Points de vue

Dâr al-harb et appels au jihâd

Rédigé par Yahya Michot | Mercredi 14 Septembre 2005 à 16:45

Interrogé sur le statut – dâr al-islâm ou dâr al-harb – de Mardin, à son époque un petit émirat de population majoritairement musulmane mais vassal de l’empire mongol d’Iran, Ibn Taymiyya refusa de se laisser enfermer dans une telle alternative et proposa une réponse de Normand : Mardin n’était ni demeure de l’Islam, ni demeure de la guerre mais « un troisième type de demeure », au « statut composite (murakkab)[12] ».



La vision qu’Ibn Taymiyya a par ailleurs de l’essence de telles demeures est beaucoup plus spirituelle que politique. Ainsi écrit-il que « les statuts des contrées changent en vertu du changement des situations de leurs habitants. Une contrée peut être demeure de mécréance quand ses habitants sont des mécréants. Elle devient ensuite demeure d’Islam quand ses habitants deviennent musulmans. » – « Le fait qu’une terre soit demeure de mécréance ou demeure d’Is­lam ou de foi, demeure de paix ou de guerre, demeure d’obéissance ou de désobéissance, demeure des croyants ou des pervers, ce sont des qualifications accidentelles, non pas nécessairement concomi­tantes (lâzim). Une terre passe donc d’une qualification à une autre comme l’homme, en son âme, passe de la mécréance à la foi et au savoir ; et vice versa. » – « Le fait qu’une terre soit demeure de mécréance, demeure de foi ou demeure de pervers n’est pas un attri­but qui en serait un concomitant nécessaire. C’est, bien plutôt, un attribut accidentel, fonction de ses habi­tants. Toute terre dont les habitants sont les croyants, qui craignent Dieu, est, à ce moment-là, demeure des Amis de Dieu. Toute terre dont les habitants sont les mécréants est, à ce moment-là, demeure de mécréance. Toute terre dont les habitants sont les pervers est, à ce moment-là, demeure de perversion. Si d’autres que ceux que nous avons mentionnés habitent une terre et qu’elle se trans­forme de par le fait d’autres gens, elle est leur demeure. Ainsi en va-t-il pour la mosquée : lorsqu’elle est trans­formée en taverne ou devient une demeure de perversion, une demeure d’injustice ou une église dans laquelle des associés sont donnés à Dieu, son statut est fonction de ses occupants. Ainsi en va-t-il aussi pour la demeure du vin, de la perversion, etc. : quand on en fait une mosquée dans laquelle le Dieu Majestueux et Puissant est adoré, son statut est fonction de cela. Ainsi encore l’homme vertueux devient-il un pervers, le mécréant devient-il un croyant ou le croyant devient-il un mécréant, etc. : le sta­tut de chacun est fonction du passage de ses états (hâl) d’un état à un autre. »



Pour ce qui est d’un jihâdisme inconditionnel, autant le Shaykh de l’Islam voit « une œuvre bonne » dans « l’effort sur le chemin de Dieu », autant il est prudent, pondéré et pragmatique, sinon utilitariste, dans sa mise en œuvre. Selon lui, le jihâd armé doit en fait être compris dans la perspective d’un continuum dont les autres dimensions qui le définissent ont pour nom le repentir (tawba), l’hégire d’abandon (hijra tark) du péché et des pécheurs ou celle consistant à infliger une peine (hijra ta‘zîr), la commanderie du convenable et la prohibition du répréhensible, par le cœur, par la langue ou par la main. De surcroît, une juste appréciation des intérêts ou des désavantages de l’action envisagée s’impose en toute circonstance. « Tantôt aussi fuir (hijra) relève de l’espèce du jihâd, de la commanderie du convenable et de la prohibition du répréhensible, de la mise en œuvre des sanctions, et consiste à châtier celui qui transgresse et est injuste. Châtier l’injuste et lui infliger une peine ont comme condition d’être capable de le faire. Voilà pourquoi, s’agissant des deux espèces de fuite (hijra), le jugement de la Loi fait une différence entre celui qui est capable de faire quelque chose et celui qui ne l’est pas, de même qu’entre le nombre réduit d’individus de l’espèce de l’injuste innovateur et leur abondance, entre sa puissance et sa faiblesse. Semblablement le jugement de la Loi fait-il de telles différences à propos du reste des espèces d’injustice – la mécréance, la perversion, la désobéis­sance. Tout ce que Dieu a interdit est de l’injustice, soit s’agissant d’un droit de Dieu seulement, soit s’agissant d’un droit de Ses serviteurs, soit des deux. Ce qu’Il a commandé comme fuite par abandon et renoncement, ainsi que comme fuite à titre de châtiment et de peine, n’est cependant à mettre à exécution que lorsqu’il n’y a pas là, pour la religion, d’intérêt qui aurait la prépondérance sur son exécution. Sinon, quand il y a dans l’acte mauvais une bonté prépondérante, il n’est pas un acte mauvais. Et quand il y a dans le châtiment, par rapport au crime, une source de corruption prépondérante, châtier n’est pas quelque chose de bon mais, bien plutôt, de mauvais. S’il y a équivalence, ce n’est quelque chose ni de bon, ni de mauvais. » Nécessité, donc, de toujours peser le pour et le contre, et de se prononcer pour le moindre mal. Tout le contraire, en somme, d’un aventurisme et d’une témérité aveugles ! « C’est pour cela, » remarque le théologien, « que les positions adoptées par le Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – furent de diverses espèces, qu’il s’agisse pour lui d’ordonner et de prohiber, de mener le jihâd et de gracier, d’exécuter des sanctions, d’être dur et de faire miséricorde. »



