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Société

L’épidémie vue depuis la Seine-Saint-Denis : deux médecins de l’hôpital Avicenne racontent

De Facto

Rédigé par Armelle Andro et Patrick Simon | Jeudi 28 Mai 2020 à 09:00

           

Comment l’hôpital Avicenne de Bobigny, dans l’un des départements les plus pauvres et les plus touchés par l’épidémie de Covid-19, s’est-il adapté à des besoins immenses ? Gestion du flux des patients, mise en place de dispositifs pour faciliter l’accès aux soins, collaboration avec la médecine de ville et les associations… Deux médecins, Claire Tantet et Johann Cailhol, infectiologues à l’hôpital Avicenne, nous racontent. Entretien réalisé par les démographes Armelle Andro et Patrick Simon.



L’épidémie vue depuis la Seine-Saint-Denis : deux médecins de l’hôpital Avicenne racontent

La couverture du système de soins en Seine-Saint-Denis, aussi bien en termes de services hospitaliers que de médecine de ville, est déficitaire par rapport aux autres départements franciliens. Les hôpitaux du département ont-ils été plus vite saturés qu’ailleurs au début de l’épidémie ? Comment le flux de malades a-t-il été régulé ?

Claire Tantet et Johann Cailhol : La Seine-Saint-Denis compte sept centres hospitaliers publics, dont un centre hospitalo-universitaire, l’hôpital Avicenne. Au sein de notre hôpital, nous avons augmenté rapidement notre capacité en termes de lits de médecine pour des patients « Covid-aigu », c’est-à-dire sévères : de quatre lits début mars, nous sommes progressivement montés à 35 lits le 18 mars et 90 lits le 25 mars. Ils ont ouvert en lieu et place de deux services de chirurgies, digestive et orthopédique, qui ont largement réduit leurs activités. En complément, beaucoup de spécialistes ont converti leurs services pour ouvrir des lits pour les patients Covid stables (environ 60). Cela nous a permis de répondre à la demande des nouveaux cas. Les équipes médicales mixtes comprenaient des infectiologues, des pneumologues, des endocrinologues et des internistes.

Le turnover des patients était volontairement très élevé afin de répondre à l’afflux massif des patients via les urgences. Dès que les patients étaient stabilisés, ils étaient transférés vers les unités « Covid-stable » ou envoyés chez eux, parfois avec de l’oxygène et une organisation de visites à domicile par leurs médecins traitants. Mais certains patients vivant en collectivité ne pouvaient pas retourner chez eux et les solutions d’aval ont été un problème : notre service de soins de suite privilégié était à la fois assez éloigné géographiquement (dans le 16e arrondissement), et avait une capacité d’accueil très limitée.

À Avicenne, les lits de réanimation ont manqué vers le 25 mars, malgré les énormes efforts faits pour ouvrir des lits supplémentaires. Contrairement au discours a posteriori du gouvernement qui a déclaré que tous les patients qui le devaient avaient été soignés, des patients ont attendu longtemps leur place en réanimation dans les services de « Covid-aigu » par manque de place. Cela a parfois eu un effet délétère sur leur état de santé et, pour l’un d’entre eux au moins, cela a conduit au décès.

Nous n’étions pas préparés à un tel afflux de patients qui pouvaient basculer très rapidement en détresse respiratoire, ni en termes de ressources matérielles, ni humaines. Nous nous sommes alors rapidement équipés d’appareils de surveillance et d’oxygénation à haut débit dont nous n’avions pas l’habitude et nous nous sommes formés en urgence pour faire office de pré-réanimation (Unité de soins intensifs respiratoires) dans l’attente d’une place ou d’un transfert vers d’autres réanimations d’Île de France. Nous avons par la suite dû transférer des patients dans d’autres départements, parfois en TGV, vers Rennes ou Caen par exemple.

Le flux de malades a été régulé par une plateforme mise en place par le SAMU et par les chirurgiens de l’hôpital Avicenne. Nous nous sommes retrouvés parfois dans des situations difficiles, avec des patients intubés dans nos services. Ceci était totalement nouveau, et était très anxiogène pour toutes les équipes, le matériel d’intubation étant sous tension permanente.

