Points de vue

L'homme comme substitut à son créateur

Rédigé par Chems Youssef | Mercredi 27 Octobre 2004 à 00:00

Faute de croire en un Dieu Unique, on s’invente de nombreux gourous (stars, sectes suicidaires, fétichismes, idolâtries…) et à Salé, aux pieds des Oudayas, une pieuse et moderne Nadia, fille du cheikh Yassine, nous rappelle avec justesse que «la crise des valeurs est un terreau où pullulent les dieux ».



Faute de croire en un Dieu Unique, on s’invente de nombreux gourous (stars, sectes suicidaires, fétichismes, idolâtries…) et à Salé, aux pieds des Oudayas, une pieuse et moderne Nadia, fille du cheikh Yassine, nous rappelle avec justesse que «la crise des valeurs est un terreau où pullulent les dieux ». 

 

Vivre sans Dieu

 

Dans l’Occident privé de Dieu, la raison impose que l’individu soit le fils ou la fille de lui-même. Autre hérésie, il est une entité autonome et n’aurait pas existé de tous temps. Il est en conséquence séparé de l’univers, de la divinité, de la nature et de toutes espèces vivantes, comme s’il avait accouché de lui-même. Les religions monothéistes n’ont cessé de s’insurger contre l’absurdité, qui ne voit dans la société qu’une association d’individus et non pas une communauté.

L’Homme, en défiant la nature, fait le lit d’une Pensée Nouvelle avec les ravages que l’on imagine. Depuis, tous se veulent affranchis de la connaissance mythologique ou métaphysique et affichent une foi sans limite dans la raison et le savant. Les individus se traitent entre eux pratiquement comme des dieux. L’Homme devient le but et le fait géniteur de toute association politique.

En Orient,  l’individu n’est pas nié, bien au contraire. Mais il n’est qu’un élément du groupe social. Lié directement au divin il fait tout simplement partie des créatures de l’éternel, sa vraie force.

Par contre coup, le religieux dont la place n’est plus essentielle en Occident, irrigue d’autant plus les sociétés orientales. Entre les deux grandes options existence-action et existence-méditation, éternité et temporalité, humanité ou divinité, la question de Dieu se pose de plus en plus. Les cathédrales se vident alors que les mosquées débordent de partout. Le modernisme européen trop précipité oublie qu’on ne peut évacuer si vite le religieux du domaine général. Il le réduit à une  conviction de tradition relevant du privé et en occulte volontairement la complexité. Le nouvel échiquier stratégique que certains tentent d’imposer veut imbriquer le religieux au politique et depuis le « suicide des Twin » un nouvel équilibre entre civilisations essaye d’émerger. Les alliances se révisent et l’installation au forceps de la culture occidentale échauffe les identités nationales et aiguise les communautarismes.

 

La grande peur de l’Occident

 

L’Occident ne cesse de craindre les sursauts de l’Islam. En réalité il y a réveil de toutes les religions dans le monde. Quand le Pape visite et assemble des millions de fidèles on ne parle pas de renaissance du christianisme. Mais lorsqu’il s’agit de l’Islam, aussitôt, l’Occident réagit avec violence et dénonce un activisme réfléchi. Les « croisés » mobilisent encore, par amour et haine, identification et négation, estime et incompréhension. L’Islam fascine toujours, c’est l’ennemi éternel, enfoui dans le subconscient des mémoires.

 

La France a toujours vécu dans les peurs. Péril jaune, complot judéo maçonnique, perfide Albion, casques à pointes, nuit des longs couteaux, boucheries staliniennes et aujourd’hui : montée des intégrismes avec l’effroi d’un « Islam pur et dur ». Alors elle se protège en arrachant les voiles des jeunes filles musulmanes. Quel glorieux combat, quelles libertés, quels droits pour l’Homme ! Belle victoire, lamentable repli. L’incompréhension entre les deux communautés est totale. En caricaturant les musulmans on ne fait que renforcer leur volonté de s’affirmer. D’un côté nous avons des personnes dites « arabes modernes » qui ne pratiquent rien de l’Islam, même si elles se disent souvent musulmanes. Elles clonent le « jambon-beur » et le costume noir des vendeurs de mobiles ou des bodyguards du Carlton. De l’autre côté nous avons les « intégristes barbus » aux chevilles dénudées qui aiment à cultiver la peur en refusant tout dialogue avec la modernité.

