mal : parfois, se séparer est moins mal que de rester en couple. D’autant que l’humanité a toujours connu des divorces et des séparations. Mais lorsque ces phénomènes ne sont plus marginaux et se généralisent dans toute la société française, dans toutes les sociétés modernes et dans toutes les sociétés dans le monde, alors force est d’admettre que nous sommes face à un problème en série, à grande échelle.

Lorsqu’on voit des accidents de la route se produire, tant qu’ils sont peu nombreux, tant qu’ils ne tuent que quelques cas marginaux, la société n’a pas besoin de se mobiliser. Mais lorsque ces accidents prennent de grandes proportions, ils deviennent un problème public et non plus une affaire personnelle, et nécessitent toute notre réflexion collective pour y faire face. Il en est de même pour les accidents de la route du couple moderne.

D’objet de plaisir en objet de plaisir

Dans quel état les hommes et les femmes d’aujourd’hui sont-ils bien avant de se marier et de divorcer ? Dans quel état sont leur corps et leur cœur ? Se sont-ils préparés au mariage ou bien ont-ils accentué en eux l’incapacité à se marier et à durer en couple ?

Quand on veut connaître son « âme sœur », on nous dit : « Il faut écouter son cœur, essayer, sortir ensemble puis vivre ensemble sous le même toit, pour être sûr que c’est la bonne personne. » Première fois, premier plaisir suivi de la première déception, voire du premier traumatisme. Après s’enchaînent des relations de moins en moins « sérieuses » pour retrouver la magie du plaisir ou pour combler le manque. Et puis, on n’est jamais sûr-e de la valeur de ce qu’on a trouvé tant qu’on n’a pas comparé, tant qu’on n’a pas vécu d’autres expériences.

Alors on passe d’objet de plaisir en objet de plaisir, de garçons en garçons ou de filles en filles, pour mieux les « connaître », jusqu’à « tomber sur la bonne personne ».

Mais, paradoxalement, plus on le fait et plus on a l’impression qu’on trouvera toujours mieux en changeant de partenaire, plus on est envahi par la comparaison et par un sentiment permanent de frustration.

Les mythes de « l’Amour vrai »

A la fin du lycée déjà, pour les garçons et les filles qui sont entrés très tôt dans ce cycle, on commence à goûter l’effet amer de la désillusion. De là naît tantôt le rejet de l’amour (« Moi, de toute façon, ça ne m’intéresse pas ! ») ou, au contraire, l’obsession et la destruction de l’amour par la multiplication des relations jetables.

Les divertissements, la mode, le cinéma à deux, les weekends à deux, la découverte de la sexualité à travers les films vient stimuler le désir et augmenter le plaisir pour un temps. Ensuite, l’âme se venge : le désir s’éteint, le plaisir finit en dépression, le cœur est blessé, l’amour usé. Ce parcours amoureux conduit à l’usure de l’amour : on ne sait plus aimer, on n’a plus la force de continuer à espérer pouvoir aimer ou être aimé. On peut observer plein de jeunes dans cet état.

Mais toutes les images, les idoles, tous les mythes de l’amour qui les ont façonnés jusque-là restent inchangés. Ils continuent à croire en « l’Amour vrai » en continuant à reproduire les images et les idoles de l’amour qui les a tués. Ils continuent à croire en une « alternative » en reproduisant les solutions qui sont la cause même des plus grandes souffrances en amour. Ils continuent à faire toujours plus de la même chose, à suivre les deux valeurs de l’amour moderne qui justement sont la principale cause de la mort de l’amour, du couple et de la famille, à savoir : la recherche systématique de plaisir et de réalisation personnelle ; et enfin le désir d’indépendance personnelle.

Autrement dit, on est passé de la lourdeur des sociétés traditionnelles où la vie du couple était enchaînée aux contraintes du collectif, à la légèreté du couple et de l’individu que plus rien ne retient, si ce n’est le désir d’indépendance et de développement personnel.

Dans une telle société, où les individus sont dits « autonomes » – séparés de leur famille élargie et de leur communauté de vie –, les « problèmes psychologiques » liés à la vie du couple se généralisent. Car les liens du couple sont désormais à la merci des crises passionnelles, des poussées volcaniques du désir d’indépendance et de réalisation de soi.

La montée en force de l’individu

L’amour qui relie un homme et une femme est une puissance qui crée du lien social, des alliances entre familles élargies. C’est d’ailleurs l’un des moyens les plus puissants pour répandre la paix dans le monde. Mais l’amour, soumis à la passion, à la merci du désir d’indépendance et de réalisation de soi, est une force de destruction des liens sociaux, qui produit plus d’individualisme et de solitude que tous les siècles passés : « (…) les temps modernes semblent plus exposés aux troubles passionnels que les temps anciens, non que la passion ait été moins vive autrefois, mais parce qu’elle avait moins d’effet sur le corps social. Celui-ci, en effet, s’interposait pour empêcher que le trouble n’atteigne l’équilibre général (…). Une certaine prudence s’impose dans les affirmations historiques, tant la complexité du passé conduit à fuir les trop grandes généralités. Mais en gros, le fait que les sociétés traditionnelles sont de nature "holistes" (c’est-à-dire qu’elles imposent la primauté du tout social sur les inclinations individuelles), tandis que la modernité se définit par le triomphe de l’individualisme, ne saurait être contesté. Dès lors, on conçoit qu’une société qui reconnaît tout à l’individu est beaucoup plus fragilisée par les troubles passionnels qui déterminent étroitement les relations sociales » ( Gérard Leclerc, L’Amour en morceaux ?, Presses de la Renaissance, 2000, p. 61).

Critiquer l’« individualisme », ce n’est pas un préjugé simpliste : toute l’histoire et la sociologie contemporaine analysent ce mouvement de montée en force de l’individu, d’affirmation de soi, de souci de soi, d'indépendance et d'épanouissement personnel. Cette tendance lourde se mondialise et touche tous les domaines de la vie quotidienne : la vie politique, le travail, l’engagement social, le rapport au sport, le rapport aux valeurs et à la religion, la vie de famille, etc.

Parler d'individualisme ne signifie pas qu'il n’existe plus de lien social, plus de groupe ou de communauté. Tout cela existe mais, désormais, tout lien social – y compris le lien du couple – devient « à la carte », « sans engagement », « jetable », dépendant surtout de mon désir d’indépendance et d’épanouissement personnel.

En un mot, l’individualisme est la cause première des accidents de la route de l’amour aujourd’hui.



De formation pluridisciplinaire – philosophie (université Sorbonne-Paris-I), sociologie (Sciences… En savoir plus sur cet auteur