Points de vue

Edward Saïd ou la volonté

Rédigé par MAYOUFI Naziha | Jeudi 2 Octobre 2003 à 00:00

Edward W . Saïd est décédé jeudi 24 septembre des suites du cancer qui le rongeait depuis 1991, il comptait parmi les plus grands intellectuels de notre siècle. Né en 1935 à Jérusalem, exilé adolescent au Liban et en Égypte puis aux États-Unis, Edward W. Saïd était professeur à l’ Université de Columbia à New York. Voix de l’exil qui n’a eu de cesse depuis la défaite arabe de 1967 de se battre pour la dignité de son peuple et pour le droit de ce dernier à vivre dans une Palestine souveraine. Ancien membre du Conseil national palestinien, il fut un négociateur de l’ombre. Il s’est opposé aux accords d’Oslo qu’il qualifia de « reddition » et au pouvoir de Yasser Arafat qu’il estimait être incompétent et corrompu.. Dans son chef d’œuvre L’Orientalisme, publié en 1978 et traduit en 26 langues, Il y démolit méthodiquement les fondements des sciences orientales modernes, déformées selon lui par le prisme du colonialisme. En dénonçant l’Orient tel qu’il fut crée par L’Occident, le livre, retrace l’histoire des préjugés populaires anti-arabes et anti-islamiques, et révèle plus généralement la manière dont l’Occident, au cours de l’histoire, a appréhendé 'l’autre'…
Il défendait une conception exigeante et courageuse du rôle de l’intellectuel, selon lui , Le choix majeur auquel ce dernier est confronté, est le suivant: « Soit s’allier à la stabilité des vainqueurs et des dominateurs, soit - et c’est le chemin le plus difficile - considérer cette stabilité comme alarmante, une situation qui menace les faibles et les perdants de totale extinction. ».Ce brillant intellectuel avait bien évidemment emprunté la seconde voie, ce qui lui valut la plupart du temps de se retrouver en porte à faux face à son contexte.



Edward W . Saïd est décédé  jeudi 24 septembre des suites du cancer qui le rongeait depuis 1991, il comptait  parmi les plus grands intellectuels de notre siècle. Né en 1935 à Jérusalem, exilé adolescent  au Liban  et en Égypte puis aux États-Unis, Edward W. Saïd était professeur à l’ Université de Columbia à New York. Il a été la voix de l’exil qui n’a eu de cesse depuis la défaite arabe de 1967 de se battre pour la dignité de son peuple et pour le  droit de ce dernier  à vivre dans une Palestine souveraine. Ancien membre du Conseil national palestinien, il fut un négociateur de l’ombre. Il s’est opposé aux accords d’Oslo qu’il qualifia de ' reddition ' et au pouvoir de Yasser Arafat qu’il estimait être incompétent et corrompu... Dans son chef d’œuvre L’Orientalisme, publié en 1978 et traduit en 26 langues, Il démolit méthodiquement les fondements des sciences orientales modernes, déformées selon lui par le prisme du colonialisme. En dénonçant l’Orient tel qu’il fut crée par L’Occident, le livre, retrace l’histoire des préjugés populaires anti-arabes et anti-islamiques, et révèle plus généralement la manière dont l’Occident, au cours de l’histoire, a appréhendé 'l’autre'.

Il défendait une conception  exigeante et courageuse du rôle de l’intellectuel, selon lui , Le choix majeur auquel ce dernier  est confronté, est le suivant: 'Soit s’allier à la stabilité des vainqueurs et des dominateurs, soit - et c’est le chemin le plus difficile - considérer cette stabilité comme alarmante, une situation qui menace les faibles et les perdants de totale extinction. '.Ce brillant intellectuel avait bien évidemment emprunté la seconde voie, ce qui lui valut la plupart du temps de se retrouver en porte à faux face  à son contexte. 'Out of Place 'ou le parcours initiatique d’un homme qui évolua sa vie durant, 'A Contre-Voie ' :

Depuis 1991 Saïd se savait atteint d’une leucémie chronique, sont combat contre ce cancer qui emporta avant lui son père et sa mère, il le perçoit comme une lutte à inscrire sur la liste des combats qu’il menaient déjà. Pour l’aider à surmonter ce dernier il décide en 1994  et ce pendant 6 années de rédiger ses mémoires.   Dans cette autobiographie publiée en 2000, intitulée  Out of Place et traduites A Contre-Voie , l’auteur nous confie à la manière de Proust des détails de sa vie qui nous aident à  comprendre l’homme et  l’intellectuel qu’il était et nous livre les clés pour mieux appréhender le Proche- Orient de ses premières années et les Etats-Unis qu’il qualifie ironiquement de 'camp de réfugiés choisi par son père pour lui et sa famille '. Pour Saïd  chacune des régions qui l’ont acceuilli revêt une importance capitale dans son parcours et résument ce qu’il était : 'Chaque endroit où j’ai vécu_ Jérusalem, Le Caire, le Liban et les Etats-Unis_ possède un réseau de valeurs dense et complexe qui a certainement influencé mon développement, façonné mon identité, formé ma conscience personnelle et celle que j’ai des autres '.