La Seine-Saint-Denis est le département francilien le plus touché par la Covid-19. La mortalité y a augmenté de 130 % par rapport à la même période en 2019. Vu de l’hôpital, quelle a été la dynamique de l’épidémie notamment en termes de profils de personnes touchées, alors que les personnes racialisées comme minoritaires sont très surreprésentées dans le département ?

Claire Tantet et Johann Cailhol : Au sein de notre service de maladies infectieuses, nous avons d’habitude majoritairement une population originaire d’Afrique subsaharienne et du Maghreb. Or, au début de l’épidémie, nous avons accueilli essentiellement dans le service des patients d’origine caucasienne, âgés de plus de 60 ans. Nous nous sommes même demandés où était notre population habituelle et s’il était possible qu’elle présente des facteurs protecteurs contre le Covid.

Nous avons vite été rattrapés par la réalité, puisqu’en fait ces profils de population sont bien arrivés, mais plus tardivement. On peut supposer que c’est dû à un retard d’accès aux soins, mais rien n’est démontré pour l’instant. Une autre hypothèse serait que les clusters ne sont pas les mêmes : ces populations ne se croisent pas forcément et il est aussi possible que la dynamique de l’épidémie soit différente, avec une diffusion intracommunautaire distincte.

Nous avons été confrontés à des situations tragiques de clusters familiaux avec plusieurs personnes de la même famille en réanimation au même moment et avec des décès du Covid. Parfois, les deux conjoints étaient hospitalisés en même temps dans le service ou l’un après l’autre, de manière différée. Ces situations montrent l’échec des politiques de traçage et de dépistage des personnes contacts, les équipes dédiées ayant été rapidement débordées, dès début mars. Avec la généralisation de l’épidémie, le traçage des contacts a simplement été arrêté.

Or, la population de Seine-Saint-Denis vit dans des conditions de logement souvent plus délétères que dans le reste de la France, qui ne permettent pas de mettre en œuvre une véritable distanciation physique. Le taux d’occupation et la petite taille des logements sont favorables aux chaînes de transmission intrafamiliales, d’autant que les masques n’étaient pas disponibles. Ces transmissions n’ont pas pu être détectées et n’ont pas non plus pu être prévenues, par exemple par la mise à disposition d’hébergements temporaires pour une mise en quarantaine des contacts. C’est là une autre faillite de notre système, davantage axé sur le curatif que le préventif.

Les interventions de traçage des contacts ont repris depuis la mi-avril, à travers le dispositif Covisan, en partenariat entre l’APHP et les territoires, et les ARS pilotent un autre dispositif avec la CNAM.

L’hôpital d’Avicenne a développé depuis des décennies des réflexions et des savoir-faire sur les obstacles dans l’accès aux soins des minorités et sur l’adaptation des prises en charge. Dans le contexte de l’épidémie de Covid-19 et dans la mise en place des protocoles, ces questions ont-elles été prises en compte ?

Claire Tantet et Johann Cailhol : Au début de l’épidémie, quand nous avons ouvert les lits « Covid-aigu », nous étions concentrés sur la prise en charge médicale pure : taux d’O2, quel traitement, faut-il passer cette personne en réanimation, comment s’organise-t-on pour les gardes, etc. Des questions très pratiques et de terrain.

Une fois que cette organisation a trouvé son rythme, nous avons été amenés à nous reposer les questions habituelles du service de maladies infectieuses d’Avicenne : nous nous sommes aidés des interprètes téléphoniques pour donner des explications aux patients en bengali ou en bambara, nous avons utilisé des tablettes permettant d’appeler les familles et de les faire voir aux patients. Notre psychologue a même appelé la femme d’un patient en Inde et a réussi à organiser un appel en visio. Nous avons assoupli les règles de visites aux patients par les proches lorsque la barrière de la langue provoquait un isolement trop important. Le proche (qui recevait un kit de protection), pouvait ainsi rassurer le patient, dont l’hospitalisation était alors doublement anxiogène (à cause du Covid et de la barrière de la langue).

La communication est un des points les plus importants dans le service et nous pensons que tous les membres de l’équipe sont sensibilisés à ce problème : l’interprétariat téléphonique est crucial à la fois pour présenter les protocoles de soin et de recherche, mais aussi pour recueillir le consentement ou le refus à participer des patients.

