Points de vue

Le droit de n’être pas d’accord

Par Ibrahim Ramadan*

Rédigé par Ibrahim Ramadan | Lundi 13 Juin 2011 à 00:01



Beyrouth - Un des souvenirs que je garde de ma mère — qu’elle repose en paix ! — est cette histoire très éloquente, que l’on met au compte du prophète Abraham : celui-ci n’a jamais aimé manger, si ce n’est en compagnie, au point qu’il fréquentait des lieux très courus, dans l’espoir d’y trouver, parmi les clients, quelqu’un avec qui partager son repas.

Un jour, cherchant quelqu’un avec qui partager son repas, il rencontra un vieil homme de plus de quatre-vingts ans. Après les formules rituelles de salutation et d’invitation, ils se mirent à table, et Abraham lui dit : “Mon frère, rendez grâces à Dieu et servez-vous.”

L’invité le regarda et répliqua : “Je ne reconnais la présence d’aucun dieu, je ne puis donc lui rendre grâces.” Irrité, Abraham tenta en vain de convaincre le vieil homme qu’il était dans l’erreur. En désespoir de cause, il lui enleva le repas et le poussa hors de sa tente.

Lorsqu’Abraham fut seul, Dieu lui reprocha ce qu’il avait fait au vieil homme. Abraham essaya de se justifier : le vieil homme était un athée, un mécréant. Et Dieu : “Je le connais depuis 80 ans, et néanmoins je continue de veiller sur lui. Et toi, tu ne pourrais pas supporter de lui offrir un repas ?”

Abraham se précipita dehors pour aller présenter ses excuses au vieillard. Surpris, celui-ci écouta les explications d’Abraham et il lui dit : “Un dieu qui fait des reproches à un de ses fidèles pour donner raison à celui qui nie son existence est un dieu généreux.”

Si je raconte cette histoire, ce n’est pas pour discuter de sa réalité, mais pour profiter de la leçon qu’elle nous propose.

De nombreux textes religieux nous conseillent d’honorer l’individu, quelle que soit sa religion, et de défendre le droit de chacun de choisir sa croyance sans obligation. Ces textes nous enjoignent de respecter le droit de l’autre à être différent, dans sa foi et dans ses pratiques. Car Dieu a dit : “En vérité, nous avons honoré les enfants d’Adam” (Coran, 17.3).

Ceux qui refusent le droit de l’autre à n’être pas d’accord n’ont pas compris ces textes. Ils prennent leur interprétation comme point de départ de leur propre foi, limitant le champ infini de la religion et déformant sa compassion. De la sorte, ils limitent le respect qu’on peut témoigner à leur propre religion, à cette partie-là tout au moins.

C’est pourquoi la responsabilité des dirigeants communautaires prend tant d'importance. Ils doivent déployer plus d’efforts pour prouver au grand nombre que le droit de l’“autre” à exister et à n’être pas d’accord est égal au droit de ”moi-même” : la défense des droits de l’”autre” est le miroir de la défense des droits de ”moi-même”. En se complétant les uns les autres, les hommes gagnent en force et en richesse. Tout le conflit et le désaccord ne sont que perte et faiblesse.

Pour le prouver, il ne suffit pas de citer des textes religieux ou culturels, il faut aussi respecter ces préceptes dans la vie quotidienne. Ainsi l’homme réalisera-t-il que son destin est lié à celui de l’“autre” pour le meilleur et pour le pire. C’est une question d’éducation et d’orientation, tout autant que de doctrine et de philosophie.

Lorsque les guides religieux, les éducateurs, les parents et les enseignants privilégient ces espaces communs, ils donnent l’exemple par leur comportement. En unissant leurs efforts, ils surmontent sans peine leurs désaccords, ils ont en main les atouts pour gagner la partie.

Reconnaissons cependant que la violence et les conflits qui caractérisent nos sociétés ne vont pas dans le sens d’une acceptation de l’autre. Les individus ne peuvent pas se comporter de façon rationnelle et raisonnable lorsqu’ils on l’impression que leur existence et leur identité sont menacées. En effet, ce sentiment produit toujours des réactions qui creusent le fossé et élargissent la fracture.

En connaissant l’autre, nous comprendrons qu’il nous ressemble. Cette démarche favorise l’émancipation de l’individu et lui donne la capacité de communiquer et de collaborer. Plus cette prise de conscience arrive tôt, plus elle portera de fruits.



* Le cheikh Ibrahim Ramadan a fait ses études à l’Institut al-Azhar de Beyrouth. Il a reçu un diplôme supérieur d’études sur la charia, ainsi qu’un diplôme de jurisprudence comparée (fiqh) de l’Université islamique de Beyrouth.