Société

Kémi Seba : « Je ne crois plus que l'homme blanc est le diable »

Rédigé par Propos recueillis par Amara BAMBA | Mardi 5 Aout 2008 à 00:40

Kémi Seba est-il un homme nouveau ? Nous avons voulu le savoir. Après s’être fait connaître dans le mouvement afro-centré, le leader de l’ex-Tribu Ka s’est converti à l’islam. Âgé de 27 ans, le verbe fluide et précis, Kémi Seba ouvre une page nouvelle dans son action militante. Il a accepté de nous parler de son parcours, de sa conversion et de son engagement politique. Entretien à bâtons rompus avec un « chercheur de vérité ».



Saphirnews: Dois-je vous appeler Fara Kémi Seba ou avez-vous un prénom musulman ?

Kémi Seba: Je voudrais avant tout dire as salam alaykum à toutes les sœurs et à tous les frères qui liront cette interview. Que la paix du cœur et la paix de l’âme soient sur chacun de vous. Pour en venir à votre question, je reste Kémi Seba. Du peu que j’ai étudié de l’islam, rien ne dit qu’il faut adopter un nom arabe pour être un bon musulman. Bien au contraire, j’ai appris qu’on peut s’appeler Jacques, Christian ou Lao-Tseu tout en étant un bon musulman. Donc je reste Kémi Seba parce que ce nom renvoie à mon africanité qui, pour moi, aura toujours de l’importance. Mais aussi Kémi Seba renvoie aux erreurs que j’ai pu commettre par le passé et témoigne du chemin que j’ai parcouru dans ma quête de vérité. Mais, insha Allah, jusqu’à la fin de mes jours, je continuerai d’étudier. Et je prie Dieu afin qu’Il m’éclaire et qu’Il m’aide à avancer.
Donc vous pouvez m’appeler Kémi Seba. J’ajouterai cependant que, désormais, ce nom est strictement culturel et renvoie à mes traditions africaines. Il est donc à jamais dépoussiéré de toute connotation pseudo-religieuse et du fanatisme relatif au folklore de l’égyptologie, auquel j’ai pu le rattacher auparavant.

Kémi Seba: je suis seulement un homme soummis à Allah
Vous renoncez donc à votre positionnement afro-centré ?

J’ai déjà eu l’occasion de différencier le panafricanisme de l’afrocentricité. Ce sont deux approches différentes. Je continuerai de me battre pour que l’Afrique soit une Afrique solide, une Afrique forte, une Afrique grande. Mais j’ai abandonné le prisme limité, le prisme de frustrations de l’afrocentricité pour m’élever vers le prisme plus universel, plus juste, plus réel et plus rationnel du panafricanisme. L’ethnocentrisme appelle à se centrer sur soi, en s’opposant aux autres. Cela n’est pas ma démarche aujourd’hui. Je suis plutôt panafricain... Thomas Sankara disait que lorsqu’on est témoin de la souffrance des nôtres en Palestine occupée l’on est obligé de se sentir Palestinien. En ce sens, je milite pour la reconstruction de l’Afrique, qui est aujourd’hui la poubelle, le cimetière du monde. Je suis touché quand je vois mes frères musulmans opprimés à travers le monde, tout comme je suis solidaire de toute personne, quelle que soit sa religion, qui est victime d’injustices.
L’islam m’a permis de porter un regard nouveau sur ces questions. Cela étant, on ne peut pas en vouloir aux Noirs, après ce qu’ils ont subi comme vexations, d’éprouver de la frustration. Mais la frustration ne peut pas être une force ; il faut donc la dépasser. Allah m’a permis de me réveiller. Je ne suis qu’au début de ma « résurrection ». Je Lui demande de continuer à me guider dans la bonne direction.

Vous avez été à Nation of Islam. Quelle est aujourd’hui votre relation à cette organisation ?

J’ai de profonds désaccords avec la Nation of Islam, mais ce serait un mensonge de dire qu’ils ne m’ont rien appris. N’oubliez pas que j’étais seulement en classe de terminale S quand j’ai commencé à sécher les cours pour fréquenter les bibliothèques et à traîner dans certains lieux de Paris pas très valorisants. Donc, indéniablement, à Nation of Islam, ils m’ont appris à m’aimer moi-même. S’il n’y avait pas des organisations comme Nation of Islam dans les ghettos américains que je connais, un certain nombre de personnes ne sortiraient pas de la drogue, un certain nombre de femmes ne sortiraient pas de la prostitution... Je ne condamnerai pas publiquement Nation of Islam, mais nos désaccords sont effectifs et je ne peux partager quantités de propos tenus aujourd’hui dans cette organisation.

