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Points de vue

Ibn Taymiyya : des fatwas au mythe

Rédigé par Yahya Michot | Mercredi 14 Septembre 2005 à 17:01

           


Comment s’expliquer l’apparition d’un tel fossé entre la réalité des textes taymiyyens et les lectures réductrices qui sont aujourd’hui souvent proposées de sa pensée, que ce soit par divers individus ou groupements militants plus ou moins radicaux ou par des observateurs et des analystes non musulmans, non seulement dans les médias ou sur la Toile mais jusque dans des études académiques prétendu­ment sérieuses ?

Un premier élément de réponse pourrait être une mauvaise compréhension de la spécificité d’une fatwa. Notre théologien l’indique lui-même, les réponses des imams et des docteurs de la Loi « réagissent à la question d’un interrogateur dont celui qui est interrogé connaît la situation ou s’adressent à une personne à l’identité précise, dont la situation est connue d’eux. Elles équivalent donc aux jugements concernant des cas concrets émanant du Messager – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! : ce qu’ils statuent vaut seulement pour les cas semblables ».

En d’autres termes, pas plus qu’il ne pourrait être question d’ignorer de tels avis et jugements il ne convient par ailleurs de les transformer en règles générales. Un extrême serait aussi inacceptable que l’autre et l’islam se définit une fois de plus comme un juste milieu, en l’occurrence par une prise en considération contextualisée, à la fois de la décision prise et des cas potentiels où, par analogie, on pourrait aussi s’en réclamer.

S’agissant des textes anti-mongols, c’est relativement tôt après Ibn Taymiyya qu’on semblerait pourtant être passé, indûment, de fatwas à une règle générale. Relisons en effet le commentaire d’Ibn Kathîr (m. 774/1373), un des principaux disciples du Shaykh de l’Islam, sur le verset coranique V, 50 : « Est-ce donc du jugement (hukm) de l’âge de l’Ignorance qu’ils veulent ? Qui est meilleur que Dieu, s’agissant de jugement, pour des gens qui possèdent la certitude ? Le Très-Haut réprouve quiconque se soustrait au jugement de Dieu, parfait de précision, qui englobe tout bien, qui prohibe tout mal, et se tourne vers autre chose – les vues, les caprices, les terminologies que les hommes inventent sans se fonder sur la Loi (sharî‘a) de Dieu. Il s’agit par exemple des égarements et des ignorances selon lesquels les gens de l’âge de l’Ignorance jugeaient, choses qu’ils inventaient en fonction de leurs vues et de leurs caprices ; il s’agit aussi des principes de gouvernement (siyâsa) royal selon lesquels les Tatars jugent et qu’ils tiennent de leur roi Gengis Khân, qui a inventé pour eux le Yasa, c’est-à-dire un livre formé de la réunion de jugements qu’il a empruntés de Lois diverses – la juive, la nazaréenne, la confession islamique, etc. – et parmi lesquels il y a aussi beaucoup de jugements qu’il a simplement tirés de son examen et de son caprice. Ces jugements sont devenus entre eux une Loi, suivie par eux et à laquelle ils donnent la précellence sur un jugement selon le Livre de Dieu et la Tradition de Son Messager – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! Quiconque fait cela est un mécréant qu’il faut combattre jusqu’à ce qu’il en revienne au jugement de Dieu et de Son Messager, de manière à ce qu’il ne juge plus ni peu ni beaucoup d’affaires selon autre chose. » [1]

Comme chez Ibn Taymiyya, on a dans ce passage : (1) le constat que les Mongols appliquent autre chose que la Sharî‘a, à savoir le Yasa de Gengis Khân ; (2) un jugement que ce sont donc des apostats ; (3) l’affirmation de la nécessité de les combattre. La grande différence est que ce qui, chez le shaykh, était un argument émis dans le cadre particulier d’une mobilisation contre un envahisseur en vient à participer, chez le disciple, d’une règle générale, en dehors de tout contexte. Ibn Kathîr ouvre ainsi la voie au glissement méthodologique qui, au XXe siècle, produira l’islamisme mongolisant d’un Faraj ou d’un Belhâdj, lesquels se réfèrent effectivement tous deux à son commentaire du Coran, V, 50 [2].