Dès les premières pages de cet ouvrage il  insiste sur un sentiment qu’il reformule au point de devenir un leitmotiv, celui 'de ne pas être à ma place '. Ce décalage commence par un  mal être quant à son nom  il y explique comment il lui fallut près de cinquante ans pour s’'habituer ou plutôt pour être moins dérangé par cet ' Edward ', prénom anglais incensé accolé de force au nom de famille Said, indubitablement arabe '.

A travers ce récit il nous confie sans tabou son rapport à ses parents du père inhibant et autoritaire à la mère refuge et amie intime :Il y décrit respectivement :  'le régime strict et rigoureux imposé par mon père(…)dans lequel je fus emprisonné dès l’age de neuf ans ne me laissa guère de répit  ou de moment pour moi ' et poursuit : 'j’ai grandi d’après ce que je croyais voir dans le regard de mon père :fils fautif '.Cette froideur qu’il vivait dans sa relation à son père  était en quelque sorte compensée par le trop plein d’amour déversé  sur lui par sa mère : ' une sorte de paradis protecteur intermittent en cas de passage difficile(…), ma mère demandait mon amour et ma dévotion et me les rendait décuplés ', cette relation ils l’ont entretenu jusqu’à sa mort par le biais notamment d’une correspondance hebdomadaire, après que la maladie ait eu raison d’elle il insiste encore lorsqu’il est à son tour sur son lit d ‘hôpital sur  sa capacité à la sentir près de lui :  ' la sensation de commencer et de finir avec ma mère, de garder en moi sa présence réconfortante et sa capacité infinie, selon moi, à me chérir, m’assista doucemnt, imperceptiblement '.

New-York , « camp de refugiés » propice à de brillantes études et une carrière internationale

Outre ses réminiscences familiales, se livre nous donne les étapes qui firent du petit « Edward », l’intellectuel de renom que l’on a connu : Du départ de la famille de  Palestine en 1947 à l’installation au Caire , de l’entrée d’Edward à la Cairo London School  for American Children aux  deux dernières années de sa vie au Caire passées au Victoria College en passant par l’éxile vers les Etats-Unis  pour y poursuivre des études brillantes à Princeton puis à Harvard où il décroche son doctorat de littérature comparée. En 1963, Edward W. Said devient professeur à l’université de Columbia à New-York où il brilla par sa connaissance de James Joyce ,George Eliott et Salman Rushdie, il y enseigna jusqu’à sa mort .

Juin 1967 le réveil politique :

La défaite arabe de juin 1967, va éveiller à nouveau son identité palestinienne, quelque peu assoupie par l'exercice de son professorat. Dans A Contre-Voie  il  explique le silence opéré jusque là : ' Jusqu’en 1967, je parvins à dissocier mentalement le soutien apporté par les Etats-Unis à Israël et mon statut d’américain faisant carrière dans ce pays où j’avais des amis et des collègues juifs '.Il y décrit ensuite la défaite arabe à l’issue de la Guerre des Six Jours, comme un tournant de son engagement :  ' Je ne fus plus le même après 1967.Le choc de cette guerre me ramena là où tout avait commencé, au combat pour la Palestine (…) cette année- là représenta le bouleversement majeur qui engloba toutes les autres pertes : les mondes disparus de ma jeunesse et de mon éducation, les années non politisées de l’école et l’hypothèse d’un enseignement sans engagement '.Dès lors son militantisme ne faiblira plus, orateur et plume convaincant il usa avec brio des médias pour plaider la cause de son peuple. En 1977, son engagement politique se concrétise avec son adhésion au Conseil National Palestinien (CNP) .

Infatigable défenseur de la cause palestinienne et farouche opposant à Yasser Arafat :

Devenu membre en 1977 du Conseil national palestinien (CNP), le parlement en exil de l’OLP, Saïd y exerça 14 ans, avant d'en démissionner en 1991 en raison de son opposition farouche à Yasser Arafat, qu'il critiquait pour son rapprochement avec Israël. Il accusait le leader palestinien d’incompétence et de corruption. Dans un article paru dans Le Monde en octobre 1999 il dit d’Arafat c’est  'un personnage tragique. (...) Malheureusement il n'est pas Mandela. Il n'est pas la Palestine. Il n'est qu'un homme qui n'a jamais su être un démocrate ni consulter son peuple'.