Par exemple ?

Par exemple, je ne crois plus que l’homme blanc est le diable comme j’ai pu le croire à un moment.

Et que pensez-vous maintenant ?

Je pense qu’il faut faire preuve de pédagogie pour amener les gens à s’unir. Je veux que ma communauté se relève, je veux que les Noirs se relèvent, je veux que les damnés, les opprimés se redressent. Je veux que ma communauté au sens large, ceux qui sont soumis à l’Unique, puisse regarder ceux qui souffrent avec pédagogie ; et non les bousculer en leur imposant des règles de comportements et en les jugeant en termes de bon/mauvais. Je pense qu’il faut accompagner ceux qui souffrent sans les juger, sans les ostraciser. Aujourd’hui, je dis qu’il faut regarder le monde avec l’amour du prochain. Je reviens de très très loin, je le sais. En prison, j’ai eu l’occasion de faire le point sur mon parcours et je dois dire que je ne regrette absolument rien. Si vous retiriez une seule étape de ce parcours, je ne serais pas celui que je suis aujourd’hui. Je ne serais pas celui qui, librement, se prosterne en se soumettant volontairement à Allah.

Vous avez cheminé seul avec des livres. Quels auteurs ont déterminé votre changement ? Vous citez René Guénon par exemple ; que vous a apporté la lecture de Guénon ?

Il nous faudrait beaucoup plus de temps pour évoquer tous les auteurs qui m’ont inspiré. Il est vrai que René Guénon est l’un d’eux, mais il n’est pas le seul. Mais ce qui fut marquant pour moi, c’est que René Guénon est un « homme blanc », pour reprendre un terme convenu, qui a eu un rapport aux traditions dans lequel je me reconnais parfaitement. Moi, le Noir, j’ai commencé à chercher ma vérité par la racine, en revenant à la genèse de la cosmogonie africaine. Lui, Guénon, le Blanc, a commencé par étudier l’hindouisme, une spiritualité qui a été amenée par les Aryens, les Blancs. Il est donc parti de l’histoire des siens pour revenir à la soumission à l’Unique, c’est-à-dire l’islam.
Grâce à mes lectures de Guénon, je suis sorti du prisme de « l’islam, religion arabe ». Il m’a bien fait comprendre que l’islam existe depuis la nuit des temps, mais que le Prophète Muhammad – que la paix soit sur lui – est venu rappeler et parachever ce que des myriades de peuples avaient reçu puis oublié.

En effet, l’œuvre de Guénon insiste bien sur l’approche originelle de l’islam.

Eh bien pour moi, cette découverte m’a presque traumatisé. Je réalise aujourd’hui que cette approche échappe à beaucoup de ceux qui se revendiquent de l’islam et qui croient que cette religion est apparue avec le Prophète Muhammad – que la paix soit sur lui –, alors qu’il n’en est rien, et René Guénon le montre bien. Chaque nation a reçu des messagers. Chaque peuple, dans ses traditions, possède des résidus de ce que les messagers ont laissé, sauf que la plupart de populations sont éloignées du message originel. C’est pourquoi le Coran parle d’al-dhikr, le rappel. On comprend qu’il était nécessaire qu’Allah nous rappelle le sens de la vie, le sens de l’Homme, de sa mission sur Terre, parce que les gens les avaient oubliés. René Guénon est allé très en profondeur de la tradition, et c’est ce qui m’a touché quand je l’ai étudié.

Guénon a aussi étudié plusieurs formes de spiritualité avant de se convertir à l’islam.

Tout à fait... Il faut savoir que j’ai toujours été ouvert à la discussion. Même quand j’ai quitté la Nation of Islam, j’ai parfois débattu avec des musulmans. Et j’ai toujours été gêné par le rejet systématique qu’ils avaient de tout ce qui, au prime abord, n’avait pas l’apparence de l’islam. Or Guénon fait exception à cette règle, car il a étudié l’hindouisme et même la franc-maçonnerie. Dans Le Symbolisme de la croix, le kémitisme et bien d’autres thèmes de la cosmogonie d’antan sont traités sans rapport apparent direct avec l’islam. Dans Formes traditionnelles et cycles cosmiques ou dans un livre comme Autorité spirituelle et pouvoir temporel, René Guénon revient à la genèse du message spirituel qu’on retrouve à la fois dans l’animisme, dans le kémitisme et dans bien d’autres thématiques. En ce sens, un homme blanc m’a touché profondément par la connaissance qu’il avait de lui-même. Il m’a touché par la connaissance qu’il avait de son environnement. Moi, le panafricain. Il faut reconnaître que c’est un paradoxe ! Je serai éternellement reconnaissant à Abdul Wahid Yahya (ndr : René Guénon), serviteur de l’Unique, il porte bien son nom, car cet homme m’a permis de me rapprocher de l’Unique. Et j’en remercie Allah..