Nous avons aussi renforcé le travail de collaboration avec les médecins généralistes des alentours qui connaissent bien ces patients, à la fois pour qu’ils nous les adressent directement et comme relais pour la sortie des patients. Cela peut contribuer à une meilleure relation ville-hôpital à l’avenir. Plus généralement, malgré des protocoles de soins, les règles très strictes et le port de masque qui nous rend anonymes pour les patients, nous avons essayé de préserver des soins humains et de prendre en compte leur situation.

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Une des particularités de la population prise en charge à Avicenne a sans doute été aussi le nombre élevé de patients arrivant tard à l’hôpital avec un déséquilibre de diabète important. Le Covid-19 nous aura finalement permis de diagnostiquer chez certains patients des diabètes très avancés qui ne l’avaient pas été jusque-là. Or, c’est un facteur de risque désormais reconnu de forme sévère de Covid. Nous donc avons dû mettre en place des protocoles de dénutrition qui a été une complication majeure du Covid dans notre service.

Enfin, pendant toute cette période, plusieurs personnes se sont attelées à téléphoner aux patients suivis habituellement dans le service des maladies infectieuses, notamment les patients VIH, pour prendre de leur nouvelles, faire le point sur leur traitement et savoir comment ils vivaient le confinement. Cela a permis de se rendre compte de l’isolement de certaines personnes et de la difficulté notamment à s’alimenter, en raison d’une grande détresse économique. Certaines associations avec lesquelles nous travaillons ont fait un important travail, notamment de livraisons de colis alimentaires, pas toujours suffisantes malheureusement.

À notre échelle, des membres de l’équipe, particulièrement sensibilisés à la médiation en santé, ont préparé des kits d’hygiène et des bons d’urgence alimentaire qui ont été livrés à certains patients. Mais les besoins sont immenses.

On a beaucoup parlé des réseaux de solidarité qui se sont mis en place dans le département. Quelles formes cette dynamique a pris à l’hôpital ?

Claire Tantet et Johann Cailhol : Il y a eu une grande solidarité pour les soignants de l’hôpital. Tous les soirs, les habitants des immeubles autour de l’hôpital faisaient un concert d’applaudissements directement dirigé vers l’hôpital avec casseroles et banderoles. Ces démonstrations faisaient fait chaud au cœur mais plus largement, elles ont sans doute permis de mettre du lien entre les habitants et l’hôpital. Nous avons été livrés quotidiennement de viennoiseries, jus d’orange et plateaux repas de diverses adresses, ce qui a nettement augmenté la qualité de notre alimentation à l’hôpital ! Nous avons reçu des dessins d’enfants qui ont été accrochés dans les services ainsi que des crèmes pour s’hydrater les mains, abimées par les solutions hydroalcooliques. Nous nous sommes facilement habitués à ces améliorations de notre qualité de vie au travail !

Mais plus fondamentalement, nous avons pris réellement la mesure de tous les sacrifices que représentent, pour des habitants de la ville et du département de rester confinés, souvent dans des logements exigus, afin de permettre aux soignants de soigner correctement et d’aplanir le pic épidémique. Alors que nous commençons à avoir des données sur l’ampleur des dommages collatéraux du confinement, nous espérons qu’il sera possible d’en tirer des leçons pour l’avenir.

L’épidémie vue depuis la Seine-Saint-Denis : deux médecins de l’hôpital Avicenne racontent
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Claire Tantet est médecin infectiologue, au service de maladies infectieuses et médecine tropicale à l’hôpital Avicenne et Bichat. Elle coordonne le partenariat RDC Panzi et Avicenne, et le parcours en santé sexuelle à destinée des personnes migrantes en situation de précarité ayant subi des violences.Par ailleurs, elle suit un M2 Démographie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Johann Cailhol est maîtresse de conférence universitaire, praticienne hospitalière dans le service de maladies infectieuses du CHU Avicenne et chercheuse associée au Laboratoire Educations et Pratiques de Santé de Paris 13. Elle est fellow à l’Institut Convergences Migrations.

Première parution de l'article dans le 19e numéro de De Facto qui a consacré un dossier sur les inégalités ethno-raciales face à la pandémie de coronavirus, coordonné par Solène Brun et Patrick Simon. Mise en ligne de l'article le 15 mai 2020 sur le site de l'Institut Convergences Migrations qui édite De Facto.

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