 

Les incompatibles sont simplement rejetées ou raillées. Et pendant ce temps, le monde arabo-musulman résiste aux discours politiques, aux idéaux de l’Occident et à ses pratiques. Démocratie de la liberté et de la civilisation face à l’obscurantisme, le fanatisme totalitaire et la barbarie. Simple. En plus, çà arrange tout le monde. Les normes du Nord sont atomisées et les règles changent. Alors on condamne ce qu’on ne comprend pas, on a peur de ce qu’on ne connaît pas. C’est plus facile. Fin d’alerte.

 

L’Autre est sur place

 

L’Orient est désormais en Occident et y restera. Le flux des nouvelles populations attirées par une survie nécessaire ne s’endiguera pas. Le Nord leur a montré comment mieux consommer, comment vivre mieux. Il ne peut y avoir de retour. Les migrants ont appris à côtoyer sans trop s’intégrer.

Les Etats ne peuvent plus s’imposer comme avant, mais il leur reste une arme, la fermeture des frontières avec un arsenal législatif expulseur. Et le ressentiment contre le Nord va s’amplifier. Fiasco. L’idée de Nation est de plus en plus éloignée de l’Occident. Plus rien ne rassemble si ce n’est le partage du profit. La dilution du lien social est le talon d’Achille de tous les Nord. Les sociétés éclatées n’ont plus de protection et ne sont que des passoires où les malheureux émigrés se faufilent.

Patéras de Gibraltar et barbelés chicanos, même combat. Chacun se défend seul, le patriotisme, la notion de communauté n’existe plus. Le ventre mou capitaliste n’est plus qu’une proie facile qui offre sa gorge. Qu’est-ce qui peut encore motiver un occidental face aux enthousiasmes des causes sacrificielles des frères et sœurs d’un Orient pauvre et avide de l’arbre de Noël que le Nord ne cesse de garnir !

 

Des Hauts et des Bas

 

Il serait tellement plus juste de ne pas oublier que les civilisations ne s’additionnent pas aussi simplement. L’Occident est redevable à l’Islam de la transmission de Platon et d’Aristote. Sans l’Islam, Dante et les troubadours d’Ezra Pound n’existeraient pas. Sans Platon pas de Khomeiny. 

 

Au 8°siècle, les chrétiens s’opposent avec violence à l’Islam et pensent ainsi s’affirmer. Compostelle se renforce et les Croisades font le reste.

Au 15°siècle, autre stratégie. Certains, comme Frédéric II de Hohenstaufen, comprennent l’apport de la civilisation orientale, parlent l’arabe, protègent les savants, médecins, mathématiciens issus des sables et  le Pape Grégoire IX choqué les excommunie. Tous nos grands penseurs, tous nos merveilleux chercheurs en voie d’être assimilés sont bloqués net par l’incompréhension de quelques uns. Mais on n’étouffe pas une idée, on ne décapite pas les idées qui feront la Renaissance. Le Christianisme n’est pas le simple prolongement du génie hellène, ni Saint Thomas le successeur d’Aristote. Le splendide isolement de l’Occident est une supercherie. Bennani précise que « se sont les œuvres musulmanes venues d’Espagne et de Sicile qui ont fécondé la civilisation. Que sans les apports arabes il n’y aurait pas eu de Renaissance. Que l’Espagne d’Alphonse XIII et bien évidemment la Sicile de Frédéric II ont fait naître l’Occident moderne. Et enfin que la civilisation arabo-Islamique a été l’accoucheur et la mère nourricière de toutes les avancées de l’Occident ».

Renversement au 18° siècle. L’Occident se renforce et se cultive largement plus que l’Orient qui marque le pas. Le Nord, s’engouffre dans la brèche et tout s’inverse. L’Islam devient une religion secondaire face à un christianisme qui se veut centre du monde en accordant une préférence aux valeurs gréco-romaines. Seul le romantisme se réfère à l’Orient, mais par exotisme de mode plus que par respect et reconnaissance.