C’est beau de vous écouter sur Guénon, qui était soufi. Peut-on dire que vous êtes soufi ?

Non, je ne dirai pas cela : je suis seulement un homme soumis à Allah. Je suis simplement dans l’islam au sens originel du terme. J’essaye de me conformer chaque jour à ce que j’apprends et j’implore Allah de me permettre de m’enrichir ; j’ai tant de choses à apprendre. Cet entretien que nous avons actuellement m’enrichit énormément. Je suis dans une période où toute discussion que je peux avoir avec toute personne, musulmane ou non musulmane, est une source d’enseignement qui m’enrichit. Je sais que l’habitude est de diviser les musulmans en tendances et écoles : sunnites, chiites, kharijites, salafistes, etc., avec des subdivisions intérieures [...]. Je comprends donc votre question. Mais non... Je ne veux pas me dire aujourd’hui que je suis de tendance soufie ou de quelque autre tendance. Ce qui m’occupe actuellement, c’est la connaissance de moi en mon âme et le combat politique que je mène au sein du Mouvement des damnés de l’impérialisme. Je laisse l’Histoire dire ce que je serai dans quelques années, insha Allah.

Le mouvement afro-centré cite souvent Jacques Heers, Tidiane N’Diaye – j’ajouterai Bernard Lewis – sur l’islam et l’esclavage. Quel argument vous a permis de réfuter leurs thèses ?

Mon argument est simple : ces thèses qui disent que l’islam aurait esclavagisé les Noirs ne sont pas matérialisées dans le Coran. J’ai eu l’occasion de lire le Coran un certain nombre de fois et je continue de l’étudier. Et jusqu’à la fin de ma vie, chaque page du Coran sera étudiée avec minutie, selon les capacités qui sont les miennes. Certes, des gens se revendiquant de l’islam ont pratiqué l’esclavage des Noirs. Le nier serait travestir la vérité. Mais j’insiste pour dire que ces gens-là n’étaient pas en accord avec les principes de la soumission à Allah. Car, dans la religion de la soumission à l’Unique, rien n’autorise qu’on traite un homme en sous-homme et un autre en son supérieur. C’est cela que je tiens à préciser avec clarté aujourd’hui. Jusqu’alors, je ne pouvais pas appréhender les choses de cette façon parce que, en raison de la souffrance qu’on subissait, j’étais dans l’amalgame mêlant les religions des esclavagistes et la religion qui, elle, ne prône pas l’inégalité des races, bien au contraire.

Que pensez-vous de ceux qui soutiennent cette thèse ?

Ceux qui condamnent l’islam au motif que c’est une religion esclavagiste sont des gens qui se servent de la frustration et de la souffrance des Noirs pour rendre l’islam responsable de tous les maux, parce qu’ils savent que l’islam est la voie de la vérité et qu’elle attire de plus en plus de gens. Mon rôle, aujourd’hui, est d’expliquer ces choses. Il existe de la négrophobie chez des gens qui se revendiquent de l’islam. Quand j’étais dans l’ethnocentricité, j’ai entendu des propos d’une négrophobie pure de la part de gens qui se disaient musulmans et cela m’a conforté, durant des années, dans l’idée que l’islam n’était pas une religion de paix, de vérité et de dignité. Mais je suis revenu de cette erreur, de cet amalgame qui lie ces gens et la religion. À cela j’ajouterai que certaines personnes ont aujourd’hui intérêt à monter l’islam contre les Noirs. Ceux-là trouvent leur intérêt à monter les communautés les unes contre les autres, au lieu de se préoccuper de l’oppression face à un adversaire commun, que nous connaissons tous mais que l’on ne peut pas citer. Cet adversaire n’a rien de religieux, c’est un oppresseur politique qui fait passer le message que l’islam est une religion esclavagiste. Ce qui est une hérésie.

Qu’en est-il de votre engagement politique ? Kémi Seba veut-il toujours être maire ?