Il quitte le CNP un an avant les accords d’Oslo qu’il avait dès novembre 1992 qualifié, d''instrument de la reddition arabe' face à l'Etat hébreu et aux Etats-Unis. Dès 1979, dans La Question palestinienne, il critiquait déjà  la manière dont l'OLP et les pays arabes traitaient la question palestinienne, pour lui les signataires d’Oslo, 'sont devenus des collaborateurs volontaires de l'occupation militaire israélienne, une sorte d'équivalent palestinien du gouvernement de Vichy'. En quittant le parlement paelestinien Said n’en n’abandonne pas pour autant le sombat pour son peuple bien au contraire .

Ce que Said envisageait comme solution au règlement du conflit entre palestiniens et arabes a oscillé: Il fut l’un des tous premiers à prôner publiquement la reconnaissance d’Israël. En 1979, après avoir rejoint le Conseil national palestinien il publiait The Question of Palestine, appelant ses compatriotes à admettre la réalité de l'existence d'Israël. Quinze ans plus tard il se rétracte et devient le défenseur de l’idée d’un état bi-national qu’il jugeait être la moins désastreuse : ' Que faire des Palestiniens d'Israël ? Et des juifs qui vivent dans les colonies ? On ne va pas déplacer tous ces gens. Alors je me dis : nous sommes déjà mélangés ; pourquoi ne pas en profiter pour fonder le premier Etat laïque du Proche-Orient ? ' 

 

L’ Orientalisme, chef d’œuvre de déconstruction de visions du monde tronquées:

' La vie d’un Palestinien arabe en Occident, en particulier en Amérique, est décourageante. Le filet de racisme, de stéréotypes culturels, d’impérialisme politique, d’idéologie déshumanisante qui entoure l’Arabe ou le musulman est réellement très solide'. C’est cette expérience qui a poussé  Edward Saïd à écrire en 1978, L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident,  un livre qui a connu un retentissement mondial.

Pour Saïd , l’orientalisme a d’abord été une science, celle de savants qui se rendaient en Orient pour y étudier « l’autre ». Dans son livre, l’auteur démolit méthodiquement le fondement de ses sciences humaines modernes basées sur une théorie de la différence et de l’infériorité :'La culture européenne s’est renforcée et a précisé son identité en se démarquant d’un Orient qu’elle prenait comme une forme d’elle-même inférieure et refoulée'.

Pour Saïd, ' l’orientalisme a plus de valeur en tant que signe de la puissance européenne et atlantique sur l’Orient qu’en tant que discours véridique sur celui-ci'.L’orientalisme, explique l’auteur, est à la fois un aspect du colonialisme et de l’impérialisme. Il est un ' discours ', une manière d’agir sur l’Orient, et même de le 'créer '.

L’orientalisme développe t-il énonce des généralités, développe une conception monolithique, figée, ' essentialiste et idéaliste '. Partant de ces constats Saïd en vient à mettre en exergue les conséquences d’un découpage du monde en blocs distincts et donc forcément opposés :' Peut-on diviser la réalité humaine (…)  en cultures, histoires, traditions, sociétés, races même, différant évidemment entre elles, et continuer à vivre en assumant humainement les conséquences de cette division? Par là, je veux demander s’il y a quelque moyen d’éviter l’hostilité exprimée par la division des hommes, peut-on dire, entre ' nous ' (les Occidentaux) et ' eux ' (les Orientaux). Car ces divisions sont des idées générales dont la fonction, dans l’histoire et à présent, est d’insister sur l’importance de la distinction entre certains hommes et certains autres, dans une intention qui d’habitude n’est pas particulièrement louable'.

Ces classifications en catégories distinctes ont  des répercussion sur notre rapport à l’autre qui s’en retrouve irrémédiablement fossé et s’applique concrètement dans le contenu donné à l’enseignement, l’élaboration de lois sur l’immigration, la conduite de la politique étrangère et la désignation d’ennemis officiels... Selon lui ' Les cultures les plus avancées ont rarement proposé à l’individu autre chose que l’impérialisme, le racisme et l’ethnocentrisme pour ses rapports avec des cultures autres ». pour illustrer cette idée il utilise à plusieurs reprises les propos de Karl Marx : ' Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes; ils doivent être représentés '.

Pour sortir de ses représentations tronquées et avilissantes, Saïd  préconise dans son livre phare que l’on s’attèle a une étude de la culture de ' l’autre ' qui soit libérée de toutes les attitudes condescendante et qui s’éloignerait de la logique manipulatrice. Il s’agit, dit il, de ' désapprendre l’esprit spontané de domination 'et toujours 's’efforcer au discernement et à la nuance', c’est l’attitude qu’il disait vouloir lui-même adopter dans ses travaux.