Autre facteur qu’on est bien obligé de relever aussi : le manque de bagage de plusieurs militants modernes, par désintérêt pour l’histoire ancienne, simple ignorance de la complexité de la pensée du Shaykh de l’Islam mamlûk et tendance à lire de préférence ou, même, exclusivement, certains textes : les fetwas anti-mongols, ou le volume XXVIII – Le jihâd – de son Recueil de fetwas, ou ce recueil et aucun autre de ses multiples ouvrages et écrits de théologie, de droit, de religion comparée, de spiritualité… Ainsi qu’expliqué plus haut, à la différence de ce que Faraj fait avec Sadate et Belhâdj avec le régime d’Alger, Usâma Ben Lâden ne mongolise pas le roi Fahd mais les Américains. Mal comprendre le théologien damascain n’est donc pas une fatalité de l’islamisme mongolisant du XXe siècle et la pertinence de la position benlâdenienne à ce propos contribue à faire mieux mesurer, par contraste, les insuffisances et l’inexactitude de celle d’un Faraj ou d’un Belhâdj.

Sans pour autant préjuger de la légitimité de leur combat en sa totalité, que certains acteurs sincères, pieux et courageux, s’impliquant corps et âme dans la lutte pour une société meilleure, fassent feu de tout bois parce qu’ils n’ont pas l’érudition et le loisir requis pour développer une exégèse valide de textes de l’islam classique, quel croyant leur en tiendra finalement rigueur ? Quand, par contre, ce sont des académiques qui tombent dans la caricature, comment pourrait-on ne pas les en blâmer ?

Or, qu’il s’agisse d’islamisme mongolisant, du takfîr en général, des demeures de l’Islam et de la guerre ou du jihâd, on n’a pu que le constater, la réduction d’Ibn Taymiyya à une sorte de Torquemada belliciste et séditieux s’avère un virus particu­lièrement contagieux, d’autant plus redou­table qu’il semble s’atta­quer aux défenses immu­nitaires les plus élé­mentaires de la recherche universitaire : l’esprit d’investigation, le respect des textes et la pru­dence critique.

Des vaccins existent pourtant, depuis plusieurs dizaines d’années déjà, dans diverses études de savants et d’institutions musulmans [3] ou dans les travaux de grands islamologues comme Henri Laoust ou Olivier Carré. Dès 1939, le premier parla du « loyalisme politique » et de l’ « obéissance critique » d’Ibn Taymiyya puis expliqua : « La rébellion armée, telle que la préconisent les Khârijites contre tout imâm injuste, est d’autant plus réprouvée par ses doctrines que nul musulman ne doit tirer l’épée contre son frère et que la rupture de la paix sociale (fitna) est l’une des fautes les moins pardonnables. » [4] En 1984, Olivier Carré se refusa, quant à lui, de voir une continuité entre le shaykh damascain et l’idéologue des meurtriers du président Sadate : « A la différence de Faraj (…), Ibn Taymiyya n’est en aucun cas le défenseur d’une guerre civile musulmane contre des gouvernants pécheurs (fâsiq) qu’on excommunierait (takfîr) à la manière des Khârijites, ni de la théorie du meurtre politique dans la tradition des Ismaïlites. » [5]

Admettons la difficulté d’explorer en arabe le volumineux corpus des œuvres d’Ibn Taymiyya. Admettons par ailleurs la légitimité d’une certaine défiance vis-à-vis de mises au point émanant d’oulémas peut-être jugés trop proches de l’un ou l’autre gouvernement. Déontologiquement, aurait-ce cependant été trop attendre de nos mauvais orientalistes d’aujourd’hui qu’ils prennent la peine de lire leurs grands devanciers plutôt que de s’empresser de relayer les mélectures de certains militants, et d’ainsi leur donner une nouvelle vie, avec la conséquence que, maintenant, il y a à la fois un islamisme et un orientalisme mongolisants [6] ?

Ou doit-on conclure qu’un Ibn Taymiyya qui ne serait pas celui des militants musulmans les plus extrêmes n’intéresserait plus certains islamologues, tant il doit être réconfortant pour ceux-ci de pouvoir toujours compter sur la théologie du jihâd, de la révolte et de l’anathème qu’ils lui attribuent pour confirmer à qui en douterait en­core la nature essentiellement « incivique » de l’islam des enturbannés et, partant, son irréductible « incompatibilité » avec « les valeurs de la civilisation et de la modernité » ?