Quand j’ai engagé ma candidature (ndr : à la municipalité de Sarcelles, dans le 95), j’ai eu un certain nombre de procès. Même si j’ai fait appel, j’ai dû faire face au coût financier de ces procès... Mais j’ai surtout vu comment l’État faisait tout pour me barrer le chemin sur ce terrain-là. Il m’a fallu innover pour me faire entendre. Je dirige aujourd’hui le Mouvement des damnés de l’impérialisme (MDI), qui s’intéresse à ceux qui sont hors système. J’ai compris qu’on ne peut pas changer un système en l’infiltrant. Je suis donc dans le sens originel du terme « évolution » et il suffit d’y ajouter un R pour faire une Révolution, pas au sens sanglant du terme mais une révolution idéologique. En quatre mois, le MDI s’est étendu à une vitesse record aux quatre coins de la France. Nous touchons tous les hors-système : tous les petits frères des banlieues et ceux qui sont intéressés sont en train d’adhérer au MDI.

Quelle est la ligne politique du MDI ?

Notre ligne politique est d’affirmer notre identité, de lutter contre les oligarques qui ont pris en otage la nation dans laquelle nous vivons. Nous voulons faire en sorte que la France puisse être décideuse. Plutôt que de s’enfermer dans une optique locale comme j’ai voulu le faire à Sarcelles, je suis dans une démarche bien plus politique et bien plus large. Aujourd’hui, la France est le pays qui peut faire changer la face du tiers-monde et du continent africain en particulier. La France est le pays qui peut changer la situation en Palestine, contrairement à ce qu’on entend. La France a voix au chapitre dans le G8. Si le visage de la France change sur les questions du tiers-monde, si les Afro-descendants, si les musulmans, la diaspora, les prolétaires, si tout ce peuple se lève et fait comprendre que la France doit changer son comportement vis-à-vis du tiers-monde, que la France doit changer son comportement vis-à-vis de la Palestine, je suis convaincu que l’Histoire du monde, l’Histoire du tiers-monde changeront radicalement. Et l’Histoire de l’impérialisme changera aussi radicalement. La France d’aujourd’hui, de par ses oligarques, a les deux pieds dans l’impérialisme sale et sanglant ; et nous avons la responsabilité de tout faire pour que cela change.

En devenant musulman, votre position a-t-elle changé sur la question palestinienne ?

Bien au contraire, ma position s’est confortée, elle s’est encore plus affirmée. J’ai défendu le fait que l’Afrique du Sud ne pouvait pas être aux mains des oligarques sous prétexte qu’ils sont arrivés à une époque, qu’ils ont pillé les richesses et, par conséquent, qu’ils devraient tout posséder... Pour moi, cela n’est pas normal. De la même manière, quand je vois comment la Palestine est devenue un territoire occupé, si je suis anticolonialiste, si je suis panafricain, si je me considère musulman, je ne peux pas accepter qu’on attaque le colonialisme en Afrique et rester inactif face au colonialisme en Palestine occupée. Je condamne toujours, de la manière la plus virulente possible, le sionisme non pas en tant que religion, mais en tant qu’idéologie politique raciste et colonialiste. Je suis pour qu’il y ait un seul État où ceux qui veulent vivre en paix avec les Palestiniens restent et que les autres s’en aillent se chercher une terre vide ailleurs et qu’ils laissent en paix ceux qui vivaient sur ces terres en paix depuis plusieurs générations. Les Palestiniens n’ont rien à voir avec les crimes des nazis et ils n’ont pas à en payer le prix. On n’a pas à leur voler leur terre, cela s’appelle du colonialisme et je me battrai toujours contre.

Sur la situation de l’islam en France, avez-vous un vœu, un projet ?

Je viens à peine de me convertir, il serait maladroit de ma part d’exprimer une opinion sur l’islam en France. Je me dois d’être humble. Et si je dois exprimer un vœu, ce sera que la communauté musulmane en France puisse agir dans l’unité et parler d’une seule voix, comme un seul homme. Tenter de fédérer, avec le peu de moyens que j’ai, est la seule chose que je puisse envisager aujourd’hui. À l’annonce de ma conversion, j’ai eu un nombre de retours absolument effrayant. La boîte mail du site a été saturée. Les appels n’en finissent pas ; on a cessé de les compter. Je mesure donc l’attente car, dans la communauté musulmane en France, les gens en ont marre d’être divisés. Les musulmans de France en ont marre que des gens suivent leurs intérêts personnels plutôt que l’intérêt général. L’humilité est une vertu qu’on enseigne dans l’islam et il serait présomptueux de ma part de dire ce qu’il faudrait pour les musulmans de France, sauf que mon vœu le plus cher est de voir les musulmans de France agir dans l’union et non la division.