 

Au 19°siècle, les colonisations ravagent et pour perdurer le monde musulman plie et adopte les valeurs occidentales. Ibn Khaldoum nous avertit « Ils veulent toujours imiter le vainqueur dans ses traits distinctifs, dans son vêtement, sa profession, ses coutumes. Alors, l’âme imagine la perfection dans l’individu qui occupe le rang supérieur et se subordonne en adoptant toutes les manières du vainqueur pour mieux et plus s’assimiler à lui ». Tout est dit. Avec finesse, les occidentaux attirent certains musulmans cupides dans une spirale d’acculturation, de dépersonnalisation et de destruction. Ils seront désormais sans identité et facilement colonisables. Cette politique enfantera des élites « béni-oui-oui », retournées contre elles-mêmes, n’étant plus désormais que le miroir du « moi » occidental.

 

De Médine à Cancun

 

Un peu de nostalgie lorsqu’on songe à la fraternelle communauté de Mohamed (ass) installée entre quelques palmiers des désert du Hedjaz. Premier essai « socialiste » combattant les outrances matérielles des marchands de La Mecque qui, craignant pour leurs richesses, vont batailler avec férocité cette nouvelle religion, cet ultime Prophète. La tendance « socialiste » des révélations les affole, mais ils verront plus tard qu’il s’agissait plutôt d’un essai de répartition entre riches et pauvres, d’une nouvelle justice sociale qui se situerait aujourd’hui entre capitalisme et marxisme. Les pays du Maghreb, d’Afrique et d’Asie sont désormais ficelés par les idéologies du Nord où dominent les gestions à intérêts et les spéculations systématiques.

 

L’Occidentalisation de la planète est en voie d’achèvement. Les musulmans ne doivent pas se marginaliser, ils sont concernés et doivent en profiter, eux aussi. Notre communauté se brise contre une modernité féroce et se retrouve, la plupart du temps, dans les soutes d’un capitalisme arrogant. L’hégémonie du Nord ne peut s’imposer éternellement. Des forces vont naître au Sud pour bloquer la nouvelle puissance occidentale. « Le passé et l’avenir se ressemblent comme deux gouttes d’eau et l’âge d’or du passé pourrait le redevenir dans un avenir radieux » selon Ibn Khadoum.

 

La civilisation s’étouffe sous les déchets qu’elle sédimente. Là se trouve sa propre faiblesse, sans fard et il faut nous y engouffrer. Manhattan n’est pas un choc des civilisations mais davantage une exaspération devant toutes les suffisances du Nord, un aboutissement largement prévisible. La guerre actuelle est religieuse. Les alliés de Bush comme l’Espagne, la Pologne ou l’Italie sont des nations très catholiques pour lesquelles le musulman n’est qu’un extrémiste qui échappe aux normes supérieures de l’Occident. Mais on ne décapite pas le terrorisme si on ne modifie pas les comportements, si on ne tient pas compte des autres peuples. Les pays ne sont pas que des marchés à conquérir, mais des terres peuplées d’hommes et de femmes de chairs et d’âmes. Attention, on n’élimine pas des civilisations  millénaires par une pluie de bombes. La démocratie ne peut s’imposer de l’extérieur en s’appuyant sur des chefs d’Etats arabes inconscients, valets de la finance internationale, indifférents aux aspirations de leur peuple.

 

Avec si peu de liberté politique, les dictatures se renforcent et des dynasties exploitent et asservissent. Face aux découpages coloniaux les nations s’embrasent, les nationalismes flambent. La politique s’émancipe du religieux et le sacré se réfugie dans les identités nationales. Le discours occidental fait peur et devient le repoussoir de toutes les libertés du Sud. Le virage est raté, tout va se consumer. Un nouveau monde naît avec le 11 septembre et l’horreur de Manhattan.

 

Les méfiances s'affûtent et nous n’en sommes qu’au tout début. Afghanistan, chute des Pahlavi, montée des chiites, toute une panoplie de détresses et de souffrances. Les progrès économiques et sociaux devraient entraîner  une démocratisation générale, mais sans pour autant rejoindre l’idéal à géométrie variable de l’Occident, avec les Etats-Unis pour exemple.

 

« L’aube nouvelle viendra peut-être de cet horizon oriental où se lève le soleil » (Tagore) Souhaitons-le !

Youssef Chems

Ecrivain, derniers ouvrages :

« Nass » Le Tabernacle des Lumières 

« Hadj-Amor » Pour l’Amour de Dieu