L’Islam, religion que l’Occident a fondamentalement mal représentéé:

Saïd critique avec virulence le regard porté sur l'Islam par les orientalistes,religion qui constituait pour l'Occident: 'l'éffrontrerie culturelle originelle' et qui est devenu après l'éffondrement du bloc soviétique :' un nouvel empire du Mal'. A une vision binaire du monde y succédait  une autre, dans laquelle le monde musulman est présenté comme 'furieux, violent et congénitalement antidémocratique'

En 1996 dans un article publié dans le quotidien américain « The Nation », Saïd  déplorait que l’ « On démonise et on déshumanise une culture entière, de façon à transformer les musulmans en objets d’une attention thérapeutique et punitive ».

Etait-ce possible qu’« Edward » se sente un jour à sa place ? '

Dans ses mémoires Said insiste : « J'ai l'impression, parfois, d'être un flot de courant multiples » .Multiple, Saïd l’étaità plus d'un titre: Sur la question israélo-palestinienne, il fut un virulent critique du sionisme et de la politique israélienne, mais il appelait sans cesse ses compatriotes à prendre en compte la dimension de la Shoah et ainsi contribuer à  atténuer les peurs des Israéliens. Multiple Parce qu’en  pointant du doigt la vision « orientaliste »  qui domine l’Occident dans son regard sur l’Orient, Saïd ne manquait néanmoins jamais à son devoir de dénonciation des régimes arabes corrompus et dictatoriaux...Certes Arabe mais Chrétien, Palestinien mais détenteur d'un passeport américain, happé par la culture occidentale mais défenseur d'une  pleine reconnaisance de ce  que l'Orient a à apporter...Ce « décalage » vécu en permanence, qu'il sut maîtriser puis utiliser fut sans nul doute le terreau propice à une analyse du monde contemporain qui refusait catégoriquement les visions simplistes , « l' Islam » la « Chrétienté »  ou « l'Occident » lui semblaient des mots dénués de sens, il qualifia « le Choc des civilisations » de Hunttington  de  « choc des ignorances ».

Bibiographie :

En français :

A contre-voie. Mémoires. - Le Serpent à Plumes, Paris, 2002
Culture et impérialisme. - Fayard, Paris, 2000
Israël-Palestine, l’égalité ou rien. - La Fabrique, Paris, 1999
L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident. - Le Seuil, Paris, 1997

Entre guerre et paix. - Arlèa, 1997

Des intellectuels et du Pouvoir. - Paris : Seuil, 1996

Nationalisme, Colonialisme et littérature. - Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 1995

 

En anglais :

 

  Beginnings : Intention and Method. - Basic Books, New York, 1975
  The Question of
Palestine. - Times Books, New York, 1979
  Orientalism. - Routledge & Kegan Paul, Londres, 1980 (réédition de Orientalism. - Pantheon      Books, New York/Routledge & Kegan Paul, Londres/Random House,
Toronto, 1978
  Covering Islam : How the Media and the Experts Determine How We See the Rest of the World. -
Pantheon, New York/Routledge & Kegan Paul, Londres, 1981
  The World, the Text, and the Critic. -
Harvard University Press, Cambridge (Massachusetts),   1983
  After the Last Sky : Palestinian Lives. -
Pantheon, New York/Faber, Londres, 1986.

  Blaming the Victims : Spurious Scholarship and the Palestinian Question. - Verso, Londres, 1988 

  Nationalism, Colonialism, and Literature. - University of Minnesota press, Minneapolis, 1990
  Culture and Imperialism. - Knopf/Random House
New York, 1993
  Representations of the Intellectual : The 1993 Reith Lectures. - Pantheon Books,
New York, 1994
  The Politics of Dispossession : The Struggle for Palestinian Self-Determination, 1969-1994. - Pantheon Books,
New York, 1994
  Peace and Its Discontents : Essays on
Palestine in the Middle East Peace Process. - Préface de Christopher Hitchens, Vintage, New York, 1995
  The Pen and the Sword : Conversations with David Barsamian. - Common Courage Press,
Monroe (Maine), 1994
  Covering Islam : How the Media and the Experts Determine How We See the Rest of the World. -
Vintage, New York, 1997
  Out of Place : A Memoir. -
Knopf, New York, 1999

  The End of the Peace Process : Oslo and After. - Pantheon Books, New York/Granta, Londres, 2000
 Reflections on Exile and Other Essays. -
Harvard University Press, Cambridge (Massachusetts), 2000
  Reflections on Exile : and Other Literary and Cultural Essays. - Granta, Londres, 2001
  Unholy Wars :
Afghanistan, America and International Terrorism. - Pluto Press, Londres, 2002
  Culture and Resistance : Conversation With Edward W. Saïd. - South End Press,
Cambridge (Massachusetts), 2003