Il est vrai que, dans les fetwas anti-mongols que ses détracteurs lui reprochent constamment, Ibn Taymiyya, pour mieux appeler au jihâd contre les Tatars, alla jusqu’à traiter de faux musulmans les îlkhâns nouvellement convertis à l’Islam, sous le prétexte qu’ils s’abstenaient de statuer « selon ce que statuent le Livre et la Tradition ». Les circonstances suffisent à comprendre un tel radicalisme, qu’on dirait aujourd’hui de bonne guerre. Datant à peu près certaine­ment des années 709/1310-712/1313, le principal fetwa anti-mongol du Shaykh de l’Islam fut en effet un texte de mobilisation populaire contre un envahisseur étranger, non arabe, ces Tatars dont d’une part la dange­rosité était confirmée et bien connue de lui, qui en avait fait l’expérience dès son enfance, et dont d’autre part l’apparte­nance à l’Islam était pour lui d’au­tant plus suspecte que, non seulement, elle était relative­ment récente mais que le successeur de l’îlkhân Ghâzân, Öljâytû (r. 703/1304-717/1317), était alors devenu un shî‘ite militant[13]. Dans d’autres contextes, Ibn Taymiyya n’hésita pas à parler tout autrement des Mongols. Il autorise par exemple de commercer avec eux, dans les limites de ce qu’autorise la Sharî‘a[14]. Il y a même un texte dans lequel, pensant sans doute à l’ivrognerie bien connue de Ghâzân ou d’Öljâytû, c’est passer l’éponge qu’il recommande, non point la guerre : « S’abstenir de prohiber les actions mauvaises, ce sera comme s’abstenir de réprimer le mal par la main ou par les armes lorsqu’il y aurait là un facteur de corruption qui aurait la prépondérance sur le caractère corrupteur de ce qu’on réprimerait. Quand prohiber a comme concomitant nécessaire, dans une affaire précise, l’abandon de quelque chose dont le caractère convenable (ma‘rûf) est prépondé­rant, cela équivaut à avoir comme concomitant nécessaire l’accom­plissement de quelque chose dont le caractère répréhensible (munkar) est prépondérant. Ainsi en va-t-il de quelqu’un qui se convertit à l’Is­lam à la condition de ne prier que deux prières, comme on le raconte de quelqu’un qui se convertit à l’Islam à l’époque du Pro­phète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! Ou bien un des rois ayant reçu son pouvoir de Dieu se convertit à l’Islam alors même qu’il boit du vin ou fait certaines choses frappées d’un interdit. Si cela lui était pro­hibé, il apostasierait l’Islam. »



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[12]. Tous les textes d’Ibn Taymiyya cités sans références peuvent être retrouvés dans mes deux derniers livres : Ibn Taymiyya, Mardin : Hégire, fuite du péché et « demeure de l’Islam ». Textes traduits de l’arabe, annotés et présentés en rela­tion à cer­tains textes modernes. Préface de J. Pisca­tori, Bey­routh - Paris, Albouraq, « Fetwas d’Ibn Tay­miyya, 4 », 1425/2004 ; et Ibn Taymiyya, Mécréance et pardon. Textes traduits de l’arabe, introduits et annotés, Bey­routh - Paris, Albouraq, « Écrits spirituels d’Ibn Tay­miyya, 2 », 1426/2005 (sous presse).

[13]. Sur la datation de ce fetwa, la nature suspecte de l’Islam mon­gol pour Ibn Taymiyya et la conversion d’Öljâytû au Shî‘isme, voir les textes taymiyyens traduits dans mes Textes spirituels d’Ibn Taymiyya. XI-XIII : Mongols et Mamlûks : l’état du monde musulman vers 709/1310, in Le Musulman, 24-26, Paris, A.E.I.F., 1994-1995 ; en particulier Textes XI, p. 27 ; Textes XII, p. 30, n. 36.

[14]. Voir Y. Michot, Mardin, p. 66-67, n. 2.