Après les fables d’un Ibn Khaldûn « aïeul de la sociologie moderne » et d’un Averroès « précurseur des Lumières », le mythe déplorable d’un Ibn Taymiyya « grand méchant barbu » confirme combien un certain Occident persiste en fait à ne rien vouloir comprendre à l’islam. On conviendra qu’une telle occultation de la vérité (kufr) a peu de chance de conduire à la connaissance de l’autre seule à même d’ouvrir les routes inédites indispensables aux cheminements conviviaux de demain.

Notes
[1] Ibn KathÎr, Tafsîr al-Qur’ân al-‘azîm, 4 t., Beyrouth, Dâr al-Jayl, 2e éd., 1410/1990, t. II, p. 64.
[2] Voir ‘A. S. Faraj, Farîda, trad. Jansen, Duty, p. 172 ; ‘A. BelhÂdj, Fasl, p. 111-112.
[3] Voir par exemple la très intéressante réfutation de Faraj par le Shaykh al-Azhar J. H. ‘A. Jâd al-Haqq en 1402/1982 : Kutayb al-farîdat al-ghâ’iba wa l-radd ‘alay-hi, in M. H. ZaqzÛq (éd.), al-Fatâwâ l-islâmiyya min Dâr al-Iftâ’ al-Misriyya, 21 t., Le Caire, Ministère des Wakifs, 1418/1997 (2e éd.), t. X, p. 3724-3759, n° 1326.
[4]. H. Laoust, Essai sur les doctrines sociales et politiques de Taqî-d-Dîn Ahmad b. Taymîya, Le Caire, I.F.A.O., « Re­cherches d’ar­chéolo­gie, de philologie et d’his­toire, IX », 1939, p. 310-315.
[5]. O. Carré, Mystique et politique. Lecture révolutionnaire du Coran par Sayyid Qutb, Frère musulman radical, Paris, Cerf, « Patrimoines. Islam », 1984, p. 21, n. 1.
[6]. Parmi les travaux récents, il y a aussi, grâce à Dieu, de bonnes études de la pensée politique d’Ibn Taymiyya, par exemple K. Abou El Fadl, Rebellion & Violence in Islamic Law, Cam­bridge, Cambridge University Press, 2001, p. 271-279.

Quelques ouvrages de l'auteur Yahya Michot

• La destinée de l’homme selon Avicenne
• Ahmad Bahgat. Mémoires de Ramadan
• Musulman en Europe. Réflexions sur le chemin de Dieu (1990-1998). Préface de Tariq Ramadan
• Musique et danse selon Ibn Taymiyya
• Ibn Taymiyya. Lettre à Abû l-Fidâ’
• Ibn Taymiyya. Lettre à un roi croisé
• Ibn Taymiyya. Le haschich et l’extase
• Ibn Taymiyya. Mardin : Hégire, fuite du péché et « demeure de l’Islam »
• Ibn Taymiyya. Un Dieu hésitant ?
• Ibn SÎNÂ. Lettre au vizir Abû Sa‘d.

Du même auteur, à lire en ligne sur Saphirnet.info :
• La parque malhonnête
• Comment je vois les funérailles du pape





Réagissez ! A vous la parole.

1.Posté par msawri le 19/08/2007 19:18 | Alerter
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Quand le saint Coran nous parle d'un atome de bien ou de mal, quand il dit fidèles grainiez Dieu et faites de bonnes action, quand il souligne pas de contrainte en religion, quand il nous exhorte à ne dire aux gens que la bonne parole...cela veut dire quoi au juste ?fabriquer des bombes et les faire exploser à l’aveuglette, tuant des innocents, femmes et enfants ? Pour nous désunir, les puissances occidentales, créent des situations auxquelles elles donnent des matières à discuter et nous les jettent en pâture , nous laissant s’entredéchirer les uns les autres. Dieu est grand et se suffit à lui-même. Il n’agrée que les bonnes œuvres émanant d’un cœur pur et tendre. Que la bonne intention se dévie un tout petit peu et voici que la bonne action comptée archi nulle. Nous sommes affreusement libres devant les ordres faire et ne pas faire. Pas de contrainte en religion même pour les cultes. Tout ce qu’on exige du croyant, c’est d’agir en connaissance de cause. Pour affronter les détracteurs, nous n’avons besoin de consulter que notre cerveau et notre cœur en ayant en vue que le consensus et l’union. Aucune nécessité de l’interprétation des anciens Oulémas tel Ibn Taîmya. Laissons les reposer en paix et trêve de jouer le jeu des ennemis.


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