Culture & Médias

« Le meurtre est mon métier »

Expo photo

Rédigé par | Vendredi 12 Octobre 2007 à 21:35

Tel se définissait Usher (Arthur) Fellig, alias Weegee, photographe de presse américain, dont près de 300 clichés sont exposés au Musée Maillol, à Paris, depuis le 20 juin. Il ne reste plus que quelques jours (jusqu’au 15 octobre 2007) pour courir voir cette expo de photos qui ont émaillé quotidiens et magazines populaires américains de 1935 à 1945, à la recherche du fait divers d’actualité.



« Two murders : 35 dollars », lit-on sur une facture adressée au Time. Weegee (1899-1968) est l'archétype du photojournaliste du XXe siècle. Si son fonds de commerce a bien été la photo de presse de meurtres, arrestations, incendies ou arrestations, c'est son parcours et son regard sur l'événement qui nous intéresse ici.
Arrivé à New York, en 1910, à l'âge de 10 ans, ce fils d'immigré juif ukrainien habite avec sa famille à Lower East Side, l'un des quartiers les plus pauvres de la ville. À cette époque, il n'est pas rare qu'un photographe ambulant, affublé d'un âne qui porte son matériel, propose aux familles de tirer le portrait de leurs enfants. C'est le déclic pour Weegee, il deviendra assistant du photographe ambulant. Plus tard, il achètera un poney et un appareil photo et commencera ses premiers tirages.
Autodidacte, il ne s'intéresse pas à la photographie des autres. Il se lance dans le photoreportage et, de 1935 à 1945 (ce dont rend compte la collection Berinson exposée au musée Maillol), il collabore avec les plus grands quotidiens new-yorkais : il photographie tous les événements nocturnes et les fait paraître comme des scoops.


Un style dont s’inspirera le cinéma noir américain

Insomniaque, il travaille dans sa voiture, une Cabriolet, qu'il a aménagée en bureau mobile : appareils de rechange (il travaille avec un Speed Graphic, appareil à plaque et flash surpuissant, transportable, et utilisable tant en reportage qu'en studio), ampoules de flash, châssis de film déjà chargés, films infrarouges pour photographier dans l'obscurité, boîtes de cigares et sous-vêtements. Rien ne manque. C'est à la lumière d'une lampe torche et assis sur un tabouret devant son coffre que Weegee dactylographie son texte sur sa machine à écrire. Relié en permanence à la radio du QG de la police, il parvient à arriver sur les lieux du drame en même temps que les autorités, voire bien avant.
« i[En voiture, je me branchais sur la fréquence de la police. La vie se déroulait comme un programme, tragique, mais ponctuel. De minuit à une heure, les appels concernaient des voyeurs postés dans les escaliers de secours des internats […]. De une heure à deux heures, c'était les braquages des boutiques de traiteurs […] ; entre deux et trois, les accidents de circulation et les incendies. À quatre heures, ça commençait à chauffer. C'était l'heure de la fermeture des bars […]. Entre quatre et cinq, on avait les appels pour cambriolages et vitres fracassées ; le moment le plus dramatique arrivait après cinq heures. Ceux qui n'avaient pas fermé l'œil de la nuit, à cause de leurs ennuis de santé, leurs problèmes d'argent ou leurs peines de cœur […] finissaient par se jeter par la fenêtre. Je n'ai jamais photographié ce gendre de suicide. Je passais mon chemin. Pour moi, la nuit était terminée. ]i»
Arrivé sur place, il prend un, deux, trois clichés, pas plus, c'est de l'événementiel, Weegee n'a pas le temps. Mais ce qui fait la force de ses clichés, c'est le style de Weegee, ses contrechamps, ses cadrages. Dans Meurtre à Little Italy sur Murlberry Street (1936), Weegee cadre une scène de meurtre en y intégrant le début du mot « Restaurant », qui devient « Rest », autrement dit « repos » en anglais. Dans Joie de vivre (1941), c'est une enseigne lumineuse de théâtre, Joy of Living, qui surplombe le cadavre recouvert de papier journal et entouré des badauds et des policiers. Au-delà d'un certain cynisme et d'une grande dose d'humour noir, Weegee fait le lien entre univers du langage et univers des images, pour en extraire du sens.

Un observateur féroce de l’injustice

Weegee ne s'intéresse pas seulement aux meurtres, qui sont son gagne-pain, et dont les milliers de photos de cadavres qu'il garde dans sa chambre sont appelés par lui ses « invendus ». Il restitue aussi l'âme de la grande ville ; il photographie les déshérités, les êtres dans leur malheur d'avoir perdu un proche comme dans leurs moments de joie d'avoir échappé à un incendie ; il jette un regard plein d'affection sur ces mômes de New York qui dorment dans les escaliers de secours, comme lui-même le faisait quand il était petit.
Il est un des rares à être admis à Harlem, et un des premiers photographes à s'indigner du racisme et de la ségrégation. Son Cinéma de Washington (1941), avec sa barrière au milieu de l'allée, qui sépare Noirs et Blancs, nous rappelle que l'Amérique vit bel et bien sous les lois de l'apartheid. Le titre de la photo Les Nègres puent (1943) reprend simplement le graffiti « The Nigers stink » inscrit en lettres capitales sur le mur devant lequel jouent joyeusement des enfants blancs. Negro Owned (années 1940) montre la vitrine d'un magasin arborant fièrement une affiche « Appartient à un nègre », forme de résistance passive durant une campagne de boycott de la communauté noire pendant la Seconde Guerre mondiale. Des émeutes raciales avaient eu lieu à Harlem, en 1943, après le meurtre d'un permissionnaire noir par un policier blanc. Simultanément, on peut lire un autre message dans la vitrine : elle signale les produits dont ont besoin les forces armées afin de soutenir l'effort de guerre…
Une œuvre mue par une conscience sociale, une œuvre qui exhibe les coulisses de l'Amérique.


Weegee (1899-1968) dans la collection Berinson – jusqu'au 15 octobre 2007
Musée Maillol – 59-61, rue de Grenelle, 75007 Paris – Entrée : 8 € ; TR : 6 € – Catalogue (Gallimard, 224 p.) : 35 €.


Journaliste à Saphirnews.com ; rédactrice en chef de Salamnews En savoir plus sur cet auteur